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vendredi 8 juillet 2016

Austin et les ambassadeurs d'Azraël



« Une des coutumes bizarres des gens des oasis est la cynophagie. Cet usage est en violation flagrante du Coran, qui interdit expressément l'usage de la viande de carnassiers. Malgré cette proscription, on mange du chien sous toutes les palmeraies. Pour excuser cet usage, les habitants prétendent que cette chair les préserve de la fièvre. On se trouve là en présence d'un vieil usage antérieur à l'Islam. » (Lucien Bertholon) [1]


Qui n'a pas entendu parler des capacités paranormales des chiens, comme la perception d'esprits, de fantômes, voire de l'ange de la mort à l’œuvre ? Mais que diriez-vous d'un chien qui -selon toute vraisemblance en raison du cri de sang de sa propre espèce, n'aime pas voir certains spécimens du genre humain, comme les Gabésiens par exemple ?

Au mois de mars 2005, cinq Gabésiens dont l'auteur de ces lignes ont passé deux semaines aux Côtes d'Armor, en Bretagne. C'était dans le cadre d'un stage pédagogique inscrit dans une vieille tradition de coopération, instaurée depuis leur jumelage en 1998, entre le gouvernorat tunisien et le département français. Durant ce stage, nos hôtes ont tout fait pour rendre agréable notre séjour. Et je ne dirais jamais assez combien la charmante hospitalité de nos amis bretons nous a conquis. A ce jour, leur sympathie, leur prévenance et leur générosité restent inoubliables. 

Je me souviens en particulier de Loïc
Loïc Poullain
Poullain
, professeur à l'IFUM de Saint-Brieuc, qui nous a invités un jour chez lui pour le déjeuner. Il avait deux enfants ravissants, et une femme formidable. Je me rappelle que la veille de ce déjeuner, le couple Poullain est venu nous voir à l'Auberge de Jeunesse où nous étions hébergés. Après avoir accepté de prendre un thé « à la gabésienne » préparé par nous et servi avec des morceaux de  loukoum et de halva, les Poullain nous ont dit qu'ils étaient venus nous prendre pour faire un tour en ville. L'invitation au déjeuner du lendemain avait été faite deux jours auparavant. Et quand le tour en ville nous a conduits vers la poissonnerie d'un supermarché, nous avons compris que c'était pour nous demander si nous avions une préférence pour tel ou tel poisson. Car ils comptaient nous faire manger du poisson.

Et pourquoi, diriez-vous ? par prévenance à deux enseignants de notre groupe -nous avons fini par les surnommer les « Semi-végétariens », qui, depuis leur arrivée en France, boudaient toute sorte de viande, ne mangeant que du poisson, des fruits de mer ou des légumes. Quoique l'auteur de ces lignes, se faisant en la circonstance ouléma, rappelât la fatwa d'
al-Albani [2],[3], et le verset de coran qui permettent de halaliser dans la nécessité ce qui n'est pas halal, et quoique ce même ouléma rappelât encore que la simple formule bismillah, prononcée au moment de passer à table, devrait suffire pour délier le musulman des interdits qu'il ne peut observer en la circonstance, ce fiqh, jugé permissif et pas orthodoxe, n'a pu que valoir à son auteur des hochements de tête incrédules, et des aoudhou billah le persuadant que le mufti qu'il était, s'il voulait se faire plus audible et crédible, ferait mieux de s'allier au  Méphistophélès de Faust !

Il faut reconnaitre que, malgré mes décevants insuccès d'ouléma en la circonstance,  je ne pouvais que répondre par des hamdoullah, pieux et profonds, à ces « Semi-végétariens». Et ces dévotes marques de gratitude à Dieu, d'ailleurs, s'élevaient en chœur de tout le reste du groupe. Carnivore inaltéré, bien endenté et ne crachant jamais sur un steak saignant ou des morceaux de veau juteux, ce groupe se partageait avec joie ces rations de viande boudées, pour en faire sa kémia, ce qui lui permettait de bien arroser au quotidien ses repas. D'ailleurs les mêmes « carnivores inaltérés» n'avaient pas oublié d'apporter chacun quelques bonnes bouteilles du terroir tunisien avant de débarquer en France. Pour les servir ou offrir à nos amis bretons.

Mais le piquant de l'histoire n'est pas là. Et j'y viens sans plus tarder. Quand nous avons été reçus par les Poullain, alors que la maîtresse de maison nous servait du café, Mohamed -l'un des «Semi-végétarien, m'avait dit tout bas: «hé! nos amis ont un clebs !» Et ma réaction immédiate fut de tourner la tête, lentement mais dans tous les sens, à la recherche du chien. Ne le voyant nulle part, j'ai interrogé des yeux le «Semi-végétarien». Et ce dernier, reniflant par deux fois, voluptueusement, comme si l'air ambiant était imprégné de jasmin, me fit comprendre qu'il en a flairé le fumet. Je dis bien fumet, et non odeur, parce que le terme arabe serait trahi si je le rendais par un autre mot ! Ni moi-même ni le reste du groupe -comme ils me le confirmeraient plus tard- n'avions pu discerner dans l'air une odeur particulière, à part celle du poisson, plus ou moins avivée par l'appétit, qui semblait provenir de la cuisine. Alors, ne résistant plus au désir d'en avoir le cœur net,  j'ai demandé à M. Poullain s'il avait un chien.
"Oui, dit-il. Il est dans sa niche. Vous voulez voir Austin ? Venez les amis ! il est juste derrière, au fond du jardin."

Bien des années plus tard, quand roulant dans les parages de Mareth je vis une meute de chiens se lancer à la poursuite de ma voiture en aboyant, j'ai compris pourquoi, des cinq stagiaires gabésiens invités par Loïc Poullain, seul Mohamed le «Semi-végétarien» a flairé le clebs. En vérité, ce nez qui, de prime abord, a pu percer en Bretagne le fumet du chien, habite à Mareth, à 40 km au sud de Gabès. Alors que tous les autres vivent à Gabès ville. Et il faut souligner qu'à Gabès ville et dans sa proche banlieue, beaucoup de «bonnes odeurs», hélas! s'étaient irrémédiablement perdues depuis un bail. Entre autres celle du chien qui fait presque figure de dinosaure ! Au jardin zoologique de Cheninni, le seul chien qui subsiste encore, faisant le beau malgré son état, est un sloughi empaillé !

Pendant que M. Poullain nous faisait découvrir son jardin sur le chemin conduisant à la niche du berger, je me souviens qu'il nous a dit:" chez vous, il parait qu'on n'aime pas les chiens." Une remarque qui fit sourire mes collègues, se fit même salivante à deux des "pas carnivores", alors que je rétorquai:" ceci est valable, peut-être, pour une bonne partie des Arabes dont les Tunisiens que nous sommes [4]. Mais ce n'est pas vrai pour nous autres, Gabésiens. D'ailleurs si Gabès a une certaine renommée à l'échelle nationale, tout le monde vous dira que c'est surtout grâce au chien étroitement associé à ses traditions culturelles. Sans exagération, je vous dirais que pas un Tunisien n'aime autant le chien que nous !

Et quoique j'aie pris soin d'articuler ce mot de manière à souligner la marque du singulier, je ne pense pas que notre hôte ait saisi la nuance et le sens exact de ma réplique. De sorte que la suite de l'échange entre lui et moi à ce sujet ne fut qu'un interminable quiproquo.
"Ah, voilà quelque chose qui me rassure, dit M. Poullain. Cet été, nous comptons partir en vacances dans votre pays et les enfants tiennent à ce qu'Austin parte aussi avec nous.
- Vous n'en serez que mieux accueillis chez les Gabésiens!" dit Mohamed, qui avait sorti un mouchoir pour s'éponger à deux reprises les lèvres. Détail qui n'est pas sans rappeler, est-il besoin de le dire? le fameux réflexe de Pavlov mettant en rapport stimulation et salivation.

Nous étions à quelques pas de la petite cabane en bois. En vérité, petite cabane est une façon de parler qui, au mieux, ne pourrait que suggérer une pâle image de l'abri pour chien concerné. C'était ce qu'on peut appeler, sans fioriture aucune, un chalet, très haut de gamme, avec une terrasse , un auvent, un porte gamelles et d'autres éléments de confort, le tout si bien aménagé et si intégré au jardin que nous en fumes pour le moins émerveillés. Et alors que je disais, à mon tour, à notre hôte:" rassurez-vous de ce côté; mais songez quand même à contracter une bonne assurance pour votre chien!" nous entendîmes, sans voir encore le chien, un grognement qui semblait traduire l'appréciation par quoi le maître de céans, encore invisible, accueillait mes propos précis.
" Calme-toi ! lança M. Poullain. Ce sont nos amis gabésiens !"
Au mot "gabésiens", nous vîmes surgir de son chalet, furieux, le berger. Je me rappelle encore le prompt pas en arrière, réflexe commun des invités que nous étions, face à la posture menaçante du chien. Je n'oublierai jamais cette gueule ouverte, ces dents pointues et saillantes, le regard étincelant décoché vers nous tous,  planté un moment dans mes propres yeux, le plissement des lèvres baveuses vers l'avant. Ni le vilain grognement qui ne faisait que monter. Tandis que notre hôte éprouvait toutes les peines du monde à faire coucher sa bête, répétant incessamment: "ce sont nos amis gabésiens !", que nous mêmes tentions par le regard conciliant de persuader l'animal que nous n'avions aucune intention de lui faire du mal, le molosse ne voulait pas du tout se calmer. Visiblement, il voulait le dire -à son maître comme à nous- que ces Tunisiens venus de Gabès étaient personæ non gratæ ! et toutes les tentatives pour nous mettre dans ses bonnes grâces seraient vaines.. parce que irrecevables !

Autour de la table du déjeuner, nous avions discuté un peu de cette mauvaise humeur manifestée par Austin. Et Mme Poullain, qui était persuadée que leur berger est raciste, nous a révélé qu'il y eut deux ou trois antécédents lui ayant permis d'avoir son idée là-dessus.
"Quand c'est un Breton, un Français en général, qui s'en approche à notre compagnie, jamais il râle." Son mari lui fit remarquer qu'une certaine Suzanne, française et bretonne, a failli se faire lacérer le jarret, juste trois mois plutôt. "Heureusement, dit-il, qu'elle portait des bottes!"
- Oui, mais tu oublies que Suzanne
 Nguyen est d'origine vietnamienne. Tu te souviens des deux profs chinois qu'il a voulu attaquer et qui ont pris la poudre d'escampette ?
- Si j'ai bien compris, dis-je, il doit avoir une dent contre les Asias et les Arabes.
- Je dirais plutôt contre les étrangers, remarqua Mme Poullain, le cas s'étant présenté aussi avec un beau-frère, époux de ma sœur, qui est suisse ! Et puis il y a eu encore ce jardinier africain, camerounais ou nigérian, je ne sais plus. On a dû enfermer le chien dans la cuisine pour que le pauvre ouvrier puisse faire son boulot."

Une Vietnamienne, deux Chinois, un Suisse, un Africain du Cameroun ou du Nigéria. Et enfin cinq Tunisiens de Gabès: voilà ce qui a permis à Mme Poullain d'en déduire que son chien est soit raciste soit xénophobe. Mais à mon avis, à mon humble avis, Austin n'est ni xénophobe ni raciste. Les cinq spécimens de l'espèce humaine déclarés par ce chien personæ non gratæ ont en commun ceci: ils aiment tous le chien ! Et tous ont acquis le triste renom de cynophages !


A. Amri
06.07.2016



1- Dr Lucien Bertholon, La population et les races en Tunisie, in La France en Tunisie (par Marcel Dubois, Gaston Boissier, P. Gauckler, Dr Bertholon), 1897, p. 68.


2- Se fondant sur le verset coranique qui dit: "وَمَا لَكُمْ أَلَّا تَأْكُلُوا مِمَّا ذُكِرَ اسْمُ اللَّهِ عَلَيْهِ وَقَدْ فَصَّلَ لَكُم مَّا حَرَّمَ عَلَيْكُمْ إِلَّا مَا اضْطُرِرْتُمْ إِلَيْهِ ۗ وَإِنَّ كَثِيرًا لَّيُضِلُّونَ بِأَهْوَائِهِم بِغَيْرِ عِلْمٍ ۗ إِنَّ رَبَّكَ هُوَ أَعْلَمُ بِالْمُعْتَدِينَ [Qu'avez-vous à ne pas manger de ce sur quoi le nom d'Allah a été prononcé ? Alors qu'Il vous a détaillé ce qu'Il vous a interdit, à moins que vous ne soyez contraints d'y recourir. Beaucoup de gens égarent, sans savoir, par leurs passions. C'est ton Seigneur qui connaît le mieux les transgresseurs] (Coran, Al-anâm, 119), ce théologien albanais estime que le passage "إِلَّا مَا اضْطُرِرْتُمْ إِلَيْهِ [à moins que vous ne soyez contraints d'y recourir]" autorise d'appliquer en la circonstance la règle "الضرورات تبيح المحظورات [les nécessités rendent licites les interdits".
 
3- أبو عبد الرحمن عادل بن سعد، فتاوى العلامة ناصر الدين الألباني، دار الكتب العلمية، 2011، ص. 190‎


4- Une idée plus ou moins faussée sur les Arabes et les musulmans veut que ceux-ci n'aiment pas les chiens. Ce que ces musulmans et Arabes n'aiment pas au juste, ce sont les impuretés liées aux chiens. Et tout le reste est infondé. Un hadith du Prophète dit qu'"un homme qui donne à boire à un chien assoiffé sera pardonné de ses péchés". Un autre dit qu'une prostituée juive s'est rachetée en donnant à boire à un chien errant. Le Coran met en valeur la fidélité du chien, qui en fait le gardien des Gens de la Caverne. Voir à ce propos l'article de Marine Benoît: Pourquoi les chiens ne sont pas les bienvenus dans l’islam.


samedi 26 janvier 2013

A Fatah qui ne nous a pas quittés

Dans la mémoire de chaque homme, il y a un panthéon baigné de soleil et de verdure, réservé à une, deux ou trois personnes d'exception qui ont marqué sa vie.
Pour avoir déclenché dans ma tête un déclic de neurones, une étincelle à quoi le lycéen que j'étais doit l'amour de la philo et la plus précieuse arme d'autodéfense, Fatah Thabet s'est adjugé à bon droit sa place dans ma pensée et ma conscience depuis le milieu des années 1970. Monstre sacré de l'enseignement pour ceux qui ont eu la chance de faire partie de ses élèves, militant irréductible de la gauche laïque, Fatah faisait partie de ces résistants d'élite qui se battaient sur deux fronts: la lutte syndicale et politique et ses combats de rue, et en parallèle l'arme du génie, la construction d'une conscience citoyenne et révolutionnaire capable de faire front à la "Machine à décerveler". Tâche  qui incombe -pour une grande part mais sans exclusivité aucune- au génie enseignant.  Et c'est ce que Fatah, pour la part qui lui revenait, a inlassablement et irréprochablement assumée tout au long de son parcours de combattant.
Aussi   tel combattant a t-il vécu la chute de la dictature, le 14 janvier, comme un moment de consécration, une apothéose autorisant tous les espoirs pour lesquels des générations s'étaient battues. Le 23 octobre, son doigt de citoyen, "enduit de bleu azur", aurait aimé que l'issue des élections réconfortât ces espoirs légitimes. Mais en dépit de la déception, il ne s'inquiétait plus pour l'avenir de son pays. Quels que soient  les orages qui pourraient traverser la Tunisie, quels que soient les ravages que pourraient prévoir les Cassandre de la météo, l'avenir sera aux mains de son peuple émancipé. La Machine à décerveler  et la dictature n'ont plus d'avenir.
Alors même que la maladie commençait à miner sa santé au lendemain de ces élections, Fatah conserva intact jusqu'au bout cet optimisme inébranlable. Le 12 juillet dernier, il a fermé les yeux pour se reposer. Mais non sans avoir légué à ses cadets, immortelle, la foi révolutionnaire qui perpétue son combat.

Modeste hommage (et non oraison funèbre) à celui qui ne nous a pas quittés.  


"L’homme est condamné à être libre . Condamné, parce qu’il ne s’est pas créé lui-même, et par ailleurs cependant libre, parce qu’une fois jeté dans le monde, il est responsable de tout ce qu’il fait.” (Sartre)


Fatah, je ne te cacherai pas que lorsque j'ai appris la triste nouvelle, il m'a fallu un certain temps pour m'en ressaisir. Même les petits mots courants de condoléances, les formules banales de sympathie que la circonstance me dictait de dire aux tiens, n'ont pu se prêter sur-le-champ à ma bouche. Et pourtant, je ne les compte plus mes morts, proches, amis ou collègues qui sont partis avant toi. A mon âge, je suis censé vacciné, assez cuirassé pour supporter de telles épreuves. Et j'ai flanché quand même. C'est  que pour moi comme pour tous ceux qui doivent à ton enseignement les ailes qui leur ont permis de voler, tu as été, cher Fatah, un moment de notre conscience.
Aujourd'hui, en voulant te rendre ce modeste hommage, je suis plus serein. Il n'y aura ni larmes d'adieu ni oraison funèbre. Tu ne nous as pas quittés.

Toi et tes cadets, vous vous êtes croisés aux sources de la pensée critique. Quand la philosophie avait à l'école tunisienne ses lettres de noblesse. Quand les Lettres s'appelaient à bon droit Belles-Lettres.
Vous vous êtes croisés à la faveur de cette aubaine, toi pour enseigner et eux pour apprendre. Et réunis pour hisser la vie à hauteur des humains. A un moment où il faisait bon rêver. Bon secouer les morts et les rappeler à l'urgence de la vie.

Au lendemain d'une guerre perdue par les Arabes, juin 67, d'un vent de contestation européen qui n'arrêtait de se propager aux autres continents, mai 68, au confluent de ces deux dates saillantes dans la mémoire de ma génération, vous vous êtes croisés pour frayer la voie à un savoir émancipateur, une école qui dote le citoyen de ses armes d'autodéfense, une pédagogie au service du salut public.

Tes élèves, tes cadets plutôt -au sortir d'un âge ingrat,
toi frais émoulu de l'université, leur aîné gambergeur de l'utopie. Un mélange de sang qui bout et de petite fleur bleue. Le courant passait de part et d'autre. Le plus naturellement du monde. Grâce à ta pédagogie révolutionnaire, pionnière, tu étais le promoteur des TIC avant la lettre. La classe était bien plus souvent salle de ciné-club que la presque cellule de prison qui nous accueillait dans d'autres matières. Amphithéâtre amplement aéré et baigné de soleil. Le cours magistral se rétrécissait au fur et à mesure pour  céder la place au débat, la verticalité du savoir à dispenser s'éclipsait pour laisser le jour à l'horizontalité de l'apprentissage actif,  dynamique. Alors qu'avec d'autres, la discipline de philo passait pour l'une des plus rébarbatives, grâce à toi elle devenait pour le moins qu'on puisse en dire attractive. Tu avais ce don de magicien qui faisait sortir des mots colombes blanches et lapins. La projection périodique de documentaires, support novateur de ton enseignement, palliait à l’opacité du texte, sortait celui-ci des abstractions théoriques et faisait primer l'apprentissage par l'enseigné sur  l'enseignement du maître, maître qui ainsi cessait d'être le détenteur exclusif du savoir pour devenir élément et facteur d'interaction pédagogique.

Fatah, c'est convenu entre nous, ni larmes d'adieu ni oraison funèbre. Tu ne nous as pas quittés.

Je me souviens de cet aîné qui nous faisait sortir de nos cages à lapins, toutes les terminales, pour nous réunir à la salle du restaurant.
Avec ta silhouette de bohème et tes cheveux longs. Ta barbe de maure et ton jean délavé. Tes pattes d'éléphant et ta musette de prolétaire. Demi-dieu sorti de la cuisse d'Ibn Rochd ! D'aucuns me diraient: la cuisse de Marx plutôt !
A cette époque-là, Tounès n'était pas encore à tes côtés. Les filles rêvaient quand
, coquet, leur regard croisait le tien. Et tes cadets mâles
-en catimini- se clignaient des yeux. Non sans jalouser un peu, quelquefois même railler, le charisme intègre. L'enseignant doublé du gambergeur de l'utopie était d'une morale irréprochable. Même quand il encadrait ses collègues féminins, entre autres l'irrésistible blonde aux yeux bleus, Mme Ott, qui lui devait le meilleur de ses fiches pédagogiques.


Ni larmes d'adieu ni oraison funèbre. Tu ne nous as pas quittés, Fatah.
Au café La Jeunesse, il n'était pas rare qu'enseignants et enseignés oublient leurs cartables. Pour une partie de belote où les perdants doivent payer la tournée. Autant que je me souvienne, seuls les perdants salariés étaient assignée à cette loi. Il faisait bon jurer comme des païens. Toi et tes cadets. Crier au bourgeois encanaillé qui passe. Baver sur la robe du saint qui n'osait pas jurer.  Vilipender le système galeux. Conjecturer sur son imminente fin. Annoncer des lendemains dorés. Se préparer pour le triomphe de l'humain.

Il faisait bon jouer nos as et appeler de tous nos vœux l'avènement de l'humain.

C'était au confluent d'un juin puant notre cadavre arabe dépecé, dévoré par les chiens errants du Sinaï. Et d'un mai au profil universel embaumant le nid d'épices. Tes cadets, pas encore nés, à peine interrogations à l'état larvaire, cherchaient à tâtons l'issue du dédale. Se cabraient. Juraient. Et toi jurais et riais.
Il faut que le grain meure pour que naisse l'épi. Que le vieux monde s'écroule pour que l'espoir sur sa tombe ait droit de cité. Tu nous annonçais, jaillissant des cendres, le phœnix. Issu des luttes sociales, le Messie.
 
Fatah,
ni larmes d'adieu ni oraison funèbre. Tu ne nous as pas quittés.

Je me souviens de ce jour, « historique» celui-là -disait la radio! où nous fumes rassemblés, tout le lycée, pour souhaiter la bienvenue au Combattant-Suprême. Nous te cherchions des yeux parmi les quelques professeurs présents, distingués par leurs beaux costumes pour la circonstance, mais ni en jean coutumier ni tiré à quatre épingles tu ne figurais parmi ce gratin-là. Tu étais introuvable, au lycée comme ailleurs. Et nous étions un peu déçus car, toi avec nous, nous aurions trouvé meilleur air de ballet que les vivats de la foule pour souhaiter la bienvenue au chef de la nation.
Il a fallu que Bourguiba ait quitté Gabès, trois ou quatre jours plus tard, pour te revoir au café. Avec un autre collègue de la « même race», professeur de français dont j'ai oublié le nom. Et nous avons alors su, ou plutôt eu la confirmation de ce que certains savaient, que les sbires du Combattant-Suprême, par mesure préventive, vous avaient offert gracieusement durant tous ces jours le gite et la casse-croûte dans les cellules du commissariat. Et te revoyant rire et jurer comme un païen, comme l'aîné nous avons juré et ri en chœur pour fêter la reprise de nos parties de belote. Depuis, chaque fois que le professeur gambergeur de l'utopie s'absentait et nous manquait un peu, on ne s'inquiétait plus outre-mesure pour lui. On le soupçonnait quelque part blanchi et nourri aux frais de l'Etat.
Parce que enseigner c'est aussi cela, Fatah. Non seulement tu n'as jamais mis ton nez dans les excréments de l'allégeance, mais tu étais un opposant révolutionnaire, actif sur tous les fronts, et irréductible. La liberté, tu l'honorais en toute circonstance pour le maître et ses cadets.

Fatah, pour finir je vais te confier dans quelles circonstances j'ai appris la triste nouvelle. Tu ne m'en voudras pas si l'élève, le cadet t'a oublié durant plus de 20 ans, si ce n'est plus. Il a tenté de transmettre à l'enseignant -
autant que peut se faire- quelques plumes des ailes qu'il te doit. Sans toi, l’enseignant cadet n'aurait fait que saigner ses petits.

Que ce qui vient du libre à bon droit lui retourne! bises, frères, et à un de ces jours!


A. Amri
26.01.2013

C'était au milieu d'une nuit étoilée sur un pan de la toile. Ayant dépisté tes traces dans ce dédale où je me suis égaré depuis quelques ans, j'attendais ta réponse à mon invitation sur le réseau Facebook mais la réponse tardait à venir. Quand j'ai croisé sur le même réseau ta femme Tounès, ce fut pour moi une heureuse opportunité, car je te tenais enfin, certain que ta "ministre de l'intérieur" ne dirait pas non pour te livrer à ton cadet . J'en fis la requête. Ou presque.
"Madame Tounès, bonsoir!
Je suis ravi de vous rencontrer sur fb. Et vous prie de transmettre mes salutations et hommages à M. Fatah. Ma génération lycéenne doit beaucoup de choses, et non des moindres, à votre mari. Quand j'étais en terminale vers le milieu des années 70, M. Fatah animait une sorte de ciné-club à l'intérieur du lycée, qui nous initiait à l'esprit critique et explicitait pour nous certains concepts philosophiques que le handicap de la langue pour certains ou la compacité du cours pour d'autres ne sortaient pas assez de leur aspect abstrait. M. Fatah n'était pas mon prof de philo mais c'était lui qui "encadrait" la prof française de ma classe. Et les TIC dont on parle beaucoup aujourd'hui (sans pour autant les exploiter réellement ou suffisamment en classe) M. Fatah -branché sur la pédagogie multimédia avant la lettre- les avait introduites dans son enseignement il y a un bail.
Et puis ceux de ma génération n'oublient pas aussi son combat politique. Je l'ai rencontré une ou deux fois au début de ma carrière et je peux vous dire que la "tête brûlée" des années 70 m'a semblé en tout la même. Son engagement est exemplaire."

Quelques minutes à peine après l'envoi du message, je reçois de Tounès ce billet:


"
Mille mercis pour ce portrait si émouvant que vous faites de Fatah, homme libre jusqu'au bout. Il a vécu le premier janvier comme un miracle lumineux, a exhibé son doigt enduit de bleu azur, a rêvé d'une Tunisie démocratique, laïque et moderne. Puis nous a quittés le 12 juillet dernier, au bout d'un long combat contre la maladie. .."


______________ Au même sujet:


Fatah Thabet in memoriam - Par Tounès Thabet


lundi 12 juillet 2010

Au pays de la sécurité, des institutions et des lois


Dans la nuit du 29 au 30 mai courant, Dhaher El- Meessadi et sa famille ont été réveillés par un tapage injurieux ( bruits et coups) qui a semé la terreur dans la paisible maison.
Jets de pierres sur la porte, les murs et les fenêtres, injures tonitruantes et, qui pis est! menaces de mort: tout cela s'est passé à Métouia, petite ville de la banlieue nord de Gabès, en Tunisie, le pays de la sécurité, des institutions et des lois.

Cet abominable tapage nocturne a duré trois heures aux dires de Dhafer. Trois
heures au cours desquelles le cri:" Nous vous égorgerons, traîtres de la Patrie" a été répété sans arrêt. Et comme si la menace de mort ne suffisait pas, comme si la terreur de cette famille avait besoin d'être amplifiée davantage les auteurs de cet acte criminel sont allés plus loin. Ils ont défoncé la porte de la maison, ce qui a forcé la famille à échapper in extremis par-derrière pour chercher refuge chez des voisins. Dhafer, quant à lui, a dû sauter par dessus la clôture de la maison pour aller prévenir la police, les appels téléphoniques entre-temps lancés étant restés sans réponse.
Arrivé au poste de police, Dhafer a beau frapper à la porte, beau crier qu'il avait instamment besoin d'assistance, il ne reçoit en guise de "secours" que la notification verbale de l'agent assurant cette nuit-là la permanence: "le poste est fermé à partir de 18 h".
Au pays de la sécurité, des institutions et des lois, voila un exemple, et non des moindre, du devoir scrupuleusement accompli par ceux qui veillent sur notre sécurité nationale.
Est-il besoin de rappeler que la non-assistance à une personne en danger, dans tous les pays et sans exception pour le nôtre, est un délit sanctionné par le code pénal.
Nous ne nous permettrons pas d'anticiper sur les suites que les autorités tunisiennes donneraient à cette affaire, mais il y a fort à parier que cet agent, irresponsable ou complaisant, au mépris de la loi et des institutions officielles ne sera pas poursuivi.

Pourquoi?
Parce que Dhafer El-Messadi est militant actif de l'U.G.T.T (Union Générale des Travailleurs Tunisiens) et du P.D.P. (Parti Démocratique Progressiste). Parce que les opposants, leurs familles, amis sympathisants et compagnie sont des "traîtres". Parce que la sécurité nationale n'est assurée qu'aux "citoyens honnêtes et rangés". Parce que les auteurs de ce tapage nocturne sont justement des citoyens honnêtes et rangés
.

A. Amri
12.07.10


Quand les médias crachent sur Aaron Bushnell (Par Olivier Mukuna)

Visant à médiatiser son refus d'être « complice d'un génocide » et son soutien à une « Palestine libre », l'immolation d'Aar...