jeudi 27 février 2020

Escroc, c'est le es-sariq arabe romanisé



« Ainsy devisans, se trouvèrent proche le fleuve d'où Charon estoit desjà party pour passer une grande troupe d'escroqs qui s'estoient tous tuez en duel, et peu s'en fallut qu'ils ne se précipi­tèrent tous dans l’eau, se ressouvenant encore de leurs querelles ; mais Charon, les voyant tous desarmez, se mit facilement au milieu d'eux, faisant des tailles rondes avec son aviron, de sorte qu'il les rengea tous si bien en leur devoir, qu'onques n'auront envie de leur battre. » (Le testament du Gros Guillaume. Et sa rencontre avec Gaultier Garguille en l'autre monde, Paris, 1634, pp. 9/10)

« La nation des Sarrazins est fort ancienne, et m'a le susdit sieur de la Scale apprins, que les Sarrazins sont dits en leur langue Elsarak, c'est à dire, vivans de larrecin; et que comme Naumades, ils habitent sous des pavillons, car Sarak proprement signifie larron. » (Claude Fauchet, Les antiquitez gauloises et françoises, V. 1, Paris, 1610, p. 169)

« Ce sont, dit Bladet, nos ouvriers arabes qui sont revenus piller la ferme. Mirez-moi ça, les salauds pataugent dans le bagali à la recherche du bétail; trop tard pour sarraquer, mes enfants; les boeufs y sont partis. Si nous en faisions autant ? » (Robert Arnaud, Cassard le Berbère : roman, Paris, 1921, p. 149)



Escroc est un mot commun à trois langues romanes: le français [escroc], le roumain [escroc] et l'italien [scrocco]. L'ido, langue construite dérivée de l'espéranto, l'a également adopté [eskrokanto]. Et selon toute vraisemblance, le vocable roman est ap-parenté à d'autres mots celtiques et gothiques [1], [2].

D'où vient au juste ce mot?

Du 17e siècle jusqu'au milieu du 19e, les lexicographies françaises
ont communément adopté l'étymo-logie donnée par Gilles Ménage, à savoir l'italien scrocco, déverbal de scroccare, lequel se rattache à un latin-barbare excroccare qui signifie crocco (« crochet ») [3]. Diez ayant rejeté ce crocco, d'après lui inexistant en italien, et soutenu une étymologie alle-mande, schurke ; ancien haut al-lemand scurgo, signifiant "coquin" et "rogue" [4], c'est cette thèse qui a prévalu jusqu'au 20e. Puis, cet  allemand à son tour rejeté, on a repris le fond de la thèse de Ménage, sans tenir en compte, avérée ou pas, l'inexistence évoquée de l'italien crocco. Ainsi lit-on dans le dictionnaire du TLFi: "Étymol. et Hist. 1634 escroq « malfaiteur? » [...]  Empr. à l'ital. scrocco « écornifleur » (dep. xvies., Varchi d'apr. DEI), déverbal de scroccare (escroquer*)". Et pour escroquer, on lit dans la même source: "1557 (O. de Magny, Souspirs, éd. Courbet, p. 114). Empr. à l'ital. scroccare « manger ou vivre aux dépens d'autrui », attesté dep. av. 1566 (Caro ds Tomm.-Bell.), qui se rattache plutôt à crocco « croc, crochet » (v. ces mots; cf. décrocher..."


En vérité, le français et l'italien, et probablement aussi les appa-rentés latin, celtique et gothique, doivent leurs mots soit à l'arabe السَّارِقُ es-sarik (le voleur), soit à la forme indéfinie de ce même mot, سَارِقٌ sariq (un voleur), du verbe سَرقَ saraqa (voler). Mais avant de démontrer la pertinence de la racine arabe, il faut rappeler que de cette même racine, tout au long des deux derniers siècles, le français a tiré d'autres emprunts. Et ceux-ci ont marqué non seulement des pages de la littérature romanesque, le lexique argotique, le français dit de l'Afrique du Nord, mais aussi, dans une certaine mesure, le discours savant.

Le premier de ces mots est alsarak, attesté sous la plume d'André Thevet, en 1575, au sens de larron [5]. En 1610, on retrouve le même mot, sans l'article al, sarak, sous la plume de Claude Fauchet [6]. Quelque 30 plus tôt, Joseph Scaliger publiait son De emendatione temporum (Correction des temps), et y soutenait que le latino-grec Sarraceni [Σαρακηνός, Sarakênos], sarrasin, dérive de l'arabe السارق essarak (voleur) [7]. Claude Fauchet a pris le mot et la thèse à la volée [8], et les Arabes, à travers les relations de voyages entre autres écrits, n'en furent que plus affublés de cette ingénieuse étiquette identitaire [9].

Il faut attendre le 19e siècle pour voir le mot sous d'autres variantes orthographiques. La première, sareck (1859), est donnée synonyme de "maraudeur" par Louis Du Court [10].  Sous la plume du romancier Louis Noir, le mot est attesté sous deux nouvelles variantes: une première fois en 1868, saraq [11], une deuxième fois, à une date indéterminée, saracq [12]. Une quatrième variante, serrak, est attestée en 1890 sous la plume d'un certain Vidal, auteur de roman-feuilleton [13]. Une cinquième, sarrak, est fournie en 1914 par Jean Henri Probst-Biraben [14], dans une liste de nouveaux emprunts français à l'arabe. Maurice Olivaint rajoute une sixième, sarracqueur, fournie en 1926 [15]. Une septième, sarraqueur, est fournie par André Lanly, en 1970 [16]. Enfin, une huitième, et sauf omission, dernière, sarak, est attestée en 2002 sous la plume de Claude Margantin [17].

Remarquons aussi que, dès le début du 20e siècle, c'est au tour du verbe apparenté à ce substantif arabe d'apparaître dans les textes français. Trois variantes sont attestées: la première, sarracquer, en 1902 dans Mercure de France [18]; la deuxième, sarraquer, en 1908 [19] comme terme de pataouète [20], la troisième, serraker, en 1914, fournie dans le Glossaire de mots empruntés à l'arabe...,de Jean Henri Probst-Biraben [21].

Un autre dérivé, cette fois-ci par voie de substantivation, pour désigner ce que les Arabes appellent سَرِقَةٌ sariqa, variante dialectale سِرْقَة sirqa (vol, action de voler), est attesté sous deux formes: sarraquisme (1970) [22] et sarraquage (1972) [23].

Quand on confronte l'arabe السارق es-sariq (forme définie de  سَارِقٌ sariq) au français escroc, attesté en 1664 sous l'orthographe "escroq" [24], je crois qu'il ne serait pas nécessaire d'aller chercher l'origine du mot français dans l'italien scrocco, quand bien même celui-ci, signifiant proprement voleur [25],[26],[27], et non écornifleur comme le mentionne le TLFi, ne pourrait provenir que de la même racine arabe. 

Il faut rappeler que la voie d'emprunt italienne n'est fondée sur aucun document historique qui l'atteste. Il ne s'agit que d'une hypothèse, probablement erronée, parce que fondée sur la croyance que l'italien, déverbal de scroccare, est tiré de crocco « croc, crochet ».

J'ai cité en exergue le document relatif à la première attestation du mot en français, escroq, pour, d'une part, permettre au lecteur de comprendre la réserve du TLFi quant au véritable sens du mot dans le Testament du Gros Guillaume:  réserve énoncée par ce mot interrogatif
« malfaiteur? ». Et d'autre part, pour dire que c'est probablement en conséquence du vague entourant le sens du mot dans ledit Testament que l'on a rattaché sa supposée racine italienne à crocco.


Deux remarques pour conclure: la première est le scrocco italien n'est qu'une forme de plusieurs variantes du mot: scrocon, scroccone, seroccator, serocchino [28]. Or, en mettant côte à côte ce dernier mot, serocchino [pronocez serokkino], et l'arabe سَارِقٌ sariqon (nunnation de سَارِقْ sariq), on constate l'évidente analogie des deux mots, tant au niveau du sens qu'au niveau de la prononciation. Même constatation avec seroccator et sariq. La seconde est que la racine arabe romanisée semble avoir obéi aux mêmes lois qui ont fait de l'arabe شرطة chorta, de morphologie similaire, l'italien scorta et le français escorte [29].


« Ceux qui tiennent que le mot de Sarasin vient de El Sarak Larron, et qu'il a été donné aux Arabes, parce qu'ils sont tous Larons, ont à mon avis, plus de vraissemblance en leur faveur. Neanmoins je ne voudrois pas conseiller à personne d'aller faire ce conte là à aucun Arabe en beuvant le Racki avec lui. » (Jean Dumont, Voyages en France, en Italie, en Allemagne, à Malthe et en Turquie, T. 2, La Haye, 1610, p. 259)


A. Amri
27.02.2020
 

Notes: 


1- John Thomson, Etymons of English words, Edinburgh, 1826, n.p.

2- Jean Auguste, Dictionnaire d'étymologie française, Bruxelles et Paris, 1862, p. 120.

3- Gilles Ménage, Dictionnaire étymologique de la langue française, V. 1, Paris, 1750, p. 548.

4- Emile Littré, Dictionnaire de la langue française, V. 2, Paris, 1874, p. 1489.

5- André Thevet, La cosmographie universelle, V. 1, Paris, 1575, p. 153
 
6- Claude Fauchet, Les antiquitez gauloises et françoises, V. 1, Paris, 1610, p. 169

7- Opus de emendatione temporum [1583], Ed° 1629, p. 111.

8- Les antiquitez gauloises et françoises, V. 1, Paris, 1610, p. 169
 
9- Quelques exemples d'auteurs du 19e siècle qui semblent s'être complus à relayer  la fausse étymologie de sarrasins: 
-Justin Cénac-Moncaut, Aquitaine et Languedoc, ou, Histoire pittoresque de la Gaule, V. 2, Paris, 1844, p. 316, note 35.
-Paolo Della Cella, Voyage en Afrique au royaume de Barcah et dans la Cyrénaïque à travers le désert, trad. Adolphe Pezant, Paris, 1811, p. 265
- Charles Mullié, Fastes de La France, V. 1, Paris, 1859, p. 161
- José Antonio Conde, Histoire de la domination des Arabes et des Maures en Espagne et au Portugal, V. 1, Paris, 1825, p. 56, note 1.
 

11- Le brouillard sanglant (roman), Paris, 1868, pp. 204/205/224/230/242/243/247

12- Jean Casse-Tête, Paris, avant 1920, p. 355. 

13- La ferme incendiée : feuilleton, in Patriote algérien, Alger, 31.12.1890

14 - L'influence des langues voisines sur le français en Algérie, in Congrès International pour l’extension et la culture de la langue française, 3e session [Gand, 11-14 septembre 1913], E. Champion (Paris), 1914, p. 33.

15- Le roman français dans l'Afrique du Nord: conférence, in Annales africaines: revue, Alger, 07.05.1926

16- Le français d'Afrique du Nord: étude linguistique, Bordas, 1970, p. 105.

17- Claude Margantin, L'Ouadi des épines, Atlantica, 2002, p. 97.

18- Mercure de France, Paris, 15.10.1920

19- Le Louëtte algérois, Alger, 02.02.1908.

20-  Mot attesté depuis 1889; n.m. de l’ar. باب الواد Bab el Oued, nom du quartier populaire européen d'Alger où ce parler a pris naissance. De Babaloüette, attesté en tant que toponyme algérois depuis 1635 sous la plume de Pierre Dan , rendu Baboloet en 1656 par Emanuel d'Aranda , à Bablouette puis paplouette désignant, en parler pied-noir, un habitant de Bab el Oued, puis sa langue, le mot a évolué pour donner naissance à Papa-Louette, titre d'un journal satirique paru à Alger en 1905, puis au mot pataouète. (Ling.) Parler des Français d'Algérie, à l'époque où celle-ci était française, comportant beaucoup d'emprunts à l'arabe, à l'espagnol et à l'italien.

21- Henri Probst-Biraben, op. cit. p. 33.

22- Le français d'Afrique du Nord: étude linguistique, Bordas, 1970, p. 105.

23- Paul Achard, Salaouètches : évocation pittoresque de la vie algérienne en 1900, Balland, 1972, p. 78

24- Le testament du Gros Guillaume et sa rencontre avec Gaultier Garguille en l'autre monde, Paris, 1634, p. 10.

25- Jean Charles Emmanuel Nodier, Pierre Victor Verger, Dictionnaire universel de la langue française, T. 1, Paris, 1832, p. 626.

26- Jean-Philippe Barberi, Grand dictionnaire français-italien et italien-français, V. 1, Paris, 1854, p. 406.

27- Costanzo Ferrari, Joseph Caccia, Gran dizionario italiano francese e francese-italiano, Paris, 1874, p. 308.

28- Giuseppe Boerio, Dizionario del dialetto veneziano, Venise, 1856, p. 636.

29-Escorte: voyage du mot de l'arabe au siculo-arabe puis à l'italien, au français et à l'anglais



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Escorte: voyage du mot de l'arabe au siculo-arabe puis à l'italien, au français et à l'anglais



« Voulez-vous voir l'aga ? Il faudra d'abord lui porter des présens : il ne manquera pas de vous donner malgré vous une escorte pour Jérusalem ; l'aga de Rama augmentera cette escorte; les Arabes, persuadés qu'un riche Franc va en pèlerinage au Saint-Sépulcre, augmenteront les droits de Caffaro, ou vous attaqueront. »  (François-René Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, V. 1, Paris, 1811, p. 118)     

« Firman de voyage pour "'***'* pour se rendre avec leurs domestiques aux îles de l'Archipel, à Chypre, Acre, Jaffa, Jérusalem, en Syrie, à Alexandrie, en Égypte et pays environnans, et revenir de là à Constantinople : ils seront traités de la manière la plus amicale; on leur procurera sûreté, assistance, et protection, conformément ans capitulations impériales, et on leur fournira, en payant, dans l'occasion, toutes les escortes nécessaires. » (T. R. G., Lettres sur la Palestine, la Syrie et l'Egypte, trad. Aubert de Vitry, publ. Picard Dubois, Paris, 1820, p. 46, note, 22.)


Il existe en français toute une série de mots commençant par "es-", et un sous-groupe par "esc-", qui sont d'origine arabe. Dont "escorte", attesté en 1520 "scorte"[1] sous la plume de Claude de Seyssel (1450-1520).   

Le TLFi indique que le mot est « emprunté à l'italien scorta » signifiant « troupe armée qui accompagne une personne ou un groupe », attesté depuis le 13e siècle. » Quant à l'origine de scorta, la même source indique qu’il “dérive de scorgere « guider, accompagner », du latin vulgaire excorrigere « diriger », dérivé de corrigere » qui signifie « redresser ».

S'il n'y a rien à redire sur la voie italienne d'emprunt, l'on verra que pour ce corrigere qui porte manifestement à faux, tout procède de ce que j'appelle mythémologie. Mais avant de songer à redresser ce qui boite des deux pieds dans la racine italienne, il ne serait pas superflu de faire un petit tour d’horizon historique éclairant l'insoupçonnable scorta arabe, l'authentique étymon à quoi il faudra restituer les dérivés italien, français, anglais et autres.

Rappelons d'abord que la police arabo-musulmane est une institution aussi vieille que l'islam, née sous le califat d'Othman, entre 644 et 655 [2], si ce n'est bien avant.  L'historien Makrizi qui fut lui-même commissaire de police, rattache les débuts de cette institution au califat d'Abou Bakr, celui-ci, successeur du Prophète ayant institué les patrouilles nocturnes quelque 10 ans plus tôt [3]. Et le premier sahib es-chorta (commissaire) a été Noçaïr, père de Moussa conquérant de l'Espagne [4]. Sous le califat abbasside, la police a acquis les pleins pouvoirs dont dispose de nos jours la police judiciaire [5]. Et à côté de ce pouvoir, elle avait en la personne même du calife, Hâroun ar-Rachîd alias Al Bondocani [6], une "police de la police". Dans l'Espagne musulmane, l'institution s'est davantage développée pour se subdiviser en deux corps distincts : la petite police et la grande. La première s'occupait uniquement des affaires du menu peuple. La seconde avait des pouvoirs plus étendus, qui réprimait les abus et la corruption des fonctionnaires publics, ainsi que les injustices commises par des gens haut placés [7], [8]. Enfin, sous la dynastie des mamelouks d’Égypte, la police devait tenir ce qu'on appelle aujourd'hui une main courante, à présenter quotidiennement au sultan [9], [10].

Rappelons aussi qu'en plus de sa première fonction de veiller à la sécurité publique des cités, cette police avait à charge de combattre les incendies [11] et d'assurer la sécurité routière [12]. Non pas contre des accidents comme c'est le cas aujourd'hui, et pour cause ! mais contre le banditisme, les attaques ciblant les caravanes, les voyageurs, les pèlerins. A ce propos, l'orientaliste allemand Walter Behrnauer (1827-1890), qui a fait un remarquable mémoire sur les institutions policières médiévales du monde arabo-musulman, nous  apprend que Mahmoud Ghazan Khan (1271-1304), ilkhan de Perse de 1295 à sa mort, "ordonna que, sur les routes, dans chaque endroit qui pouvait être infesté, des gardes fussent placés en différents points, pour indiquer aux caravanes la direction qu'elles devaient prendre" [13]. Plus loin, le même auteur nous dit que Timour (1336-1405) " établit dans les villes et leurs quartiers un grand prévôt (kotwal), chargé de veiller à la sûreté du peuple et des soldats, et de punir tous les vols commis dans son département. Il plaça aussi des gardes sur les routes pour faire la patrouille et favoriser la circulation. Les voyageurs et les marchands avaient le droit de faire escorter leurs richesses et leurs effets par ces gardes, qui répondaient de tout ce qui se trouvait égaré ou perdu."[14

L'évocation de ces escortes de route assurées par des gens d'armes, appartenant à la police ou à l'armée, revient souvent dans les récits  médiévaux. Autant arabo-musulmans que chrétiens. Ainsi lit-on sous la plume d'Ibn Battouta (1304-1368)  quittant en caravane Gabès en direction de Tripoli, que sa caffila était sous l'escorte de "cent cavaliers, ou même davantage", à quoi ajouter "un détachement  d'archers" [15]. Ahmed Baba, savant et homme de lettres ouest-africain (1556-1627), raconte que le « mansa » du Mali fit le pèlerinage de la Mecque, en 1324, sous l'escorte de toute une armée [16]. A son tour, en l'an 1418, quand le seigneur de Caumont débarque à Jaffa, c'est sous l'escorte d'un officier turc et de ses soldats qu'il se rend à Jérusalem [17]. Et l'on peut trouver dans les relations de voyageurs occidentaux, du 17e au 20e siècles, une pléthore d'évocations à ce sujet [18].

Venons-en à présent au scorta arabe insoupçonné. L'italien se tire de الشُّرَطُ es-chorat [19], vieille forme de الشُّرْطةُ es-chorta, de nos jours signifiant police, et autrefois signifiant à la fois police, patrouille de sécurité nocturne [20], soldat de garde [21] et escorte [22]. Le vieux terme arabe  الشُّرَطُ es-chorat, variante الشَّرِيطُ es-charit et الشَّرِيطَةُ es-charita, du verbe أَشْرَطَ achrata (marquer d'un signe), désignait d'abord un ruban que la police arabe portait en guise de badge pour être reconnue, un peu comme l'uniforme de ce corps de nos jours. Par métonymie, à l'exemple de "casques bleus", "bérets verts", "chemises noires", etc., le mot a fini par désigner les porteurs de cet insigne originel. 

Comment le mot arabe s'est-il introduit en Europe ?    

Évoquant les fonctions judiciaires de حاكم hakim (préfet) et de صاحب الشرطة sahib-es-schortah (commandant de police) en Espagne musulmane, Michele Amari écrit: "Il semble que le même
Itinéraire du mot
système ait été adopté en Sicile par les musulmans, et qu'on l'ait conservé, même sous la domination chrétienne, tant qu'il exista des populations musulmanes. En effet, Ibn-Djobaïr vient de nous apprendre qu'il existait, à Palerme, un cadi; et nous connaissons, par les lois de la dynastie aragonaise de Sicile, que les patrouilles de police, jusqu'au XIVe siècle, s'appelaient xurta." [23], [24].

 
Ce siculo-arabe xurta semble avoir laissé des traces, dès 1282, à travers ses variantes orthographiques et ses dérivés, dans de nombreuses régions de l'Italie, non seulement au royaume de Sicile (Palerme, Corleone, Alcamo, Castronovo, Catania) mais aussi en Corse, autrefois territoire génois [25]. 
Outre le mot xurta (en dialecte sicilien patrouille de police nocturne), le dictionnaire siculo-arabe de Dionisius A. Agius fournit sciorta, surta, surte, et les dérivés capixurta, sciortino, sciutarello, sciurtino) [26]. D'autre part une note de Michèle Amari stipule que le mot sciorta est utilisé jusqu'au début du 18e siècle en dialecte sicilien, et se rendait en latin par sorta, surta, xurta, etc.[27]
Titre de mérite, Palerme, 27 janv. 1324.

La même note nous apprend aussi qu'un diplôme de Magistri sortrii (latinisation de صاحب الشرطة sahib es-chorta (commandant de police, commissaire) a été délivré par l'Université de Palerme en date du 24 octobre 1269 au dénommé Carlo d'Angiô]. D'autres sources fournissent la déclinaison magistros surterios [28],[29]. Et l'on trouve également un autre document latin, acte de don, datant du 27 janvier 1324, en vertu duquel l'Université de Palerme cède à titre de mérite un local (si je ne me trompe pas) au dénommé Tomasio de Leonardo [30].

Notons également que si Auguste Cherbonneau, qui donne xurta pour mot emprunté (aussi) par l'espagnol [31] semble se tromper, il n'en demeure pas moins que d'autres auteurs croient trouver dans la même racine arabe un dérivé espagnol [32]. 
 
Policière tunisienne

Quoi qu'il en soit, il apparait évident qu'en empruntant ces formes siculos-arabes intermédiaires, la racine  arabe الشرطة es-chorta, ou شرطة chorta, a dû obéir aux mêmes lois d'emprunt qui ont fait de l'arabe السارق es-sariq (voleur), de morphologie analogue, le français escroc et l'italien scrocco [33].  
Ainsi donc, sauf à vouloir cacher le soleil par un tamis, il serait difficile de ne pas reconnaître dans le scorta italien l'évident dérivé de l'arabe chorta.
Escorteur Le Bourguignon


Avant de conclure, deux remarques. La première concerne l'historique des dérivés français: escorter date de 1530; escorteur de 1935, l'anglais escort de 1570 (au sens militaire), de 1936 au sens de «personne accompagnant quelqu'un à une occasion sociale», de la seconde moitié du 20e siècle au sens d'« escort-girl » ou d'« escort-boy ». A travers la marque de voiture américaine Ford Escort, élue Voiture européenne de l'année en 1981, le mot a franchi quasiment toutes les frontières.

Ford Escort de fabrication chinoise
Seconde remarque: il me semble que cette même racine arabe, par l'intermédiaire des mêmes variantes siculos-arabes, pourrait bien être aussi à l'origine de deux autres mots français, en rapport avec la fonction de la police: sécurité et sûreté. Mais je n'en dirai pas plus tant que je n'aurai pas disposé d'éléments assez solides à ce propos.



A. Amri
27.02.2020




Notes:

1- Appian Alexandrin, Des Guerres des Romains, livre XI, trad. Claude de Seyssel [1520], Paris, 1569, n.p.

2- Aḥmad Ibn-ʿAlī al-Maqrīzī, Histoire des Sultans Mamlocks de l'Égypte, trad. et notes de Quatremère, T. 1, P. 1, Paris, 1837, p. 110, suite note 140)

3- Dirāsāt tārīkhīyah, Numéros 45 à 50, Al-Lajnah, 1993, n.p.

4- Ahmed Ibn Mohammed Al-Makkari, The History of the Mohammedan Dynasties in Spain, trad. et notes de Pascal De Gayangos, V. 1, Londres, 1840, p. 398, note 30.

5- Ibn Khaldoun, Les Prolégomènes d'Ibn Khaldoun, trad. De Slane, V. 2, Paris, 1865, p. 35.

6- Le mot bondocani (attesté pour la première fois en français en 1788 "il bondocani"), devenu source d'inspiration pour des auteurs occidentaux du 18e siècle à la faveur de la traduction des Mille et Une Nuits, est, d'après ce recueil de contes, le "nom de guerre" dudit calife qui avait pris l'habitude de faire des randonnées nocturnes, déguisé en marchand étranger, dans les rues de Bagdad, à la fois pour se divertir et s'assurer que l'ordre règnait dans sa capitale. Historiquement, le surnom a été donné d'abord au fameux Baybars (1223-1277), 4e sultan d'Égypte et de Syrie, de la dynastie des Mamelouks Bahrites, qui régna de 1260 à 1277. Le mot est tiré de l'arabe بندقي bondoqi (arquebusier, carabinier), de  بندق bondoq (noisette) qui désigne par métaphore la balle d'un fusil, d'où l'arabe بندقية bondoqia (carabine, fusil).
Pour les oeuvres artistiques évoquées, ce surnom a inspiré l’opéra El bondokani, composé par le musicien allemand Johann Rudolf Zumsteeg (1760-1802), et représenté au théâtre Ducal de Stuttgard vers 1792. Il a également servi de nom au personnage Il Bondocani du Calife de Bagdad, opéra comique en un acte de François-Adrien Boieldieu sur un livret de Claude de Saint-Just, représenté pour la première fois sur le théâtre Favart, le 16 septembre 1800, adapté la même année à l’espagnol, puis en 1801 à l’anglais sous le titre Il Bondocani or the Caliph Robber, enfin à l’italien en 1813. 

7- Walter Behrnauer, Mémoire sur les institutions de la police chez les Arabes, les Persans et les Turcs, in Journal asiatique, 5e série, T. 15, Paris, 1860, p. 469.

8- ابن خلدون، المقدمة، على موقع الوراق، ص. 133

9- Walter Behrnauer, opt. cit., p. 471.

10- Aḥmad Ibn-ʿAlī al-Maqrīzī,, opt. cit. p. 114, note 143.

11- نمر بن محمد حميداني، ولاية الشرطة في الاسلام، دار عالم الكتب، 1993، غ.م

12- Walter Behrnauer, Mémoire sur les institutions de police chez les Arabes, les Persans et les Turcs, Paris, 1861, p. 42.

13- Walter Behrnauer, opt.cit. p. 33.

14- Walter Behrnauer, opt. cit. p. 42.

15- Henri Fournel, Les Berbers...d'après les textes arabes imprimés, V. 1, Paris, 1875, p. 401.

16- Charles Defrémery, Mémoire sur les Emirs Al-Oméra, in Mémoires présentés par divers savants à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, V. 2, Paris, 1852, p. 129.

17- Charles Defrémery, opt. cit. p. 178.

18- Ci-dessous, classés dans l'ordre chronologique de leur parution, quelques titres:
- Adam Olearius, Relation du voyage en Moscovie, Tartarie et Perse, V. 2, aris, 1666, p. 194
- Johann Albrecht von Mandelslo, Voyages célèbres et remarquables, faits de Perse aux Indes Orientales, V. 1, Amsterdam, 1727, p. 155.
- Corneille Le Brun, Voyages la Moscovie, en Perse, et aux Indes [texte néerlandais paru en 1711], Amsterdam, 1718, p. 424.

- François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem..., V. 1, Paris, 1812, p. 393/394.

- Louis Du Couret, L'Arabic heureuse, Paris, 1860, p. 98.

- Joseph-François Michaud, Correspondance d'Orient (1830-1831), Bruxelles, 1841, p. 221.
- Maurice Tamisier, Voyage en Arabie, V. 1, Paris, 1840, p. 241.
- Louis Massignon, Le cheikh admirable, Le Capucin, 2005, p. 59.


19- Attesté dans Ibn Al Athir [*], Ibn Hazm [*], Makrizi [*] et bien d'autres auteurs arabes [*]. Voici ce qu'on peut lire, à titre d'exemple, dans Al-Aghani[*], livre compilé au Xe siècle:  "Rapportant les dires d'Al-Karrani qui les tenait d'Attouzni suivant Abou Obeyda, mon oncle m'a dit:" Alors que Saïd Ibn Al-Âs était en ville, donnant à diner aux gens, et que ceux-ci sortaient un à un, il a vu, assis sur son tapis et causant avec sa clique, un homme laid, aux haillons sordides. Les Es-chorat sont allés pour le faire lever; et il a refusé". [أخبرني عمي قال حدثنا الكراني عن التوزي عن أبي عبيدة قال: بينا سعيد بن العاص يعشي الناس بالمدينة والناس يخرجون أولاً أولاً، إذ نظر على بساطه إلى رجل قبيح المنظر، رث الهيئة، جالسٍ مع أصحاب سمره، فذهب الشرط يقيمونه فأبى أن يقوم] 

20- Walter Behrnauer, opt. cit. p. 7.

21- Philippe Cuche, Qamus arabi faransawi ... Dictionnaire Arabe-Francais, Ed° ?, 1862, p. 28.

22- Albin Kazimirski de Biberstein, Dictionnaire arabe-francais, V. 1, Paris, 1860, p. 1216.

23- Du voyage en Orient de Mohammed ebn-Djobaïr, trad. et notes de Michele Amari, in Journal asiatique, Paris, janvier 1846, p. 229.
24- Michele Amari, Storia dei Musulmani di Sicilia, V. 3, Florence, 1872, p. 890.
25- Deputazione toscana di storia patria, Archivio storico italiano, T. 14, Florence, 1881, p. 309.

26- Dionisius A. Agius, Siculo Arabic, n° 12, Londres et New York, 1996, p. 378.

27- Michele Amari, opt. cit. p. 9.

28- Giacinto Agnello, Notizie intorno ad un codice relativo all' epoca Suevo-Angioina, etc., Palerme, 1832, p. 42, note 136.

29- John Victor Drendel, La société rurale et les institutions gouvernementales au Moyen Âge, Montréal, 1993, p. 15.


30- Vincenzo Di Giovanni, Il Pixotus, la Chazena, la Porta Nova, la Xurta del secolo XIV in Palermo, in Archivio storico siciliano, Palerme, 1887, p. 225.

31- Dictionnaire arabe-français: langue écrite. T. 1, Paris, 1876, p. 511.

32- Reinhart Pieter Anne Dozy, Glossaire des mots espagnols et portugais dérivés de l'arabe, Brill, 1869, p. 391.

33- Escroc, c'est le es-sariq arabe romanisé




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