« On
oublie trop […] que les
Arabes ont été nos maîtres, aussi bien en sciences que dans les autres branches
des connaissances humaines; et nos meilleurs dictionnaires, même celui de M.
Littré, ont laissé subsister une lacune très regrettable en donnant des étymologies
que nous ne pouvons admettre pour des termes dérivés directement de l'arabe.
[...] Que résulte-t-il de ces observations ? La nécessité de revoir mot par mot
tous nos grands dictionnaires, pour rectifier les fausses étymologies qui y
sont multipliées... » Louis-Pierre-Eugène Sédillot [1]
On se souvient de l'expression quelque peu malencontreuse de Rached Ghannouchi qui, en date du 26 octobre 2011, assimilait le franc-arabe du parler tunisien à une "pollution linguistique"[2]. Parmi les vives réactions que cette expression avait suscitées, un bel article écrit par Michèle Perret, linguiste et romancière française. Cette respectable dame pour qui, en passant, j'ai une grande estime (voir l'article que je dédie à son dernier roman: Le Premier Convoi 1948 [3]), a recadré de manière juste le cheikh en rappelant que les emprunts ne sont pas une "pollution" mais une incorporation d'apports enrichissants, même s'ils reflètent parfois un rapport de forces qui en détermine en premier la nécessité. Quoique l'auteure n'ait globalement traité la question qu'à travers l'histoire des différentes vagues d'emprunts français venus de l'arabe, elle a évoqué dans un bref passage les emprunts de l’arabe maghrébin au français, et ce passage mérite qu'on lui apporte quelques précisions. L'auteure écrit: « Une
de mes étudiantes, Farida Tighanimine, avait fait, à ma demande, une
excellente petite étude sur l’arabe du Maroc : elle montrait comment le
plus gros stock d’emprunt était constitué, non de termes techniques
(quoique latriciti…), mais plutôt administratif (latrite).
Elle montrait aussi qu’il s’agissait d’emprunts à part entière, qui
s’étaient intégrés dans la langue arabe « dialectale » en adoptant son
phonétisme et sa morphologie. » [4]
Certes,
face aux "latriciti" et "latrite" marocains, ou aux "triciti" et
"lintrit" tunisiens, n'importe quel
francophone arabe moyen reconnaîtrait sans problème les mots français
"électricité" et "retraite". Mais combien de Français en contrepartie, y
compris parmi les universitaires et les linguistes, reconnaitraient-ils
dans "électricité" et "retraite" deux dérivés de racines arabes? Si l'on en juge par la qualité de l'auteure citant ces deux exemples, il va sans dire que ces Français ne font pas légion.
Je citais en exergue Louis-Pierre-Eugène Sédillot qui soulignait, il y a un siècle et demi, "la
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Electricité: mot venu d'Arabie |
nécessité de revoir mot par mot tous [les] grands dictionnaires
[français]", afin de rendre à l'arabe ce que les fausses étymologies
attribuent à d'autres langues. Or, en voici deux bels exemples de mots
qui, faute d'étymologies justes dans les dictionnaires français, adjugent à la langue de Voltaire un prestige qu'il convient de relativiser, "latriciti" et "latrite" étant
plus arabes que français, pour autant qu'on veuille rendre les racines dont ils dérivent à la véritable langue qui les avait données, à savoir la langue arabe.
Rappelons d'abord que le
mot français « électricité », qui date de 1720, aurait été choisi
après une longue hésitation entre trois termes: électricité, ambricite,
ambreite [5].
Quel
motif aurait pu peser dans ce choix pour disqualifier ambricite et ambreite
au profit de électricité ? Sans pouvoir être catégorique, je suis tenté
de penser que la présomption plus ou moins forte de la grécité du mot
"Elektron" (qui signifie ambre) aurait pu plaider en faveur du dérivé
français retenu. Les deux autres mots, en fonction du même critère, auraient été donc desservis par l'arabité communément évidente de leur racine. Quoiqu'il en soit, avant de fournir le dérivé français, le radical grec a donné
le latin « electricus », néologisme créé par William Gilbert
en 1600 [6], duquel l'anglais a fait son « electricity »,
attesté en 1646 sous la plume de Thomas Browne [7].
Les
dictionnaires français, ou occidentaux en général, ne sont pas assez diserts
quand ils veulent occulter un radical qui n'est ni grec ni latin. Ainsi le TLFi réduit-il au minimum l'étymologie de « électricité », qui indique en toute simplicité: "Emprunté à l'anglais electricity (electric + -ity); voir électrique". Cette économie
verbale, lorsqu'elle n'est pas motivée par l'ignorance, permet à
ceux qui la pratiquent d'assurer au prestige du verbe un semblant de coiffe hellène ou latine. La définition par la même source du mot électrique ne va pas plus loin que le grec ἤλεκτ "élektron". Nul doute que le mot élektron apparait pour la première fois
en grec ancien sous la plume d'Homère, dans l'Odyssée, entre le dernier quart
du 8e et le premier quart du 7e siècle av. J. C. Et le terme désignait,
initialement, des parures féminines, sens qui revient encore sous la plume
d'Hésiode, dans un passage du Catalogue des femmes [8]. Mais d'où vient ce grec ? La question n'a pas de réponse dans les dictionnaires français.
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Electron, ou le carabé arabo-persan |
En vérité, quelle que soit son ancienneté hellène, le grec ἤλεκτρον [ếlektron] n'est autre que la dérivation du
mot arabe عِلْك 'elk [9][10][11][12][13][14][15][16], dont la variante عِلْكَة 'elkat, à la forme nunnée عِلْكَةٌ
'elkaton, donne le juste prototype de l'emprunt hellénisé. Le mot arabe signifie résine, gomme [17], l'ambre jaune que les anciens appellent carabé (de l'arabo-persan كَهْرَبَاء cahraba, aujourd'hui nom arabe de l’électricité) n'étant qu'une fossilisation de
certaines résines végétales. Que عِلْكَةٌ 'elkaton ait pu passer au grec à travers le phénicien, cela est fort probable. Mais, quelle que soit la voie de transfert, le mot demeure foncièrement arabique, au même titre que "muguet", "marathon", "dromadaire", "scène", "étymologie", et des mots sans nombre attribués de façon indue au grec, sur lesquels nous aurons à revenir très prochainement.
Quant au mot "retraite", attesté en français à la fin du 12e siècle au sens de « action de reculer, esquive », et en 1580 au sens de « action de se retirer de la vie active ou mondaine », s'il dérive du verbe latin "trahere" attesté deux siècles avant J. C. au sens de "tirailler", puis un siècle plus tard au sens de "tirer", "traîner", "ôter", "extraire", "soustraire" [18], il n'y a pas le moindre doute qu'il ne soit originellement tiré de l'arabe طرح "taraha" (tirer, soustraire, retrancher, ôter, rabattre, jeter, allonger)[19][20], probablement via une forme phénicienne apparentée. Et l'hypothèse est d'autant plus plausible que le latin doit la première attestation du mot à l'auteur carthaginois Terence Afer [21], qui, au passage, mérite d'être relu par les philologues latinistes pour tous les arabismes qu'il ait pu introduire en latin (voir l'exemple de "opportunis" sur ce blog). Pour rappel, c'est de cette même racine arabe, via son dérivé مطرح matrah, que le français tire "matelas" et ses apparentés.
C'est dire que ces "emprunts à part entière" que l'arabe doit au français, à l'exemple de « latriciti » et "latrite", ne semblent pas assez appropriés pour être inscrits à l'honneur de la langue de Voltaire. L'arabe moderne emploie "ترسانة tirsana"(arsenal), "شفرة chafra"(chiffre), "جيب jeyb" (jupe), "ماراطون maratoun" (marathon), "فرامل faramel" (freins), etc., empruntés incontestablement à la langue française. Mais ce sont ses propres racines qui lui reviennent; plus ou moins altérées; mais arabes quand même. Il s'agit, tout simplement, d'un "retour à l'expéditeur" avec cachet de poste français. Ceci dit, Michèle Perret a l'excuse de ne pas connaître l'arabe. Autrement, elle aurait trouvé mille et un exemples plus appropriés, et de nature à montrer, comme le souligne Kamel Chaabouni, que le parler maghrébin "s'achemine vers la créolisation" [22].
En guise de conclusion, rappelons que "électricité" a donné une dizaine de dérivés français, et ce est apparenté au personnage mythologique d'Electre.
A. Amri
22. 01. 2020
Notes:
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