mercredi 30 mars 2016

Tounès Thabet, ou la Fée tisserande d'espérance



Je sais les nuits tourmentées
les brumes du regard
et les incantations muettes
La main qui erre
en quête d'un port
le cœur qui frissonne
en quête d'un rivage
Je sais la splendeur de l'aurore
Quand l'âme atteint les sables désirés
et que la main touche l'or du ciel
             Tounès Thabet 

La poésie tunisienne d'expression française vient de s'enrichir d'un nouveau-né. Dont l'heureuse validé, à mon sens sultane dans son genre, lui a donné un nom joliment tourné. A charnières, dirait-on, sang oblige ! mais d'un panache heureux, les poèmes qu'il résume de la sorte et annonce étant chants « de haute aube ». Et je dirais même sélan ambrosien que seule une fervente main d'achouga peut ainsi composer. C'est comme chant et sélan d'amour que j'ai lu J'ai tissé l'espérance d'épines et de fils de soie. Et c'est ainsi que je voudrais le présenter ici à mes amis.

Tunisianité géminée

Tounès Thabet tire son prénom du pays auquel elle appartient1. A ce titre, on peut dire à bon droit qu'elle est deux fois tunisienne. De par sa nationalité d'abord, comme le commun de ses compatriotes. Mais aussi de par le dérivé toponymique dont elle s'appelle, qui décline la racine du gentilé, géminée au prénom de la femme. Et ce prénom est tellement peu partagé entre les Tunisiennes qu'il semblerait échu en exclusivité à Tounès Thabet.

Toponyme, prénom féminin et gentilé implicite, Tounès peut se lire aussi comme un hymne d'amour et de résistance. Contre toute apparence, les deux petites syllabes qui composent ce grand nom, à elles seules constitueraient un poème.

 Attestation d'amour kéfois2

Dans un contexte historique où la Tunisie se battait encore pour son indépendance, appeler sa fille Tounès c'était une manière de se déclarer achoug, terme qu'il faut lire ici au sens étymologique comme au sens artistique. Achoug d'un pays dont l'enracinement et la civilisation, multimillénaires, ne peuvent se perdre ni jamais  tomber en « déshérence ». Quels que soient les coups durs pouvant marquer son histoire. Quelle que soit l'adversité inscrite dans son mektoub.

On ne s'étonnera pas dès lors que l'attestation d'amour autrefois inscrite sous ce prénom aux riches résonances symboliques et poétiques, contamine avec le temps sa dépositaire. De son vivant Mahmoud Darwich posait et reposait l’obsessionnelle question rhétorique : comment guérir de notre amour pour la Tunisie ? Avec toute la vénération que nous vouons à l'incomparable achoug palestinien, la Tunisienne fée tisserande de l'espérance3 peut à ce propos renchérir, en toute légitimité, et surenchérir. Comment Tounès guérirait-elle de son amour pour Tounès ?

C'est cette achouga-là que j'ai aimée surtout en Tounès Thabet. Et quiconque se procurera son texte, quiconque ne se privera pas de musarder à travers le dit et le non dit de ses écrits, quiconque y taillera en pleine étoffe, ne pourra qu'aimer ce sélan ambrosien aux fragrances de soie.

Le recueil en deux mots

Le titre antithétique rappelle une réflexion judicieuse de Antoine Albalat: « l'antithèse, écrit-il, ne doit pas être considérée comme un simple et occasionnel artifice de pensée. C'est un procédé d'écrire, une façon d'enfanter, de dédoubler et d'exploiter des idées, procédé qui s'applique à tout le style abstrait, et par lequel on peut traiter n'importe quel sujet, mettre en relief n'importe quelle suite de phrases»4.

J'ai tissé l'espérance d'épines et de fils de soie: une phrase récamée, les tout premiers points de tissage, placée sous le double signe d'une consonne serpentine (harmonie imitative qui suggère le mouvement de l'aiguille autant que les fils et les doigts qui voltigent) et d'une métaphore filée. Ce titre est, en fait, la mise en exergue d'un vers aux vertus apéritives. Il est tiré de Serment singulier, l'un des 39 poèmes composant l’œuvre. L'on conviendra que le nouveau-né, avec ces 39 poèmes et 40 pages, n'est pas un poupard.5 Mais il va de soi que ce n'est ni à son volume ni à son prix qu'un recueil de poésie, ou toute œuvre littéraire du reste, s'évalue. L'écrit de Tounès Thabet s'appréhende en partie à travers cette antithèse6, antinomie dialectique qui oppose et allie les épines et la soie. Mais ce n'est qu'une entrée parmi d'autres, les paires dialectiques résultant d'alliages, plus complexes, d'ordre linguistique et culturel, n'en sont pas les moindres.

C'est de tel amalgame (mot à lire au sens originel7), unissant diverses paires de gamètes, que l'alchimiste du verbe a tiré son grand œuvre, son élixir philosophal. Douceurs infinies et morsures jalonnent de bout en bout le texte. Les mots y sont tantôt moelleux, savoureux comme un vin de derrière les fagots, tantôt aigres, plus amers que l'absinthe. Mais ce qui subsiste de chaque vers lu, à mon avis, de chaque verre bu, c'est le plaisir esthétique. A la mesure de l'avant-gout que donne la première de couverture.

La militante

"J'ai tatoué le mot liberté sur mes lèvres", clame la poétesse. Cette inconditionnelle de la liberté sœur de dignité dans les dictionnaire de tous les peuples, et mot davantage tonique dans la bouche de la femme, est aussi une militante. A ce tatouage en relief et par incisions visible sur la chair bleue de ses mots, le lecteur devine la plume de combat. Mais, à moins de connaitre la militante de gauche, pas assez la véritable étoffe de l'achouga. Perspectiviste invétérée, compagne de feu Fateh Thabet qui ne nous a pas quittés, par le passé comme de nos jours Tounès est de toute mobilisation citoyenne. Dès que Liberté, Droit, Justice, entre autres valeurs universelles, sollicitent son soutien, ils la voient aussitôt au cœur de la mêlée. Et s'il faut payer le tribut du combat, le kharâj imposable aux achougs, elle s'en acquitte avec un stoïcisme digne d'Epictète8. Jugez-en vous-même, cher lecteur !

J'ai posé ma main
là où ils avaient planté des clous
torturé la chair rebelle
J'ai caressé les fêlures
les cicatrices fermées
Suivi l'empreinte des mots
jusqu'à la contrée de la genèse


La lune dans un verre

Les Carthaginois vouaient un culte à la lune, incarnation sidérale de leur déesse Tanit. Et dans la bouche de son immortelle Salambô, Flaubert nous rappelle que l'astre tutélaire resplendissant de la nuit a le bras long. C'est de son éclat opalescent que la mer se féconde, de son parfum cohobé par l'éther que le vin bouillonne. Et quand à l'heure éprouvante de l'accouchement, une femme hurle son nom, sans tarder il lui accorde la douce délivrance, le bonheur vagissant de sa validé.
Le verbe de Tounès Thabet, à tel ou tel moment de sa conception, invoque lui aussi la puissance sidérale qui l'innerve et l'allaite. Et la délivrance qui s'ensuit emplit nos verres de ce nectar ambroisien au bouquet si moelleux. Mais combien traître ! 

Buveur de lune et de la quintessence nocturne, rêvant l’enivrement de l’instant et de la fulgurance d’une étoile, les yeux rougis de veille, à l’heure de l’étreinte
Le verbe fiévreux m’inonde de sa vague saline et l’incandescence d’un miracle illumine ténèbres et attente
Nuit éphémère, sans relâche, tu pousses tes portes et écourtes le moment béni
Mais, l’écho des mots ardents se prolonge, note languissante qui se répercute et s’étale
 


Aux revenants d'un âge défunt

Le 14 janvier 2011, un immense espoir est né sur la terre éponyme de la poétesse. C'était tellement beau que le monde entier a salué le peuple tunisien, en tout exemplaire, artisan d'une révolution inédite où pas une seule goutte de sang, dans le camp de Ben Ali et son appareil répressif, n'a coulé. Dans le reste du monde arabe, l'exploit tunisien a produit l'effet d'un séisme. Mais voilà que des révolutionnistes, jusque-là tapis au milieu des rats, dans les cloaques immondes, ont émergé pour tenter de confisquer ce qui ne peut leur appartenir. Ces empêcheurs de tourner en rond, outre les dégâts énormes qu'ils ont causés au delà de nos frontières, nous ont fait perdre le capital de sympathie, si précieux, que les peuples et nations des 5 continents ont souscrit au profit de notre révolution.

A ceux-là le mot de la fin sous la plume de Tounès Thabet:

Ils ne tariront pas nos sources. Ils n’altèreront pas le goût du miel. Ils ne saccageront pas nos palmeraies. Leur aube ne se lèvera pas.
Ils n’effaceront pas les traces de nos pas. NON, les barbares ne passeront pas.


Tounès Thabet sur RTCI





Ahmed Amri
30 mars 2016

Le recueil est disponible aux librairies "Au gai Savoir" et " Claire Fontaine" (Tunis) ainsi qu'à la Foire du Livre, stand Perspectives - Amel Tounsi, numéro 108

==== Notes ====
1- Il faut remarquer que la Tunisie, de l'ère carthaginoise jusqu'à 1574, s'appelait Ifriqia, en latin Africa. Tunis serait un toponyme aussi vieux mais désignait seulement la ville qui le porte encore, l'actuelle capitale du pays. Bien que Ifriqia fût transmis au continent, et ce depuis la diffusion en Europe de la géographie de Léon l'Africain, le vieux toponyme national n'est pas encore tout à fait périmé dans le repérage géographique de certains Tunisiens. Beaucoup de sudistes désignent encore la partie fertile du nord par ce nom, et les transhumances (en saisons de pluie) vers l'Ifriqia étaient encore courantes dans la 2e moitié du XXe siècle. Quand l'Ifriqia fut annexée par l'empire ottoman, en 1574, elle a pris le nom de Iyala de Tounès (Régence tunisienne). Depuis le pays partage avec sa capitale le vieux toponyme Tounès/Tunis. Il faut remarquer aussi que la paire toponymique différentielle Tunis-Tunisie n'existe qu'en français, de même que pour les gentilés Tunisois et Tunisien. En arabe, Tounès désigne le pays et la capitale. Pour marquer la différence quand le contexte rend cela nécessaire, on dit Tounès al-assima: Tounès capitale. Et pour dire Tunisien ou Tunisois, on se sert aussi d'un gentilé commun, en l'occurrence Tounsi.

Sur l'étymologie de Tounès, quoique les historiens soient divisés là-dessus, l'opinion la plus répandue semble corroborer la thèse d'Ibn Khaldoun (voir
Étymons des pays arabes : article en arabe). Le nom Tounès, écrit-il, est "dérivé d'une épithète donnée par ses habitants et ses visiteurs à la cité, et ce en vertu de la réputation qu'elle a acquise: hospitalière et habitée par des gens accueillants et généreux." Tounès serait, donc, la forme adoucie de Touônes تؤنس, dont l'étymon est le même que Ons, Inès, Anis, signifiant: "de compagnie agréable, ou rassurante, douce".

2- Gentilé des habitants du Kef, ville natale de Tounès Thabet .


3- J'emprunte cette expression à un ami facebookois de Tounès Thabet, qui écrit:







 


4- La formation du style par l'assimilation des auteurs, Antoine Albalat (Paris, A. Colin, 1910), p.102


5- Auto-édité, plus un recueil est volumineux, plus il est onéreux. Et je voudrais inciter tous les amis de Tounès Thabet à décliner autant que possible le cadeau offert. Ceux qui habitent Tunis et sa banlieue peuvent acquérir le recueil à la Foire du Livre ou en librairie (les coordonnées sont indiquées sur ma chaine youtube, en bas de la vidéo insérée ci-haut et dans le texte défilant sur cette page). C'est le meilleur moyen d'inciter l'auteure à nous faire, la prochaine fois, un vrai poupard de poésie !

6- L'antithèse est un trait universel de l'écriture, voire du discours humain. De la symbolique couronne d'épines, très chrétienne, aux divers titres littéraires oxymériques (Le Rouge et le Noir (Stendhal), Attout Al-mour [Les mûres amères] ( Mohamed Laroussi Métoui), Les Fleurs du Mal (Baudelaire), la P...respectueuse (Sartre), le Bourgeois gentilhomme (Molière)...), en passant par le savoir-dire enseigné dans nos écoles (la règle de nuance et l'incontournable plan dialectique), il semblerait que rien ne puisse se dire en dehors de l'antithèse. D'après l'écrivain et critique français que je viens de citer, "l'antithèse est la clef, l'explication, la raison génératrice de la moitié de la littérature française." Ibid.

7- Amalgame, de l'arabe الجماع [al-jimaâ], qui signifie « union, mariage, union charnelle », dérive de la racine جمع jamaâ « unir, marier». A ce propos, n'en déplaise à la «mythémologie» et ses autorités savantes, la racine dite grecque  γάμος, gámos (game) et ses dérivés (une trentaine de mots au moins) sont tirés du même étymon arabe qui a donné amalgame.  

8- Esclave d'Epaphrodite et élève du philosophe stoïcien Musonius Rufus, Épictète était d'un courage à toute épreuve. Souffrant depuis sa prime jeunesse d'une déformation dans la jambe qui le rendait boiteux, un jour que son maître jouait avec lui à la manière des Hmayda tunisiens (entendez avec brutalité), Epictète lui a dit à maintes reprises:" tu vas la casser, cette jambe". Et effectivement, le malotru maître la lui a cassée! Devinez ce que le pauvre Épictète a alors pu dire au disciple des plaisantins Hmayda: "ne t'avais-je pas dit que tu la casserais ? " D'après Manuel d'Epictète, traduit par Jean-Pierre Camus (Paris, 1796)

Une belle citation d'Epictète:
« Tu es citoyen du monde et partie de ce monde, non pas une des parties subordonnées, mais une des parties dominantes, car tu es capable de comprendre le gouvernement divin et de réfléchir à ses conséquences » (Entretiens. Livre 2. Chapitre 10), cité in Les stoïciens Par Gilbert Romeyer-Dherbey, Jean-Baptiste Gourinat (Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 2005), p.314




     

jeudi 24 mars 2016

Mythémologie: hanche et racines arabes à la pelle - 1



" L'art étymologique est celui de débrouiller ce qui déguise les mots, de les dépouiller de ce qui, pour ainsi dire, leur est étranger, et par ce moyen les amener à la simplicité qu'ils ont tous dans l'origine." Étienne Maurice Falconet1


 A la source de hanche
     
Aux origines, hanche était ancha. L'h paraissant avec le temps non fonctionnel, l'usage s'en est passé. Et depuis son passage du latin aux langues vernaculaires, à l'exception de quelques cas où l'h résiste encore2, le mot s'est orthographié anca.

Sur ce point, les références d'autorité en matière de philologie et de lexicographie, aussi bien du latin que du français et des autres langues romanes, ne divergent pas. Il n'est que d'interroger les Du Cange, Ménage, Diez, Littré, pour s'en assurer. Les dictionnaires français de médecine utilisaient encore ce mot au 18e. Et les sources latines antérieures, du Moyen-Age à la Renaissance, corroborent la forme originelle du mot. Du fameux Liber Pantegni, datant de 1070, aux inédits de la Schola Salernitana
3, parus en 1852, en passant par Frédéric de Hohenstaufen et son traité de fauconnerie4 paru entre 1244 et 1250, et les divers traités et compilations de médecine dans les différents pays d'Europe5, c'est cette même forme médiévale du mot que l'on trouve à chaque fois. Et que l'on retrouve encore de nos jours, phonétiquement inchangée (malgré la disparition de l'h que Littré juge épenthétique)6, dans les langues italienne, espagnole et portugaise.

Les sources citées ne divergent pas non plus sur le sens le plus commun du mot depuis sa première attestation en latin: tout os articulé, et en particulier l'os coxal, appelé aussi os iliaque.

Mais d'où vient au juste anca ? Est-il d'origine tudesque comme le veut la thèse, d'abord initiée par les Français dès le 18e, puis, un siècle plus tard, recevant de Diez la bénédiction papale ? Est-il issu de l'ancien haut-allemand hanka comme nous le rappelle, appuyé sur l'autorité de la chose jugée, le TLF ? Mais pourquoi prétendre, alors que la vérité est tout autre, que le mot allemand « s'est substitué au latin coxa» ? A quoi bon affubler d'un tel détail postiche l'historique du mot ? Et s'il parait judicieux que le TLF rappelle un hance du vieux français, pourquoi omettre le ancha latin qui le précède d'un siècle ? 

Ces questions sont d'autant plus légitimes, nous semble-t-il, que la langue de Gothe, ou la putative mère tudesque de hanche, ne peut exciper d'aucun antécédent anatomique transmis aux langues romanes. Dans les quelque 150 mots français reconnus comme emprunts à l'allemand7, il n’existe pas un seul qui se rattache à l'anatomie. Et ni la nomenclature exclusivement médicale des langues romanes réunies, ni le répertoire anatomique large spécifique à chacune de ces langues ne comportent un seul antécédent de cet ordre8.

Loin de nous l'idée qu'en raison de cet hapax en la matière, à supposer que c'en soit un, l'allemand ne puisse prétendre naturellement à l'étymologie du mot qui nous intéresse. Mais pourquoi accorder à l'allemand, et sur un dossier vide, ce qui, sur un dossier solide, devait revenir de longue date à l'arabe ? Quand on compare les emprunts romans globaux respectifs à ces deux langues, quand on prend en considération ce que l'arabe a autrefois donné comme vocabulaire scientifique, y compris à l'allemand, quand on sait que des vestiges de ce vocabulaire, ayant trait à l'anatomie, ont survécu dans le fond commun non seulement des langues romanes, mais aussi des familles celtique et germanique, quand enfin on sait, et on le sait depuis 1070, que anca est un mot arabe, l'attribution de hanche à l'allemand ne peut procéder, à notre sens, que d'un art mythémologique.
9

Anca, de أنقاء [anqa] (avec un a long), est attesté dans pas moins de 99 pages et 44 références arabes classiques, et ce parmi seulement les ouvrages que nous avons pu consulter, numérisés sur le site Al-Warraq الوراق. Parmi ces références, on peut citer pêle-mêle Ibn Sidah (1007-1066), auteur d'un glossaire anatomique, Al-Asmaï (740-828), auteur d'un ouvrage sur l'anatomie, Al-Jahiz (776-867), auteur du Livre des Animaux. Sans compter Lissan al-Arab, al-Mouhit, Tej-al-Arous, le top des références lexicographiques arabes10.    

Comme tout lecteur averti le sait, des milliers de mots romans viennent de l'arabe. Parmi ces emprunts lexicaux, la quantité reconnue, considérable, n'est en fait qu'une infime part à côté du substrat réel non reconnu encore. Abstraction faite du nombre indéterminé d'arabismes indument attribués à des fausses mères indo-européennes, c'est de la langue arabe et des trésors de la civilisation véhiculés par cette langue que les idiomes romans avaient tiré, par le passé, plus de 150 mots anatomiques. Et presque autant, si ce n'est plus, chimiques. Sans compter les longues listes de mots en rapport avec la marine, le vestimentaire, la botanique, la cuisine, etc.

Le français hanche, l'italien, espagnol et portugais anca, le provençal ainche, ainsi que l'allemand et le néerlandais henke sont en fait tirés du anqa arabe. De même que les dérivés celtiques du mot. Et l'objet du présent article est de rendre à la mère légitime ce que la mythémologie savante tente de lui usurper.

Le passeur de mots africain

C'est dans la deuxième moitié du 11e siècle que le mot ancha fut introduit en latin. Et c'est à la faveur du fameux Liber Pantegni, patchwork d’œuvres de médecine arabes, que Constantin l'Africain a compilé. La datation exacte de cet ouvrage varie d'une source à l'autre. Entre 1060 et 1070 selon Jean-Frédéric Lamp11, pas avant 1078 selon Thomas Ricklin12, vers 1070 selon Charles Singer13. Et si, dans la suite du présent article, certaines datations seront établies à partir de ce dernier repère, c'est que l'estimation de l'historien britannique qui coupe la pomme en deux nous parait la plus plausible. Mais au delà de la fluctuation relative à ce point historique, ce qui est sûr et certain, c'est que le mot ancha est venu d'outre-Méditerranée vers l'Europe, dans la tête et la valise de Constantin l'Africain, médecin arabe originaire de  l'Ifriqia.

De l'avis des historiens de tout bord, cet
énigmatique14 Tunisien qui a traversé la mer vers l'Italie au milieu du 11e siècle a rendu des services inestimables15 à la renaissance des sciences en Europe16. Grâce au transfert culturel dont il fut le principal acteur, non seulement l'école de médecine de Salerne a pu rayonner pour des siècles sur toute l'Europe, mais cette Europe elle-même s'est réveillée de sa longue hibernation15 pour tirer profit des sciences arabes, à un moment où celles-ci étaient à leur apogée.

Quand il a débarqué vers 1065 sur la côte italienne de Salerne,  Constantin l'Africain était chargé d'un grand nombre de manuscrits arabes, pour la plupart médicaux et scientifiques.
Il semble qu'au cours de cette traversée, une tempête a condamné au péril quelques uns de ces livres17. Soit tombés à la mer sous l'assaut des houles, soit jetés avec d'autres bagages18, fardage dont il fallait se débarrasser, de gré ou de force, pour alléger l'embarcation et éviter le pire19. Quoiqu'il en soit, quand, cinq ans plus tard, Constantin l'Africain a fini de compiler le fameux Liber Pantegni, c'est à sa propre plume comme auteur, et pas traducteur, qu'il a attribué cette grande œuvre scientifique, le texte fondateur de la Schola Medica Salernitana. Le pot aux roses ne fut découvert que quarante ans plus tard, à la faveur de la traduction intégrale, en 1127, de Kitab al-Maliki (Livre de l'art médical), manuel de médecine et de psychologie écrit par Ali ibn Abbas al-Majusi, et traduit par Stéphane d'Antioche. On s'est aperçu alors que Kitab al-Maliki, de près d'un siècle antérieur au Pantegni, comportait de nombreux chapitres similaires à ceux du dernier. D'autres livres médicaux arabes révèleront, au fur et à mesure de leur traduction en latin, que le plagiat par le même Constantin ne les avait pas épargnés. Tel est le cas pour le Viatique du Kairouanais Ibn al-Jazzâr, le Liber de oculis de Hunayn ibn Ishâq, Kitâb al-mâlikhûliya (Livre de la Mélancolie) de Ishâq Ibn Umrân. Les seules différences notables constatées entre les textes originaux et ceux attribués à Constantin portent soit sur ce qui a dû se faire reconstituer de tête, concernant les volumes perdus au cours de la traversée, soit sur des indices de référencement. Constantin l'Africain, apparemment sur l’instigation de l'abbé Desiderius (le futur Pape Victor III), a tout fait pour cacher ses sources. Il n'a cité aucune référence arabe et fait de son mieux pour helléniser le Pantegni, y compris dans son titre, référence évidente à Galien et son Tegni20.

Malgré ce qui a pu être ainsi désarabisé au niveau de l'apparat savant du livre, le Pantegni a permis à de nombreux mots arabes, dont ancha, de s'introduire en latin. Les uns ont été assimilés par simple calque, d'autres ont été translittérés. Et c'est au niveau de la seconde catégorie que certains mots ont pu acquérir une étoffe soit hellène soit latine21. Nous aurons à en donner quelques uns dans la partie qui clora cet article.


Anqa dans l'athanor du Mont Cassin

 
Ainsi peut-on comprendre ce qui a pu guider
, aux 17e et 18e siècles, les premiers tâtonnements des lexicographes français, entre autres, qui cherchaient l'origine étymologique de hanche. "Du latin inusité anca", écrit Gilles Ménage en 1650, mot "qui est encore en usage parmi les Espagnols, et qui a été fait du grec άγχή"22. Dans la nouvelle édition de cette même référence, parue en 169423, on remarque que l'expression  "latin inusité" a été remplacée par "latin-barbare". Mais l'auteur continue de défendre son étymon grec: άγχή (courbure, coude)24. Pourquoi l'origine hellène en imposait-elle à Ménage ?

Parce que le mot arabe a été translittéré de telle sorte qu'il suggère de prime abord l'origine grecque. Le qaf [ق] de anqa [أنقاء ] n'a pas d'équivalent en latin. Le translittérer par un simple q, à supposer que le latin puisse tolérer cette orthographe (ce sur quoi nous ne sommes pas en mesure de nous prononcer) c'est accentuer ce qu'on aurait voulu dissimuler, son caractère barbare. Que faire alors? Assimiler plutôt que dissimuler, promouvoir le barbarismus, en lui donnant une apparence hellène. Mais comme l'alphabet latin n'a pas non plus d'équivalent à la lettre grecque χ (Khi), c'est par le digramme ch que l'anqa arabe est devenu le supposé ancha grec, puis le anca attribué par Ménage au latin inusité. Par ailleurs, quand Paul Guérin, en 1884, dérive le mot apparenté à hanche, en l'occurrence anche, d'un autre mot grec: "anchô, je rétrécis"25, c'est toujours en fonction de la même loi basée sur le digramme ch. Et à ce niveau précis encore, on peut comprendre ce qui a fait dire à Littré, dans les diverses éditions de Dictionnaire de la langue française (1863-1872), 2e édition revue et augmentée (1873-1877), que l'h est épenthétique.

                                          
                      Pages  1 2 3 4 5 6




A. Amri
06.03.2016



==== Notes ====

1- Cité in Dictionnaire étymologique de la langue française, Volume 1, Par Jean-Baptiste-Bonaventure de Roquefort,  Paris 1820, p.13

2- On note le français hanche, le provençal ainche, le morvan inche, l'anglais haunch. Le patois lyonnais semble avoir conservé le h dans biganchi (tordu de la hanche), entre autres mots.

3- Collectio Salernitana : ossia documenti inediti, e trattati di medicina appartenenti alla scuola medica Salernitana, Salvatore De Renzi (Napoli, 1854); p. 320

4-Frédéric II (1194-1250) Reliqua librorum Friderici II (Ed° Leipzig, 1789); p.25

5 - Dont les quelques titres ci-dessous, choisis pour représenter une diversité d'origine territoriale (Italie, France, Grande-Bretagne) mais aussi des auteurs à qui l'histoire de la médecine européenne  reconnait un certain rang distingué:

- Anatomia du médecin anglais Ricardi Anglici (Ricardus Anglicus ou  Ricardo Salernitano, 1180-1252); p.40 & 43
- Bibliotheca mundi. Vincentii Burgundi de Vincent De Beauvais (1190-1264); p.2003
- Chirurgica (1275) de Guillaume de Salicet, ou Guglielmo da Saliceto (1210-1277); p. 202, 309, 381, 421, 438, 465, 468, 473, 475.
- Anathomia (1315) de Mondino dei Luzzi (1270-1326); ; voir Anatomia Mundini, carta 67r et la page qui la précède: illustrazione.
- Practica D. magistri Ioannis matthei de gradi: duas partes complectens de Giovanni Matteo Ferrari da Grado (1436 – 1472); ( voir seconda partie, carta 371v, chapitre Sciatica)
- De humani corporis fabrica libri septem de André Vésale (1514-1564) 

Schola salernitana par Johannes Mediolanus, Zacharias Sylvius (Rotterdam, 1667); p.419
- Opera omnia anatomica et physiologica (Leipzig, 1687), par Girolamo Fabrizi d'Acquapendente (1533-1619); p.339

6- Nous verrons, le moment venu, que l'h n'est pas épenthétique: comme pour diachronique, synchronique et tous les mots ayant conservé le digramme ch (alors que ce digramme n'est pas fonctionnel, phonétiquement parlant) l'h permet d'indiquer l'origine grecque du mot. Cette utilité étymologique, Littré ne pouvait la soupçonner dans le contexte qui sera éclairé ici en son temps.
 
7- Chiffre établi d'après la liste publiée sur Wikipédia.


8- Selon Wikipédia, on répertorie, au total, 63 emprunts allemands répartis comme suit: 36 dans l'italien, 17 dans l'espagnol, 10 dans le portugais. Ces emprunts ne comportent pas un seul étymon anatomique allemand.

9- Inutile de chercher dans les dictionnaires le sens de ce mot ! Il sera amplement éclairé, si besoin est, à travers les multiples pages de ce travail. Et nous promettons de le réemployer dans une série d'articles à venir, dans une bataille juste qui n'a d'autre fin que de contrer les aberrations étymologiques, pour servir aussi bien le français que l'arabe. 


10- Pour voir en détail ces occurrences, il suffit de copier le mot الأنقاء et de le coller dans la fenêtre البحث [Recherche] du site.

11- Tables synchronistiques de l'histoire ancienne et moderne (Paris, 1825)

12- Der Traum der Philosophie im 12. Jahrhundert. Traumtheorien zwischen Constantinus Africanus und Aristoteles (Leiden, 1998); p.35

13- A Prelude to Modern Science (University Press Cambridge, 1946) p. 35 

14- Voir sur ce blog notre article au sujet de ce personnage, dont la première partie est sur ce lien: Constantin l'Africain: un fugitif ou un captif de bonne guerre?  

15- -Pour Pierre Diacre à qui on doit la première biographique au sujet de Constantin l'Africain, celui-ci est "le nouvel Hippocrate et maître de l'Orient et de l'Occident." (Chronic. Casin., III, 35, Mon. Germ.  Hist., VII, 728); cité par Louis Figuier, Vies des savants illustres du Moyen Âge (Paris, 1867); p. 104

- Lucien Leclerc lui attribue "l’honneur d'avoir provoqué en Europe un commencement de renaissance médicale", et juge que l'homme "à ce titre occupera toujours une place importante dans l'histoire de la médecine du moyen âge" (Histoire de la médecine arabe , Paris, 1876)

- Pour Joseph-François Malgaigne (1806-1865), Constantin fut "l'auteur de la réforme , et en quelque sorte le restaurateur des sciences médicales en Occident." Et l'auteur souligne que l’œuvre de Constantin "fut à peu de frais". (Introduction des Œuvres complètes d'Ambroise Paré, Paris 184)

-  Maxime Fourcheux de Montrond (1805-1879) écrit à son sujet: "Son nom brille à l'un des premiers rangs parmi ces pieux enfants du cloître, qui du fond de leur solitude enrichirent le monde des fruits patients de leurs veilles, et pour lesquels notre reconnaissance sera toujours inférieure à leurs bienfaits." (Les Médecins les plus célèbres, Lille, 1852); p.37 


 16- En réalité, la découverte des sciences arabes fut initiée bien avant le Xe siècle: au 9e, Jean Scot Érigène qui était déjà nourri des lectures de Saint-Augustin, de Martianus Capella et d'Origène (les 2 premiers Ifriqiens, le 3è Egyptien) maîtrisait l'arabe et l'hébreu, ce qui a dû lui être très utile pour traduire et commenter l’œuvre du syriaque Pseudo-Denys l'Aréopagite.
Au 10e siècle, Gerbert d'Aurillac, ou le pape Sylvestre (945-1003), lui aussi arabisant, fut le premier à introduire les chiffres arabes en Occident chrétien, comme en témoigne le «Codex Vigilianus » de 976.  Ce même pape se serait procuré en 984 un livre d'astrologie arabe traduit en latin, lui ayant permis de découvrir, entre autres, l'astrolabe.
Il va sans dire que cette période n'a pas connu une large diffusion des ouvrages scientifiques arabes, mais un certain nombre de traductions, faites en Sicile ou en Espagne, commençaient à circuler à travers les abbayes, les cantons et les pays européens. Dans le
tome 57, fasc. 2 (1979) de la Revue belge de philologie et d'histoire, on lit à ce propos que "dès avant l'an mil, quelques intellectuels lorrains ont été en contact avec la culture arabe."

17- C'est ce que nous apprend Matthaeus Ferrarius, auteur, et probablement médecin, salernitain, dans un texte datant de 1160:"Alors qu’il se trouvait à proximité de Palinuro, une tempête survint et le bateau prit l’eau, si bien qu’une partie de ces Pantegni, en l’occurrence la partie pratique, fut détruite.";
source: Thomas Ricklin, Le cas Gouguenheim (Traduit de l'allemand par Anne-Laure Vignaux)

18- Le terme bogja بقجة (paquet de linge et d'habits) est dans plusieurs auteurs arabes (voir Al-Warraq), dont les Mille et Une Nuits cité par Luigi Rinaldi qui voit dans le bagaglio italien un dérivé de bogja: Le parole italiane derivate dall' arabo (Napoli, 1906), p. 47


19- Les mots en italique auraient pu débarquer sur la rive nord de la Méditerranée grâce à ce même Constantin. Quoiqu'il en soit, ce ne sont que trois mots de près d'une centaine d'emprunts arabes appartenant au lexique de la marine, que nous aurons à (re)faire découvrir dans un prochain article. 

20- Voir à ce propos Danielle Jacquart La médecine arabe et l'Occident médiéval (Maisonneuve et Larose, 1996)


21- Voir à ce sujet:
- Gotthard Strohmaier Constantin's Pseudo-Classical Terminology and its Survival in Constantine the African and ʻAlī Ibn Al-ʻAbbās Al-Maǧūsī: The Pantegni and related texts (E.J. Brill, Leiden, New York, Köln, 1994)
- Ministère de l'Instruction publique et des Cultes, Archives des missions scientifiques et littéraires, tome 2 (Paris, 1850)
-Joseph Hyrtl, Das arabische und hebräische in der Anatomie (
Vienne, 1879.)
- Constantinus Africanus und Seine Arabischen Quellen (Constantin l'Africain et ses sources arabes), dans les "Archiv" de Rudolf Virchow, vol. xxxvii.
- Adolf Mauritz Fonahn, Arabic and Latin Anatomical Terminology, Chiefly from the Middle Ages (Kristiania: In Commission by Jacob Dybwad, 1922)


22- Les origines de la langue française, Paris, 1650; p.314.

23- Dictionnaire étymologique ou origine de la langue française, Paris, 1694; p. 388

24- C'est le sens donné par Ménage entre autres: voir Auguste Scheler, dans son Dictionnaire d'étymologie française d'après les résultats de la science moderne (Bruxelles, Paris, 1862), article "anche", p.20.

25- Dictionnaire des dictionnaires : lettres, sciences, arts, encyclopédie universelle, 1884-1892; p. 268.




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