Photo Awatif Awa-tif |
En vérité, cette thèse ne tient pas. A Cuba comme à Haïti, on a toujours désigné le tabac par le seul mot «petunc»1, lui-même dérivé du tupi petyma, petyn2. Et d'ailleurs, quand le tabac fut introduit en France, c'est d'abord sous le nom de «pétun» qu'il a été connu. Ce mot fut en usage jusqu'au 17e siècle avant d'être supplanté par «tabac». Et le verbe «pétuner», qui signifie fumer ou priser du tabac, s'est conservé à ce jour dans certaines régions de la France.
Longtemps avant Colomb3, les Arabes employaient le mot «طباق tobàq»4 pour désigner ce que Kazimirski définit comme suit: «espèce d'arbre qui croit dans les montagnes de la Mecque, et qui est employé contre la gale invétérée et autres maladies»5. Dans ce sens précis, tobaq est attesté depuis la littérature préislamique, à travers un vers de T̠ābit b. Ǧābir (alias Ta'abbata Sharran), mort en 5306. Le mot s'est répandu ensuite sous la plume des médecins arabes dans l'empire musulman, pour désigner des plantes desséchées utilisées en fumigations médicales. Avicenne (980-1037) prescrivait le tobaq, notamment à l'arsenic rouge et au bois résineux, pour le traitement de certaines maladies dont l'asthme. Ibn al-Baitar (1197-1248) le recommandait pour le traitement, entre autres, des piqûres de scorpion7.
C'est de cette racine arabe que l'Encyclopédie italienne Treccani tire le mot passé en italien et en espagnol8. A son tour, le Dictionnaire du patrimoine américain de la langue anglaise (The American Heritage Dictionary of the English Language (AHD)) adopte la même étymologie9. Quant à Julia Cresswell, linguiste britannique spécialiste de la philologie médiévale, elle estime possible que le vieux mot arabe ait pu s'introduire en Espagne à travers la culture moresque pour donner tobacco10. Pour l'écrivain et philologue américain Jeff Jeske, "comme alcool, le mot tobacco est probablement dérivé de l'arabe tabaq, racine qui signifie "herbe euphorisante"7. Cette même origine est mentionnée par le chimiste allemand Werner Paulus. Et il n'est pas exclu que la première forme de "tabagisme" chez les Arabes ait pu découler de cet usage médicinal du tabbàq. Même si pour kiffer, les Arabes consommaient surtout le hachich. Et là encore, nous trouvons dans Makrizi maintes indications qui attestent de l'historicité du cannabis et de sa consommation en pays musulmans. Par conséquent, il est plus raisonné de rattacher l'espagnol tabaco et l'italien tabacco à l'arabe tabbàq, plutôt qu'à une présumée racine cubaine ou haïtienne.
Rappelons que les Espagnols n'ont découvert le tabac que vers 1520 en Jucatan11. Alors qu'en Sicile, selon Gustave Gruyer la plante se cultivait et se commercialisait depuis le 13e siècle12.
Outre le mot tabbàq, l'arabe emploie de vieille date le mot tombac , pour désigner le tabac à narguilé, emprunté au persan mais dérivé à son tour du même tabbàq selon toute vraisemblance.
1- Edme-Théodore Bourg souligne à ce propos que "dans les Indes [occidentales], et surtout au Brésil et dans la Floride, les naturels nommaient cette plante petun." ( Dictionnaire de la pénalité dans toutes les parties du monde, Tome 5, Paris, 1828, p.433.
2- «Ce mot, souligne Michel Desfayes, ne peut venir du haïtien tsibat, mot tout à fait inconnu [...] A Haïti le tabac n'était connu que sous le nom indigène de pétun.» Noms dialectaux des végétaux du Valais romand, In: Bulletin de la Murithienne, 2002, no. 120, p. 57-111 (Document téléchargeable au format pdf ici).
3- Le mot est attesté dès le 6e siècle à travers un poème de T̠ābit b. Ǧābir (alias Ta'abbata Sharran), mort en 530. Puis sous la plume de Abu Hanifa (699- 767) cité par, entre autres, Lissan al-Arab, Ibn Sida dans son dictionnaire al-Moukhassas, Ibn al-Baitar (1197-1248) dans le Livre des produits médicinaux et des produits alimentaires simples, Notices et extraits des manuscrits de la Bibliothèque nationale et autres bibliothèques, pages 401 et 402, Institut national de France, 1881.
4- Le mot est translittéré aussi sous ces orthographes: ṭabbāq, ṭubbāq.
5- Oxford Dictionary of Word Origins, Oxford University Press 2002, 2004, 2009, 2010, p.449.
6- Cf. Lisân al-'Arab, article طباق.
7- Article Tabacco dans Treccani en ligne.
8- The American Heritage Dictionary of the English Language (AHD) - Article tobacco.
9- Kitāb al-Ǧāmiʿ li-mufradāt al-adwiya wa-l-aġḏiya (Livre des médicaments et des aliments simples), Volume III, p. 97.
10- Albert Kazimirski de Biberstein, Dictionnaire arabe-français, contenant toutes les racines de la langue arabe, leurs dérivés, tant dans l’idiome vulgaire que dans l’idiome littéral, ainsi que les dialectes d’Alger et de Maroc, Paris : Maisonneuve, 1860, p. 57
11- Jeff Jeske, Storied Words: The Writer's Vocabulary and Its Origins, iUniverse, Inc. New York Lincoln Shaghai, 2004, p.46
12- Werner Paulus, Business in Arabien: Erfolgreiche Geschäfte wie in Tausendundeiner Nacht, Auflage, 2015, p.117
13- Edme-Théodore Bourg, Dictionnaire de la pénalité dans toutes les parties du monde, Tome 5, Paris, 1828, p.433
14- "Au treizième siècle, dit M. Gillaume, l'abbé de Cava gouvernait au-delà de trois cent quarante églises, plus de quatre vingt-dix prieurés et au moins vingt-neuf abbayes"; dans la vallée même de Cava, il possédait des villages "aussi nombreux que les jours de l'année" et une population de vingt mille habitants adonnée à l'agriculture, à l'industrie, au commerce. Sur ce territoire, on fabriquait du papier, des vases d'argile, de la toile, des étoffes de soie, des tapisseries, des brosses, des damas renommés. Le bois et le tabac étaient également l'objet de nombreuses transactions."
Gustave Gruyer, Une abbaye bénédictine aux environs de Salerne : la Sainte-Trinité de Cava, Paris, 1880, p.8
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