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vendredi 17 juin 2011

Le Coffre de Wadhah

Aux origines du présent article, une bourde de traduction relevée sur les pages d'un média français, à laquelle je n'ai pu rester indifférent. Non que le média, de grande renommée, ou que le traducteur, réputé "arabisant émérite", aient commis quelque vilain péché à travers une perle somme toute minime et s'inscrivant dans les risques du métier. Mais parce que l'expression arabe originale, dont on a altéré la poéticité et le sens vieux de quelque mille trois cents ans, m'appela à sa rescousse! En date du 14.06.11, Le Monde publie dans son dossier spécial "PRINTEMPS ARABE" un texte de Ahmad Zein (1) traduit par Gilles Gauthier (2). Quoique ce dernier semble maîtriser l'arabe, il a commis l'ingénue maladresse de traduire l'expression "soundouk wadhah" صندوق وضاح par "le coffre lumineux": translation littérale assignant au mot "wadhah" وضاح un sens dérivé de l'étymologie, alors que dans le texte original et l'usage courant le mot a valeur absolue de nom propre. Certes, Gilles Gauthier est excusable. Il n'y a pas de bilingue parfait. Et l'expression sur laquelle il a candidement buté, peu usitée, pourrait piéger même les locuteurs natifs de l'arabe. A moins de connaître la légende de Wadhah Al-Yamen (littéralement: Wadah du Yémen) et du coffre qui lui est associé, ce qui suppose une bonne imprégnation de la littérature arabe classique, on ne peut saisir le sens exact de "soundouk wadhah". D'où ce texte dont le propos est de fournir aux non initiés (arabes ou occidentaux) la clé ayant fait défaut à Gilles Gauthier. Wadhah Al-yamen est un poète yéménite né aux alentours de Sanaa(3) et mort à Damas en 708. En raison des discordances marquant les récits des anciens et de certaines incohérences biographiques, ses origines, son œuvre et sa vie sont controversées. Persan émigré au Yémen pour les uns, Yéménite de souche pour d'autres, pure légende selon certains critiques modernes(4), il est l'un des rares poètes arabes classiques autour de qui la polémique ne semble pas à ce jour épuisée. Toujours est-il que sa légende, authentique ou affabulée, est quelque peu rocambolesque. Et par certains aspects, elle n'est pas sans rappeler le mythe grec d'Adonis. A commencer par la beauté sublime du personnage qui a valu à ce dernier le surnom Wadhah Al-Yamen, le Lumineux du Yémen. Si le surnom est indiscutablement éloquent, les témoignages historiques le sont davantage. D'après Kitab Al-Aghani (5), Wadhah, "lumineux, radieux, de stature parfaite, est avec Al-Moukanna Al-Kantadi et Abou Zid Attaï l'un des trois Arabes qui n'entraient jamais dans un souk sans s'être auparavant voilé le visage, de peur d'avoir à pâtir du mauvais œil et de faire pâtir les femmes de l'effet pernicieux de leur beauté." De son vrai nom, il s'appelait Abderrahmane Ben Ismaïl Al-Khoulani(6). Son père étant mort alors qu'il est tout petit, sa mère a dû quitter la tribu maritale pour vivre chez ses parents qui sont d'origine perse. Passée son îdda (période d'attente que doit observer une veuve ou une divorcée avant de se remarier, pour s'assurer qu'elle n'est pas enceinte) elle a épousé en secondes noces un cousin qui a pris en charge l'éducation de son fils. Au bout de quelques années, la grand-mère maternelle de l'enfant est venue à la tête d'une délégation de sa tribu les Béni-Hamir(7) réclamer au couple son petit-fils. Vraisemblablement de concert avec sa femme, le beau-père a refusé de livrer Abderrahmane, prétendant que celui-ci était son enfant biologique. La tribu des Béni-Hamir déposa une plainte devant un juge et gagna le procès. On raconte qu'au moment de prononcer le verdict, le juge s'est approché d'Abderrahmane, lui a caressé la tête et dit:" Va, tu es Wadhah Al-Yamen, et non descendant des Yezan", des Perses s'entend. Depuis, plus personne ne le connut autrement que par son surnom Wadhah. L'on imagine que pour s'appeler ainsi et avoir à se plier à la prévention à la fois superstitieuse et morale qui le fit porter le voile dans les lieux publics, Wadhah devait avoir sur les femmes un pouvoir de séduction peu commun. A vrai dire, à travers l'œuvre courtoise attribuée à ce poète (8), deux femmes seulement semblent avoir tenu une place privilégiée dans sa vie. Mais l'un des éléments qui donnent matière à la controverse évoquée précédemment concerne précisément l'ordre chronologique de ces deux amours dans la vie de Wadhah. Les récits ne concordant pas à ce propos, nous reproduirons tour à tour les deux chronologies, en commençant par celle qui fait de Raoudha Bent Amr la première amante du poète. Raoudha (au sens étymologique, le nom arabe روضة signifie "jardin") est le surnom donné par Wadhah à une jolie jeune fille (9) d'origine perse vivant au Yémen. Le poète l'ayant aimée dès sa puberté et chantée dans des poèmes devenus célèbres, voulant l'épouser il a buté contre le refus de ses parents. L'amour s'était ébruité, semble-t-il, et conformément à une tradition arabe inscrite au chapitre de l'honneur, la famille de la jeune fille a sanctionné en conséquence le prétendant disqualifié par son inconduite. C'est alors que les amoureux, d'un commun accord, choisirent de vivre comme amants. Il semble que pour persuader sa bien-aimée de la justesse de ce recours, le poète a dû s'engager avec elle dans une joute de paroles. On ne s'étonnerait pas que ce fût lui qui eût pris en la circonstance le dessus! Un poème célèbre, plus tard adapté en chanson pérennisée et vivante à ce jour, rend compte de ce fait d'armes dont s'enorgueillit à juste titre le conquérant. Aux avances pressantes qui lui étaient faites, Raoudha alléguait de mille obstacles qui empêcheraient Wadhah d'accéder à sa chambre. Mais à chaque argument féminin, à chacune des enchères tendant à le décourager, surenchérissant de son côté, Wadhah opposait, plus percutante, sa réplique d'amant pressant. Au bout de ce duel poétique, Raoudha finit par battre la chamade, dans tous les sens de l'expression, fixant au soupirant rendez-vous chez elle à une heure tardive de la nuit. On imagine que les contraintes et les risques liés à cette relation n'étaient pas de nature à encourager l'assiduité de Wadhah ni surtout sa fidélité à Raoudha. Mais cela ne devait pas l'incommoder beaucoup non plus car il était souvent bien plus sur les routes du Hedjaz que bivouaquant ici ou là aux alentours de Sanaa. En vérité, le poète était un pieux fidèle des lieux saints! Une fois tous les ans, le pèlerinage et, à longueur d'année, l'amra drainaient vers la Mecque et Médine des foules humaines venant de toutes parts s'acquitter de leur devoir de musulmans. Ces moments exceptionnels qui procuraient aux dévots la joie de se laver de leurs péchés constituaient aussi pour les poètes du ghazal une bonne aubaine, compte tenu des opportunités d'aventures galantes qu'ils offraient, nonobstant la sainteté des lieux, aux poètes libertins! C'est à la faveur de ces moments de vie à la bohème que Wadhah aurait rencontré pour la première fois à la Mecque l'autre amour majeur de sa vie, Oum Al-Banin. Mais il y a lieu de croire que cette rencontre fut bien moins le fruit d'une prédisposition à l'inconstance chez Wadhah que la conséquence d'un drame survenu dans sa vie avec Raoudha, lequel aurait détruit de façon irrémédiable sa relation physique avec celle-ci. Il rentrait d'un voyage qui a dû être long et avait hâte de revoir son amante. Se rendant chez celle-ci, au lieu de trouver la femme radieuse et la douce étreinte des retrouvailles dont il rêvait, c'est une triste nouvelle et une vision traumatisante qui l'attendaient. Pendant son absence, la belle Raoudha était devenue lépreuse. Et comme le prescrivait la tradition en ces temps-là, elle fut placée dans un hospice pour lépreux. "Alors qu'il rentrait de voyage avec ses compagnons, lit-on à ce propos dans Kitab Al-Aghani, Wadhah a pris congé de ceux-ci pour s'absenter une heure. Quand il revint, il était en pleurs. Interrogé, il répondit:" je suis allé voir Radhoua et je l'ai trouvée lépreuse et bannie parmi les lépreux. Je l'ai consolée du mieux que j'ai pu et lui ai laissé le gros de ma bourse." Et il a donné libre cours à ses sanglots d'homme accablé par le malheur." Vraisemblablement, Wadhah a quitté définitivement le Yémen après cet évènement tragique et ce serait dans de telles circonstances que sa rencontre avec Oum Al-Banin a eu lieu. Mais même avec celle-ci, il n'oubliera pas Raoudha. Plus d'un poèmes, marqués de la lancinante hantise de cette amante, témoignent de la place que celle-ci tenait encore dans sa pensée, alors qu'il vivait à Damas, si éloigné d'elle et de Sanaa. Le nom de Oum Al-Banin ayant été porté par trois ou quatre femmes célèbres au moins, et toutes vivant à l'époque omeyyade (661-750), il convient de distinguer la femme qui nous intéresse ici en précisant qu'il ne s'agit ni de l'épouse de Abdelmalek Ben Marouan (calife) ni de la sœur de Omar Ben Abdelaziz (calife lui aussi) ni enfin de l'épouse de Ali Ibn Abi Talab (cousin du Prophète). Il s'agit plutôt de l'épouse du calife omeyyade Walid Abdelmalek, elle aussi yéménite comme Wadhah. Coquette et recherchant à se mettre en vedette auprès des grands maîtres du ghazal, cette dernière femme aurait succombé au charme du Lumineux Voilé bien avant de le voir en personne, à travers ses poèmes et nouvelles de bourreau de cœurs, lesquels colportés par les conteurs, les voyageurs ou les troubadours, seraient parvenus jusqu'au palais du calife à Damas. Toujours est-il que lorsque Oum Al-Banin rencontra sur son chemin Wadhah, elle ne s'est pas le moindrement embarrassée de lui demander, lui demander et non suggérer, de lui dédier à elle aussi une romance qui la mît au rang des immortelles. Cette même demande, Oum Al-Banin l'a faite simultanément à un autre poète de même veine, en l'occurrence Kathir Azza, qui hantait lui aussi les lieux saints pour des raisons identiques à celles de Wadhah. Comment expliquer une telle audace, une telle témérité chez Oum Al-Banin, alors que son rang de femme de calife est censé lui dicter une conduite plus sage? Sachant en plus que son mari qui régnait sur l'ensemble de l'empire musulman (10), sans doute soupçonnant les bonnes dispositions de sa femme à l'égard des poètes, avait bien mis en garde ceux de son empire, contre toute tentation de "faire la romance" à Oum Al-Banin ou à ses odalisques, on peut dire à propos de cette femme qu'elle jouait tout simplement avec le feu. La menace du calife signifie que tout contrevenant était passible de la peine de mort. Et conscient du risque, Kathir Azza n'a pas donné satisfaction à Oum Al-Banin, bien qu'il eût déjà composé un poème pour l'une des odalisques de sa compagnie. Wadhah quant à lui a défié le péril. Et s'il s'était prêté de bon cœur au désir de Oum Al-Banin, c'était surtout parce qu'il avait reçu de celle-ci les gages de son amour et l'assurance qu'elle le protègerait auprès de son mari. Pour quelqu'un dont la perception du monde arabo-musulman filtre à travers un réseau d'images stéréotypées, quelqu'un qui verrait ce monde à l'image d'une citadelle de dogmes comme peut l'illustrer l'actuelle Arabie, il serait difficile d'imaginer dans le même espace géographique une société totalement différente, plus ouverte, voire libertine, existant au 7e siècle, au cœur même des lieux saints. Et pourtant, cette société-là fut bien réelle, assumant à la perfection cette cohabitation des contraires, ou ce chassé-croisé entre le divin et l'humain, le spirituel et le profane, l'action visant le salut de l'âme éternel et celles recherchant les voluptés physiques éphémères. Hassan Ibn Thabit ou encore Kaâb Ibn Zouhayr, pourtant l'un et l'autre considérés comme les poètes du Prophète, ne commençaient jamais une ode sacrée autrement que par des vers galants. En réalité, la poésie galante prospérant sur les lieux saints était une tradition bien ancrée dans la culture du Hedjaz (11). Les poètes dits libertins saisissaient l'opportunité que leur offraient les périodes de pèlerinage pour élire à la Mecque leurs muses. Celles-ci se faisaient distinguer en particulier autour de la Kaâba, dans la foule des femmes accomplissant les sept tours du tawaf (circumambulation). Si sacrée la Kaâba soit-elle, il n'était pas rare que des femmes, et de haut rang souvent (12), flanquées de leurs chaperons pour les jeunes et les plus belles, fussent là pour mettre en valeur autre chose que leur piété de musulmanes. La dévotion pour la parade susceptible d'enflammer les poètes courtois avait ses fidèles, qui n'étaient pas moins zélées que leurs sœurs attentives à celle que réclame le devoir envers Dieu. Dans ce hajj (pèlerinage) où le divin et le profane se partagent le lieu et le rituel, Allah reconnaissait les siennes dans le troupeau, cela va de soi, de même que les leurs les poètes courtois! Comme Omar Ibn Rabiâ, Bachar Ibn Bord, Abou Nawas et bien d'autres "coutumiers du fait", Wadhah Al-yamen dont la verve en outre n'était pas moins étourdissante que sa beauté physique était sollicité par les femmes elles-mêmes pour qu'il les immortalisât dans un poème osé, lequel, de belle facture, repris par les voyageurs, mis en musique et chanté par les bardes ou les achougs, se diffusait au bout d'un certain temps dans toute l'Arabie, avant de se répandre dans le reste de l'empire musulman. Cette quête féminine de la célébrité était d'autant plus courante que les poètes courtois, en professionnels du genre, maquillaient souvent par un surnom inconnu le véritable nom des belles qu'ils célébraient ainsi. Faute de quoi, ces "libertins" et les femmes complaisantes à leurs égards risquaient de payer cher ces poèmes, tant la plupart à ce jour sont jugés impudiques, immoraux. Quand Wadhah a fait sa romance à Oum Al-Banin, celle-ci lui a demandé de la suivre jusqu'à Damas. Elle a fait de lui son amant. Mais pour espérer voir cet amant à sa guise, et au palais, elle a dû persuader son mari de l'accepter dans sa cour. La verve poétique de Wadhah ayant plaidé pour cette faveur, Oum Al-Banin a pu mettre ainsi à sa disposition "le poète du calife", et partant cocufier sans problèmes son mari, du moins pendant un certain temps. On dit que les concubines de Walid Abdelmalek avaient soupçonné la liaison mais n'avaient jamais réussi à surprendre les amants en flagrant délit. Nous allons marquer une pause ici, ou plutôt faire marche arrière pour reprendre ce même récit selon l'autre chronologie que nous évoquions ci-haut. Cela allongera un peu le récit mais le mystère du coffre n'en sera que plus piquant. Wadhah et Oum Al-Banin, tous deux yéménites et des Béni-Hamir, vivant au même quartier, se sont aimés passionnément dès leur enfance. Tant qu'ils avaient l'âge candide, ils étaient presque inséparables. Mais arrivés à la puberté, il leur fut interdit de se revoir, et pour cause! Tous deux ont souffert de cette rude épreuve mais leur amour n'en fut que plus intense. Si la pudeur ne permet pas à la jeune fille, en général, de crier sur les toits son amour, ce qui n'en diminue pas l'intensité mais doit plutôt exacerber cet amour faute d'expression permettant son délestage, il en va autrement pour un garçon quand il est poète. Wadhah a tiré de sa souffrance les meilleurs vers, composé les plus belles romances, glorifiant, toute bride lâchée, son amour et sublimant, à l'instar de Antar et Majnoun Leyla, la beauté de sa bien-aimée. Chantées par les troubadours arabes et perses, ces romances s'étaient vite répandues à travers l'empire omeyyade. Leur facture était telle qu'elles ont pu conquérir la cour même du calife, à Damas. Quand il les entendit, Walid Abdelmalek en éprouva le désir de voir Oum Al-Banin. A la fin d'un pèlerinage à la Mecque, au lieu de rentrer en Syrie, il visita le Yémen et demanda à voir la muse de Wadhah. Quand on la lui fit voir, ébloui à la fois par sa beauté, son esprit et la richesse de sa culture, il demanda aussitôt à l'épouser. Oum Al-Banin ne pouvait en aucun cas refuser la demande ni la faire attendre. Et c'est ainsi que le calife l'a ravie à Wadhah, la conduisant après le mariage vers son palais à Damas. Wadhah en était devenu presque fou, dit-on, ne pouvant se faire à l'idée qu'il ne reverrait plus Oum Al-Banin. Et la peur d'être persécuté, voire tué par le calife, l'a contraint à ravaler son amour, dans l'expression poétique de celui-ci. C'est alors qu'il aurait tenté de trouver consolation auprès de Raoudha Bent Amr (citée précédemment). Et voulant susciter la jalousie d'Oum Al-Banin, Wadhah a composé des poèmes chantant selon la même facture que ses vieilles romances la beauté de sa nouvelle amante. Quand Oum Al-Banin a entendu ces poèmes, sachant que Wadhah était de ceux qui hantaient les lieux saints aux saisons de pèlerinage, elle a demandé à son mari de l'autoriser à aller à la Mecque. Le mari l'y autorisa non sans prévenir les poètes galants contre la tentation de mentionner le nom de sa femme ou de l'une de ses odalisques dans une romance. Wadhah et Kathir Azza, entre autres, avaient reçu des messages écrits à ce propos. En outre, le calife recommanda sa femme et ses compagnes de pèlerinage à un corps de gardes et d'espions des plus vigilants. De sorte que Oum Al-Banin et Wadhah, tout au long du pèlerinage, ne purent que se voir de loin et se raviver réciproquement l'ardeur de leur amour. A son retour au Yémen, Wadhah a retrouvé dans la triste condition évoquée ci-haut Raoudha. Désespéré, il lui légua une bonne part de son argent puis partit, errant sur les chemins comme les saâliks (poètes bohémiens de l'Arabie). Jusqu'à son arrivée, maigre et presque méconnaissable, à Damas. Longtemps, il a rôdé autour du palais califal, recherchant le moyen d'entrer en contact avec Oum Al-Banin. Mais ce ne fut pas chose facile, compte tenu des sentinelles surveillant le lieu. Et finalement, c'est la sortie d'une esclave qu'il aurait identifiée comme une odalisque de Oum Al-Banin qui le décida à l'aborder pour la charger de transmettre un salut à sa maîtresse. "Dites-lui, lui recommanda-t-il, que c'est de la part d'un cousin qu'elle serait heureuse de revoir si jamais elle savait où il se trouve exactement." L'esclave a transmis à la lettre le message, ce qui fit s'exclamer de joie Oum Al-Banin:" il est encore vivant!" Et elle chargea la messagère de transmettre en toute urgence à Wadhah sa réponse: "reste-là où tu es jusqu'à nouvel ordre!" Et dès qu'elle put, elle le fit entrer au palais. Comment une femme de calife, une souveraine, peut-elle abriter chez elle, dans sa propre chambre, son amant, sans que personne autour d'elle ne le sache? Est-ce plausible? En vérité, la légende raconte que lorsqu'une servante ou un proche annonçait sa venue chez Oum Al-Banin alors que celle-ci était dans les bras du poète, la femme cachait Wadhah dans un gros coffre placé à cet effet à côté de son lit. Coffre à bijoux royal, dirait-on, sauf que pour la maîtresse du palais, ce coffre-là gardait le plus précieux de ses trésors! Un jour le calife a chargé un esclave de faire parvenir à Oum Al-Banin un joli cadeau, de nombreux bijoux qu'il a acquis lui-même au cours d'une randonnée au souk. Et pressé de remettre à la femme de son maître ce précieux cadeau, l'esclave a commis la maladresse de pénétrer dans la chambre de celle-ci sans frapper. Il a pu voir Wadhah au moment précis où la cachette l'engloutissait! Croyant pouvoir tirer d'une telle situation un bel avantage, l'esclave aurait demandé à Oum Al-Banin le prix de son silence, un de ces bijoux coûteux dont il était porteur. Mais la femme, bien moins par avarice que par l'offense que constituent cette impertinence et ce chantage, a refusé et même rabroué vertement l'esclave. Celui-ci, à la fois dépité et craignant la hargne de Oum Al-Bani, s'en retourna chez son maître et lui raconta tout, croyant que le calife ne manquerait pas de le récompenser pour sa loyauté. En vérité, comme dans la situation précédente, l'esclave a commis ce qu'on pourrait appeler infraction à l'étiquette. Mais cette fois-ci, par une telle indiscrétion il s'est rendu aussi coupable d'un outrage à l'honneur de son maître. Par conséquent, il a commis l'irréparable et signé l'arrêt de sa mort. Le calife l'a traité de menteur et fait décapiter sur-le-champ. Et sans tarder il est allé voir dans sa chambre Oum Al-Banin. Celle-ci était en train de se peigner la chevelure dans son lit. Le calife s'est assis en face d'elle sur le coffre, a pris le temps de la dévisager dans cette posture; puis il lui a demandé de lui faire cadeau du coffre. Là encore, les récits ne concordent pas. La réaction d'Oum Al-Banin diffère d'une version à l'autre. Selon une première version, Oum Al-Banin aurait répondu:" tout ce qui est dans la chambre est à vous!" Le calife désigna alors le coffre sur lequel il était assis et dit:" je ne veux que ce coffre-ci." Et sans le moindrement sourciller, Oum Al-Banin aurait dit:" il est à vous!" Une deuxième source précise que c'est avec dépit qu'Oum Al-Banin a accepté la demande de son époux. Enfin, une troisième raconte que lorsque le calife a désigné le coffre sur lequel il était assis, sa femme lui a proposé d'en prendre un autre: "Celui-là, dit-elle, j'y mets des effets qui me sont chers". Mais son mari insista; elle lui dit alors en pleurant qu'elle acceptait. Le souverain a ordonné à ses valets de creuser un puits au milieu de la chambre. Au milieu de son propre office, selon une autre version. Et quand le trou fut assez profond, le calife s'est penché sur le coffre et a dit:"Caisse, quelque chose à ton propos nous est parvenue. Si c'est vrai, tu emporteras ton secret avec toi dans la tombe. Si c'est un mensonge, personne ne nous reprochera d'avoir enterré une caisse vide!" Et sans même prendre la peine de l'ouvrir, le calife a ordonné que le coffre fût jeté dans le puits et enterré. Depuis, On ne revit nulle part Wadhah Al-Yamen. Et le calife et Oum Al-Banin ne se sont plus revus non plus. 
 
 A. Amri  
17 juin 2011
 
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  Notes:

1-Romancier et journaliste yéménite, correspondant du quotidien Al-Hayat à Riyad (Arabie saoudite).

2- Gilles Gauthier est un ancien diplomate français qui a assuré les fonctions d'ambassadeur au Yémen et de consul en Alexandrie. Arabisant, il a traduit un roman à succès égyptien
L'Immeuble Yacoubian (Imarat Ya'qubyan عمارة يعقوبيان) de Alaa al-Aswani علاء الاسواني

3- Date de naissance inconnue.

4- C'est surtout Taha Hussein qui a initié la thèse "négationniste" au sujet de Wadhah, suivi par d'autres au fil du siècle dernier. Dans son essai Hadith Al-irbiâ (حديث الاربعاء الجزء الاول - Propos du Mercredi- Tome I) paru en 1926 au Caire et consacré à la littérature arabe classique, l'intellectuel égyptien, doctorat en histoire, passe au crible certaines incohérences biographiques de Wadhah et des textes dont l'authenticité parait douteuse, pour en conclure que ce poète aurait été inventé par des Yéménites jalousant la richesse littéraire des hedjaziens. Mais il faut remarquer que l'entreprise destructuraliste de Taha Hussein ne concerne pas seulement le mythe de Wadhah Al-Yeman; c'est un "règlement de compte" entrepris par un jeune historien, érudit certes, mais qui est aussi un cartésien nouvellement diplômé de la Sorbonne, à l'endroit d'une bonne partie du patrimoine arabao-musulman. D'où le scepticisme méthodique de l'œuvre en général et des élucubrations touchant à Wadhah Al-Yeman. D'autre part, tout ce qui touche à Wadhah Al-Yamen, et en particulier sa liaison avec Oum-Al-Banin, a dû être soumis à la censure politique sous la dynastie des omeyyades au point que les premiers écrits reconstituant la vie et l'œuvre du poète ne purent paraître et bénéficier d'une certaine diffusion qu'à partir de l'accession au pouvoir, en 750, des Abassides. Près d'un siècle d'occultation systématique frappant Wadhah Al-Yamen expliquerait, à notre sens, tant d'incohérences et de discordances dans les récits des anciens, perpétués selon la tradition orale, que les historiens et critiques modernes détournent aisément au profit de ce "négationnisme" académique initié par Taha Hussein.

5- Kitab Al-Aghani (arabe : كتاب الأغاني, Le livre des chansons) est une immense œuvre encyclopédique de la poésie arabe chantée, composée par Abou Al-Faraj Al-Asfahani (né à Ispahan en 897, mort à Bagdad en 967). Dans son édition moderne, publiée à Beyrouth en 2004, Kitab Al-Aghani couvre 10 000 pages réparties sur 24 volumes.

6- Le nom complet suggère un descendant à traîne: Abderrahmane Ben Ismaïl Ben Abd Kilal Ben Dath Ben Abi Jamad عبدالرحمن بن اسماعيل بن عبدكلال بن داذ بن ابي جمد

7-
Les Béni-Hamir forment les plus importantes et vieilles tribus du Yémen. Leur histoire remonte à 4000 ans. Le nom Béni-Hamir (ar.: Descendants des Rouges) a été attribué à ces tribus parce que leur ancêtre Al-Aranjaj, qui fut roi, portait une couronne rouge.

8- On estime à une cinquantaine le nombre de poèmes attribués à Wahah Al-Yamen. En comparaison à ses contemporains, si le poète ne semble pas prolixe c'est que sa mort prématurée ne lui a pas permis de léguer davantage de textes.


9- La poésie courtoise, par certaines révélations impudiques, étant jugée libertine, les auteurs recourent à ce procédé de "voilement" pour ne pas exposer au déshonneur leurs amantes et ne pas encourir pour eux-mêmes les sanctions consécutives. D'après les sources citées par Kitab Al-Aghani, cette Raoudha est la fille d'un certain Amrou, des descendants de Frân Thi Eddorouô Al-Kandi: روضة بنت عمرو ، من ولد فرعان ذي الدروع الكندي

10- L'empire musulman sous la dynastie des Omeyyades.
11- Le Hedjaz est l'appellation qui désigne la zone du nord-ouest de l'actuelle Arabie saoudite et dont les principales villes sont Djeddah, la Mecque et Médine.

12- Quelques célébrités féminines ayant fait l'objet de romances: Fatima Bent Abdelmalik Ben Marouane (fille de calife et sœur de calife; ce dernier n'étant autre que le mari de Oum Al-Banin!) ayant inspiré Omar Ibn Rabiâ, Ramlat Bent Abdallah Ben Khalaf (soeur de Tahat Talhaat, gouverneur de Sistan) ayant inspiré à la fois Omar Ibn Rabiâ et Abderrahmane Ben Hassan, Atika Bent Mouâouya Ben Sofian (fille du premier calife de la dynastie omeyyade) par Abou Dahbel Al-Jemhi, Zeyneb Bent Akrama Ben Abderrahmane (fille d'un docteur de foi, l'un des sept grands oulémas de Medine mort en 794) par Ibn Rahima, Zeyneb Bent Youssef Ben Al-Hakam (sœur du tristement célèbre Al-Hajjaj Ben Youssef, commandant militaire et chef de police sanguinaire, puis gouverneur du Hijaz et de l'Irak) par Ibn Namir Athakhafi.
Notons aussi que, d'après Kitab Al-Aghani (Le livre des Chants) , même Sakina Bent Al-Houssein (petite-fille du Prophète) aurait fait l'objet d'une romance attribuée à Omar Ibn Rabiâ. http://www.rafed.net/books/tarikh/amene-bente-alhussein/08.html


__________ Bibliographie: - تاريخ الإسلام للذهبي Histoire de l'Islam -Dahbi - Kitab Al-Aghani (كتاب الاغاني لابو فرج الاصفهاني Le Livre des Chansons) de Abou Al-Faraj Al-Asfahani. - La mort des notables - Ibn Khalkan وفيات الأعيان لابن خلكان - La littérature et la culture du Yémen à travers les âges de Mohamed Saïd Jrada.لادب والثقافة في اليمن عبر العصور لمحمد سعيد جرادة - Hadith Al-irbiâ (Propos du Mercredi- Tome I) de Taha Husseinحديث الاربعاء الجزء الاول للدكتور طة حسين - Afaq Arabya Wadhah Al-yeman aw Attayf Al-âid (Horizons arabes, Wadhah Al-yeman ou le spectre revenant) de Akram Rafî Ed°1960.افاق عربية وضاح اليمن او الطيف العائد لاكرم الرافعي طبعة - Ci-dessous un poème adapté en chanson, interprété en mode de maqam irakien:" elle m'a dit et j'ai dit قالت وقلت" (sous-titrage FR); la vidéo est disponible aussi sur Youtube:

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