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mardi 14 janvier 2020

"Dégage, dégagisme.. et les mystes de la philologie

« Si l’on peut dire qu'avant la renaissance des lettres le français contenait à peine un mot d’origine grecque contre cinq cents mots d’origine latine, il serait juste d’ajouter: et contre presque autant de mots d'origine arabe ; encore ces rares expressions étaient-elles venues plutôt par l’intermédiaire de l’arabe que du latin. » (Louis Amélie Sédillot, Histoire générale des Arabes, T. 2, Paris, 1877, p. 203 )



Le 1er juin 2011, le jury du 7e Festival du mot de La Charité-sur-Loire (France) a choisi comme mot de l'année « Dégage !».

Presque le jour même, les échos se répercutent, pléthore, notamment en Tunisie et en Egypte -comme en témoignent encore quelques vestiges de pages électroniques, sur les antennes (bien) branchées. Et l'on ne manque pas de disputer d'entrain et de ferveur, dans l'un et l'autre pays, et dans le transport commun d'échotiers et leurs écoutiers, pour s'en flatter à qui mieux mieux. Et même s'en adjuger de chaque nationalité le mérite plus ou moins exclusif. En un mot, de ce côté-ci de la Méditerranée la  mémorable distinction charentaise était devenue, du jour au lendemain, une citation des peuples arabes, et de leurs élites dégagistes surtout, à un grand tableau d'honneur français.

Il est vrai qu'en ce 1er juin 2011, ledit festival français, par la voix
Printemps qui cause pas arbi ?
du président de son jury, n'a pas oublié de citer des Arabes. « Cet impératif, expliquait Alain Rey, a été brandi en Tunisie au début d'un mouvement d'in-surrection populaire et pacifique, devenu une révolte puis une ré-volution. Dégage ! signifie à la fois partir, s'en aller, libérer ce qui est coincé, retenu ou encore déblayer, désherber, désencombrer. » 

Toutefois, et toutes proportions gardées, si l'on peut tirer quelque honneur de ces mots, pour l'attribuer surtout à la Tunisie, ce serait lequel, en toute honnêteté ? Je dirais sans ambages que le seul mérite de notre pauvre Tunisie, et qui vaille d'être lu et relu dans le discours d'Alain Rey, c'est d'avoir été, dans ce gala charentais surtout, la digne caudataire de la « fière française » (1) mise en gala. Car, et je ne le dirai jamais assez à ceux qui ont pu se gourer sur le sens réel de ce clin d’œil aux Arabes : c'était à l'honneur exclusif de la langue française. Et les Tunisiens n'ont été évoqués dans ce contexte précis que pour rappeler, et à bon droit -qui n'en conviendra pas ? l'étendue outre-méditerranéenne du rayonnement culturel français. Il n'est que de revoir, si besoin, ce qui a été publié en France, à la naissance de ce printemps arabe parlant français, pour en admettre l'évidence.

Mais il n'y a pas que cette méprise qui mérite d'être rappelée à ce propos. Je voudrais en rappeler une autre, qui touche à l'étymologie de "dégage !" et j'espère qu'Alain Rey et ses pairs, français ou d'autres nationalités, en prendront acte. Ce que cet homme, linguiste, lexicographe et rédacteur en chef des éditions Le Robert, n'a pas dit en ce 1er juin 2011, pas même un petit chouïa, c'est que le français "Dégage !" dérive, en vérité, de l'arabe « وديعة wadiâ [gage] ». 

Oui. Absolument. Et j'espère que l'éclairage que je vais fournir au lecteur sera assez suffisant pour démontrer la pertinence de ce que je dis.


Issu du verbe "dégager", l'impératif français est composé du préfixe "dé" et "gage". Ce mot est attesté pour la première fois en 1130, sous la forme "gwage" (Lois de Guillaume), et signifie « ce qu'on met ou laisse en dépôt, comme garantie d'une dette, de l'exécution de quelque chose ». C'est mot à mot le premier sens du vocable arabe, et on le trouve mentionné, entre autres dérivés (3), dans Dozy (4). Quant à l'étymologie communément admise, de Du Cange à Littré, en passant par les Ménage, Diez et autres, nulle place pour le « وديعة wadiâ [gage] » parmi les parents putatifs de  "gwage". Le mot est rattaché tantôt au bas-latin vadium, wadium, latin vas, vadis, tantôt au germanique  wetti « gage, amende », allemand wette « pari, gageure ».

Avant d'éclairer le mystère (5) de l'étymon arabe devenu "gwage" puis "gage", il convient de rappeler quelques mots d'origine dhadienne latinisés, francisés et/ou romanisés dans d'autres langues, comme:  alguasil (الوزير al wazir, bédégar بَادْ-ورْد badward, guadafiones وظافة wadafa, guahate  واحد wahid, guedre ورد ward, bagatelle بواطل bawatel, Véga واقع waqiî, varan   ورل waral, validé والدة, vizir وزير, cavas قواس, carvi كروية, alvacil الوزير, vakil وكيل, adarve الذروة edh-dhirwa. J'ajoute encore, quoique moins connu, gahen وهن wahan (terme de médecine médiévale signifiant allongement de ligament) et les toponymes espagnols Guadeloupe وادي الحَبٌ wadi al habb, et Guadalajara وادي الحجر wadi al hajar.

En observant les mots arabes et leurs formes romanisées, on constate que le و wa[w] arabe, romanisé, se rend soit par "gu", ou "g" soit par "v" et quelquefois "w" (6).

Si l'on met côte à côte وديعة [wadiâ] et le "dé-gage» français, en prenant en compte ce qui précède, on ne manquera pas de reconnaître en la forme primitive de "gage", c'est-à-dire "gwage", un incontestable dérivé de l'étymon arabe. A moins d'être plus myste que véritable linguiste, Rey devrait constater cette évidence qui saute aux yeux et la faire reconnaître par les Français.

Il va de soi que l'analogie entre l'arabe وديعة wadiâ (gage) et le latin wadium, wadia, wadiī, wadī, wadio (de sens identique), l'ancien francique waddi « gage », le néerlandais wedde (de même sens), l'ancien allemand wetti « gage, amende »; l'allemand moderne Wette « pari, gageure », semble se passer de commentaires. Il en va de même pour le latin vadium, vadis, variantes orthographiques du même mot. Mais comment expliquer, me dirait-on, ce vieux "gwage" des Lois de Guillaume

Là encore, le mestour n'aurait rien de mystérieux ! Il suffit de comparer "gwage", "gahen", "Guadeloupe", "Guadaljara", pour comprendre que l'altération subie par les mots arabes, au niveau de l'initiale "و wa" est la même. Quant au reste de  وديعة wadiâ, il suffirait de confronter "alguazil", "alvacile" et "varan" avec les originaux arabes pour comprendre le mécanisme ayant fait de وديعة wadiâ  ce fameux  "gwaje" des Lois de Guillaume. Et s'il faut appuyer davantage ce mécanisme, je citerai le "waiða" régional français et le moyen français "gaaigneau",  le wallon "wagni", le francique "waidanjan", l'anglais "win" et le français "gagner". De même que toute une liste d'anthroponymes français comme Gagne, Gaigne, Gangné, Gangnereau, et leurs apparentés allemands Vagne, Vagnier, Vaniez, Vagneux, Vagnet, Vagnon, Vagnot, Vagoux, Vagnard, Wagneur, Wagneux, Wagnieux, Wagnier (7)... 

Pour conclure à ce propos, ce n'est pas tant un mot de l'année 2011 qui puisse flatter réellement les Tunisiens. Ni malgré leur sincère gratitude pour Mélenchon, le cri de ce militant français revendiquant ouvertement la filiation avec le mouvement d’insurrection populaire tunisien de 2011 (8). Non plus que la sympathie de Raphaêl Glucksmann suggérant de reconnaître aux Tunisiens le "copyright" de "dégagisme". Mais ce qui peut toucher réellement les Tunisiens, eux et les autres peuples frères, c'est qu'un dictionnaire français, ou seulement une voix d'autorité philologique, française ou de tout autre pays, puisse se revoir loin du socle gréco-latin, et revoir dans le juste sens l'étymologie de "gage".
 
« Voir un peuple défendre sa langue me réjouit. » (Michael Edwards (Poète français, critique littéraire, traducteur, professeur et membre de l'Académie française depuis 2013)


A. Amri
14.01.2020



Notes:


1- J'euphémise ici ce que Voltaire appelle tout crûment: « gueuse fière ».

2- Signalons ici que Le Petit-Robert, Ed° 2018, a intégré à son lexique "dégagisme", mot qu'il définit de façon succinte comme suit : "Dégagisme [deɡaʒism] n.m. -2011, répandu 2017, de dégager. Fam. Rejet de la classe politique en place, notamment lors d'une élection. Députés victimes du dégagisme."


3Dont on peut citer: اودع [awdaâ] confier, mettre en gage), مستودع [moustawda'] (lieu de dépôt, personne dépositaire d'un gage), توادع tawadaʿâ [s'engager mutuellement à], وداع  wadaʿ (adieu [confier à Dieu quelqu'un]), ودائع [wadaîʿ] (serments, engagements, contrats)...

4- Supplément aux dictionnaires arabes, T. 2,  Leide & Paris, 1927, pp. 791 - 792

5- Mystère: comparez avec l'arabe " مستور mestour", du verbe "ستر satara" (cacher) dont dérive "ستار sitar" que Pihan donne comme étymon de "store".

6Rappelons aussi que  le ع ('ain) arabe, son guttural typiquement sémitique, n'a pas d'équivalent ni en latin ni dans les langues romanes ou celtiques. Et l'on peut dire qu'il n'y a pas de règle fixe régissant sa vocalisation dans les langues ciblées par des emprunts arabes comportant ce son. Il se rend quelquefois par un "h" (alhanzaro العنصرة al-ânsara [nom arabe de la fête de Saint-Jean],  alhidada العضادة [alidade], alhagara العجارة al âjara [rideau]). Quelquefois il se vocalise par "g" (algarabia العربية al arabiya (moyen fr. algarvie, algarrada العرادة al ârrada [catapulte], algazafan العفص al âfs  [noix de galle], almartaga اَلْمَرْتَع‎ (al-martaʿ, “pâturage"), quelquefois par un "f" (alfagara,  العجارة, rideau), et plus souvent encore en "a" (anzarote عنزروت  ênzarout [sarcocolle], en "e" (elche علج îlj [barbare])...


7-  Claude Cougoulat, Anthroponymie, Sacré nom de nom: Histoire des mots racines qui ont généré les noms de famille, V. 1, p. 124

8- Voir la tribune datant du 30 janvier 2017: Valls valse, encore une victoire du dégagisme !


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