jeudi 8 avril 2021

Esclave: c'est à l'arabe es-saqlab que le français doit son mot

 

« La croyance aveugle en une origine latine des langues romanes a conduit les étymologistes français à inventer une origine latine à chaque mot ou presque. Tous les procédés, des plus ingénieux aux plus malhonnêtes, sont mis à contribution pour mettre en évidence une prétendue filiation, sans aucune règle scientifique ». (Yves Cortez) [1]


Parmi l'infinité de mots que l’étymologie officielle française, ou romane en général, attribue indument au latin, figure le mot "esclave".

Attesté en français pour la première fois en l'an 1175 sous la plume de Benoît de Sainte-Maure, dans un roman en vers relatant la vie des ducs de Normandie [2], "esclave" dériverait, d'après le TLFi, du latin médiéval sclavus (de sens identique), et son étymologie serait "probablement une formation régressive à partir de sclavone « slave » pris pour un accusatif et issu du slave primitif slovēninŭ". La même source nous dit que "le changement de sens « slave » / « esclave » s'explique par le grand nombre de Slaves réduits en esclavage dans les Balkans par les Germains et les Byzantins pendant le haut Moyen Âge"[3]. Mais ce que le TLFi ne daigne pas nous dire, c'est quand au juste le latin "sclavus" a pu acquérir le sens juridique d'"esclave", ni qui au juste étaient les premiers "sclavus" à avoir fait l'étrenne de ce mot dans son sens évolué. Le TLFi ne nous explique pas non plus comment l'initiale "e" que l'on trouve en français (esclave), en provençal (esclav), en espagnol (esclavo), en portugais (escrave)), est venue se greffer à la tête du latin médiéval sclavus, ou de la supposée racine dont dérive ce latin : "slave" ou "sclavone".

Pourquoi le TLFi omet-il ces éléments ? Parce que tout simplement, ce qu'il nous propose est une "mythémologie", et non étymologie digne de crédit. A propos de cette "étymologie officielle", lisons encore Yves Cortez:

« L’étymologie officielle est basée sur l’arbitraire, les fantaisies et la fausse érudition. Répétée de génération en génération, reprise par tous les dictionnaires, elle finit par avoir force de loi. Et l’on redit à satiété, que le mot TRAVAIL vient du latin TRIPALIUM (instrument de torture), que le mot SANGLIER vient du latin SINGULARIS (solitaire), que le mot ESCLAVE vient du mot latin SLAVUS (slave)… et mille autres âneries qui n’ont jamais été démontrées ». (Yves Cortez) [4]

 
Tout d'abord, il n'a jamais été démontré à propos de ce mot que son sens courant a été connu en latin, en italien ou en toute autre langue occidentale avant le milieu du 12e siècle. Cette évidence a été amplement soutenue par Charles Verlendin qui démontre à travers de nombreuses citations que jusqu'au 13e siècle, "sclavus" était employé exclusivement comme ethnonyme, et jamais comme synonyme de "servus" ou "mancipium"[5]. A ce titre, les exemples que Du Cange cite pour illustrer sa définition du mot sont assez significatifs; ils sont tirés de Mathieu de Paris (Chronica Majora) et de Jacques de Vitry (Historia Hierosolymitana), où sclavus et sclava ne commencent à paraître qu'à partir de 1252; et le premier de ces exemples permet de penser que "sclavus" a désigné d'abord les captifs chrétiens des courses barbaresques:"Cum omnibus Christianis captivis, quos vulgariter Esclavos appellamus etc." [6]. Par ailleurs, il paraît tout aussi significatif que ni le Gaffiot [7], sorti en 1934, ni le Dicolatin (dictionnaire en ligne) ne mentionnent l'existence du mot "sclavus", cependant que "sclavini"se trouve dans l'un et l'autre dictionnaires, et signifie "peuple voisin des Bulgares".

Alors que ni le latin ni les langues romanes qui, selon la philologie officielle, lui sont apparentées, ne connaissaient pas encore ce mot, l'arabe, à travers l'extrait suivant d'un poète qui a vécu au 7e siècle, nous fournit l'incontestable preuve qu'en 692, soit 483 ans avant l'entrée du mot en français et 560 ans avant que sclavus et sclava ne signifient en latin mancipius, avait déjà ce mot dans son lexique.

 يُرَى بارزاً للناس بشرٌ كأنه ... إذا لاح في أثوابه قمرٌ بدر

ولو شاء بشرٌ أغلق الباب دونه ... طماطم سودٌ أو صقالبةٌ شقر

أبى ذا ولكن سهل الإذن للتي ... يكون له في غبها الحمد والشكر

أيمن بن خريم، توفي سنة  700[8]

  Bichr aux yeux des gens se manifeste éminent
En sa parure, c'est la pleine lune au cœur du ciel
S'il lui chaut, Bichr s'enfermera derrière sa porte
Gardée par des Noirs inintelligibles ou des Saqlabis blonds 
Mais il refuse cela, facilitant le permis d'entrer
Ce qui lui vaut la lounage et le remerciement  

 (Ayman Ibn Kharim, mort en 700) [9]
 

Ayman Ibn Kharim, poète et raoui de hadith contemporain du Prophète et mort en 700, dédiait l'hommage cité à ِBichr, émir omeyyade qui fut gouverneur d'al-Koufa pour deux ans, de 690 à 692 [10]. Et si cet émir a été démis de sa fonction au bout de deux ans par son père Marwan Ibn al Hakam (Marwān Ier), c'est surtout en raison de cette générosité qui lui a valu l'attachement de nombreux poètes dont l'auteur de ces vers élogieux. 

L'extrait mentionne le mot "esclave" au pluriel (en arabe  صقالبةٌ saqaliba), pour désigner les chambellans ou la garde rapprochée du prince omeyyade dont il louait le mécénat. Le singulier de ce mot à la forme indéfinie est سَقْلَبٌ  seqlab ou صَقْلَبٌ  saclab, et à la forme définie السَّقْلَبُ es-seqlab ou الصَّقْلَبُ es-saqlab. C'est cet article arabe, le  "al chemsi" (se contractant avec l'initiale du mot qu'il définit et rendant sourde la consonne arabe "ل / l") qui explique la voyelle initiale du mot en français, en provençal, en espagnol et en portugais. Et c'est de cet étymon arabe que les langues citées ont tiré  leur mot [11].

Dozy donne du mot arabe la définition qui suit: « سَقْلَبٌ [seqlab] ou صَقْلَبٌ [saqlab], signifie proprement un Slave, mais comme ceux d'entre eux qui se trouvaient dans les pays musulmans étaient châtrés, ce mot a reçu le sens d'eunuque »[12]. Cette définition est conforme à celle que nous donnent  l'orientaliste allemand Christian Friedrich Seybold [13] et le linguiste italien arabisant Elestino Schiaparelli [14], à savoir « eunucus ». D'ailleurs, les verbes arabes سَقْلَبَ seqlaba qui signifie "châtrer un homme, le faire eunuque" [15],  et تَسَقْلَبَ tasaqlba qui signifie "se faire eunuque"[16], ne laissent subsister aucun doute sur l'hypothèse que  l'évolution sémantique de "slave" à "esclave" est bel et bien le fait des Arabes. Comme le soulignent l'hispaniste allemand Gottfried Baist [17] et son compatriote le romaniste Ernst Gamillscheg, "de chez les Arabes, le mot est passé, avec le sens d'esclave, à Venise, de là en Allemagne et finalement en France"[18].

Dans l'article consacré à l'étymologie du mot "escorte", je disais qu' "il existe en français toute une série de mots commençant par "es-", et un sous-groupe par "esc-", qui sont d'origine arabe." Esclave fait partie de ces mots. De même que espion, espèce, escroc, accise, assise, excision, échine, et bien d'autres encore (e(s)pée, espoir, escabèche, escafe, escarpin, espadon, esthétique...) parmi une longue liste de mots sur lesquels le lecteur sera éclairé prochainement.

Mais revenons à ce الصقالبة es-saqaliba pour voir comment il a pu passer en français et dans le reste des langues romanes, avant d'être latinisé vers le milieu du 13e siècle.

"Les auteurs arabes, écrit Joseph Reinaud en 1836, attribuent à tous les esclaves germains et slavons une origine slave, et les appellent du nom général de saclabi, terme d'où est probablement dérivé notre mot esclave. Une grande partie de la garde des émirs et des khalifes de Cordoue se composait de saclabis. Il y avait encore beaucoup de saclabis mêlés aux Sarrazins de Sicile, notamment à Palerme, où un quartier particulier portait leur nom. On en remarquait également en Afrique, en Syrie; et dans toutes contrées , les saclabis étaient quelquefois investis des fonctions les plus importantes. C'est ainsi qu'il faut expliquer les nombreux passages des chroniques arabes, où il est fait mention des saclabis, et qui, sans cela, seraient inintelligibles."[19]. 

Cet extrait de Reinaud reproduit à peu près tout ce qui a été dit par Al-Masudi au sujet des الصقالبة es-saqaliba, notamment en ce qui concerne leur relation parfois priviligiée avec les Arabes, comme cette possibilité d'accéder "à des fonctions les plus importantes"[20]. Mais ce qui mérite d'être souligné davantage ici, c'est surtout la remarque concernant le nom de leur "quartier particulier" à Palerme, qui portait leur nom. En fait, ce lieu de résidence particulier était bien plus qu'un quartier, comme le précise François Bernard Charmoy; c'était plutôt une ville située dans la province de Sicile: "Szaqlab, qui s'écrit avec les mêmes voyelles que Dja'far, est le nom d'une ville située dans la province (justice municipale) de Sicile"[21]. Ce toponyme de la Sicile médiévale n'est pas sans rappeler Seleukobolos, un toponyme syrien qui semble lui être apparenté, que mentionne Théophane le Confesseur (758-817) dans sa Chronique. Après avoir accuilli en 665 un contingent de 5 000 Saclabis qui avaient déserté l'armée byzantine pour rallier celle des Omeyyades [22], Seleukobolos aurait probablement accueilli aussi le second contingent de transfuges (comptant 20 000 Saclabis) qui, en 692, avaient abandonné l'armée de Justinien II pour rallier le camp arabe [23].

Il va sans dire que ce mot, originellement gentilé de la population d'origine slave de Sicile, après avoir désigné d'abord des captifs de guerre "blonds", était passé dans l'usage arabe au nom générique des esclaves européens. Non seulement certains de ces esclaves ont été affectés à la garde rapprochée des émirs et califes arabes comme en atteste l'extrait cité en exergue de cet article, mais beaucoup, en Espagne surtout, comme le souligne Albert Germondy "formèrent bientôt par leur courage et leur aptitude à la discipline, la partie la plus solide des armées du Kalife de Cordoue" [24]. A ce propos, Reinaud souligne encore que "les Arabes et les Berbers comptaient dans leurs rangs non seulement un grand nombre de payens du nord de l'Europe, mais, on est honteux de le dire, beaucoup d'hommes nés au sein du christianisme, en Italie et en France."[25]

Parmi ces hommes devenus célèbres dans le monde arabo-musulman médiéval, nous citons Ibn Gharsiya (mort en 1084)[26], un muladi d'origine basque, né dans une famille chrétienne, enlevé dans son enfance et élevé dans la foi islamique. Quoique fervent musulman et attaché à sa culture arabe, Ibn Gharsiya a acquis sa notoriété  surtout en raison de sa virulente risala (épitre/ essai) où il exprimait sa répulsion pour l'ascendant arabe en Espagne. Ce texte a provoqué un tollé dans le milieu littéraire arabe de l'époque, et beaucoup de plumes ont réagi par des contre-attaques non moins caustiques. C'est le cas d'Abu Jaafar Ahmed bin Al-Doudin Al-Balansi, d'Abu Al-Tayyib Abdul-Moneim bin Abdullah Al-Qarawi, d'Abu Yahya bin Masada ou encore d'Abu Marwan Abdul Malik bin Muhammad Al-Awsi [27].


Ahmed Amri

01. 04. 2021

 

 Notes:

1- Le français ne vient pas du latin !: Essai sur une aberration linguistique, L'Harmattan, 2007, p. 15

2- Benoît de Sainte Maure, Chronique des ducs de Normandie, V. 2, p. 594.

3- TLFi, étymologie de "esclave".

4- L’étymologie officielle du français est fantaisiste, 11. 11. 2007.

5- L'origine de Sclavus, esclave, in Bulletin Du Cange : archivum latinitatis medii aevi / Union académique internationale, pp. 97-128. (Disponible en ligne sous format pdf).

6- Du Cange, Glossarium mediae et infimae latinitatis, V. 6, Paris, 1846, p. 118.

7- Dictionnaire Gaffiot latin-français (1934), p. 1404

8- أبوالفرج الاصفهاني، كتاب الاغاني، مجلد 20، ص. 425

9- Traduit par nous d'après Abou-al-Faraj al-Asfahani, Le Kitab al-Aghani, V. 20, p. 425.

10- Bishr ibn Marwan, Wikipedia.

11- La voie de transfert peut être soit l'Espagne soit, plus vraisemblable pour le français, la Sicile, l'auteur ayant véhiculé l'entrée de ce mot dans la langue française étant normand et ayant vécu au fort de l'intéraction culturelle entre Arabes et Normands en Sicile.
Il convient de rappeler au lecteur non averti que la transformation du "ب" [B] arabe en "V" ou "f" dans les langues romanes est attestée à travers de nombreux exemples comme ابن سينا Ibn Sina [Avicenne], ابن رشد Ibn Rochd [Averroès], كلب kelb et كلاب koullèb [clef, calvicule, clavier...], بَصَّ bassa [vesser]...

12- Supplément aux dictionnaires arabes, V. 1, Leyde, 1881, p. 663.

13- Glossarium Latino-Arabicum, A. Felber, 1900, p. 169.

14- Vocabulista in arabico, Firenze, 1871, p. 371.

15- Dozy, Supplément aux Dictionnaires arabes, opt., cit., p. 663.

16- رينهارت دوزي، تكملة المعاجم العربية، ص. 664 (موقع الوراق)

17- Cité in L'origine de Sclavus, esclave, in Bulletin Du Cange : archivum latinitatis medii aevi / Union académique internationale, T. 17, Bruxelles, 1943, p. 101.

18- Ibid., p. 97.

19-  Invasions des Sarrasins en France et de France en Savoie, en Piémont et dans la Suisse, pendant les 8e, 9e et 10e siècles de notre ère, d'après les auteurs chrétiens et mahométans, in Bibliothèque universelle de Genève, T. 9, Paris, 1837, p. 96.

20- Que des esclaves deviennt les maîtres de leurs ravisseurs, c'est là un paradoxe que l'histoire médiévale arabe illustre à travers divers lieux et temps. L'histoire égyptienne des Mamlouks est assurément éloquente à ce propos. Mais l'on peut trouver d'autres exemples aussi significatifs dans l'histoire de l'Afrique du Nord. Beaucoup de lecteurs ne savent pas que le défunt président tunisien Béji Caïed el Sebsi est le descendant d'un captif italien de Sardaigne, qui a été ravi,  alors qu'il avait 10 ans, par des pirates tunisiens, puis vendu à Mahmoud Bey en 1810. Se confiant à une équipe de la télévision arabe Al-Arabya après son accession à la présidence de la république en 2014, BCS a évoqué l'esclavage, mais dans un contexte de fierté nationale, et sans rapport avec sa biographie, pour rappeler que la Tunisie fait partie des précurseurs abolitionnistes.

 


Béji Caïed el Sebsi, descendant d'un esclave et fils d'un pays des premiers abolitionnistes


21- François Bernard Charmoy, Relations de Al-Mas'ûdî et d'autres auteurs musulmans avec les anciens Slaves, in Mémoires de l'Académie impériale des sciences de St.-Pétersbourg, T. 2, St.-Pétersbourg, 1834, p. 307.

22-  "En cette année [période allant du 1er septembre 664 au 31 août 665], Abd ar-Rahman, le fils de Khalid, a attaqué la Roumanie; il y passa l'hiver après avoir dévasté de nombreuses villes. Les Sklavinoi sont allés vers lui, et 5 000 sont descendus en Syrie avec lui. Ils ont été installés dans le village de Seleukobolos près d'Apamée." (The Chronicle of Theophanes, traduite et éditée par Harry Turtledove, University of Pennsylvania Press, Philadelphia, 1982, p. 48).

23- Théophane le Confesseur, opt., cit., p. 64.

24- Albert Germondy, Géographie historique du Freinet, in Bulletin trimestriel de la Société des sciences, belles-lettres et arts du département du Var, séant à Toulon, Toulon, 1864, p. 182.
 
25- Reinaud, opt., cit., p. 238

26- Ibn Gharsiya (article de Wikipédia)

 

 

 

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