« Ventura a rapidement fait de Kamil Glik son capitaine, choix plébiscité par les supporters, qui appréciaient sa grinta, sa rigueur et son humilité. » (R. N., Glik est une bonne pioche pour Monaco, in France Football, 19. 07. 2016)
« Chez Patrick, je perçois autre chose, un désamour pour les guerres des mots, peut-être, quelque chose d’émollient. Il parle souvent de ses fils, est tellement nostalgique des moments apaisés, que je me demande si la « grinta » n’a pas disparu. » (Patrick Bruel, Conversation avec Claude Askolovitch, Plon, 2011, n. p.)
« Sur le terrain, les fameux "Galactiques" effectuent des débuts moyens, avec une défaite à Valence, le 26 août, lors de la première journée du championnat d'Espagne (3-1). Leurs adversaires les ont dominés sur l'envie, l'engagement physique, la "grinta" et, surtout, la volonté de se payer ces milliardaires du football. » (Baptiste Blanchet, Zidane : le dieu quivoulait juste être un homme, Paris, 2006, p. 140)
Grinta est un mot italien qui est à peu près synonyme du français niaque ou gnaque dérivé du gascon gnaca qui signifie mordre. L'usage de cet italianisme, de plus en plus en vogue sur les plateaux de la télévision tunisienne comme dans les médias français du reste, après avoir été au début de ce siècle l'apanage des émissions sportives, est désormais à la mode chez les chroniqueurs de tout bord. A la faveur des crises qui paralysent le pays depuis l'avènement de ce que l'on a convenu d'appeler Printemps arabe, tout le monde invoque la grinta qu'il faut insuffler aux Tunisiens, antidote à tous les mots, dont les inestimables vertus sont susceptibles de mettre fin à nos tribulations printanières et remettre le pays sur les bons rails. Dans chaque rubrique, toute analyse politique, économique ou sociale, il y a toujours une place quelconque où vient se caser immanquablement la divine grinta tant recommandée. Et l'italianisme semble si bien assimilé par nos chroniqueurs tunisiens que même sa prononciation a conservé intact son accent originel.
Mais d'où vient au juste ce grinta tant honoré par nos médias ?
Avant de dépister son étymologie, passons d'abord en revue quelques
éléments de son historique en langue italienne. D'après l'auteur modénois d'Opuscoli
religiosi, letterari e morali [1], le mot est d'origine toscane, et cette source
le souligne davantage qui le qualifie de "toscanissime".
Jusqu'en 1863, son usage semble s'être confiné dans une tranche de la
population locale, plutôt mal famée, représentant ce que l'on peut appeler gens
du milieu, ou, en argot, le mitan. D'où sa qualification par ce même
auteur de "parolaccia di colore oscuro"[2], ce qui
signifie à peu près "gros mot de couleur sombre". La même
source précise que le mot n'a eu l'honneur ni d'être introduit dans le
vocabulaire de la Crusca (association linguistique italienne de type
académique) ni même dans l'usage, le bon usage évidemment, toscan. Et si
grinta a fini quand même par conquérir sa place en italien, avant de se
répandre encore ailleurs, c'est grâce à Pietro Fanfani qui, après l'avoir
négligé une première fois, l'a inséré dans son glossaire de mots toscans publié en
1863 [4].
Pour ce qui est de son sens initial, Fanfani précise que le mot est employé dans les acceptions de "ire, colère, hargne, rage", et s'emploie aussi, dans un sens péjoratif, pour signifier "visage"ou "gueule"[5]. Dans son Dictionnaire du dialecte vénitien paru en 1829 Giuseppe Boerio le définit comme suit: "colère, dédain, contrariété" [4]. Et l'auteur fournit quatre dérivés du mot: le premier, grintàda est un substantif de même sens, à valeur hyperbolique -si je ne me trompe pas. Le deuxième, grintadin, est un adjectif qui signifie "être en colère", "s'irriter". Le troisième est grintarse, et c'est un verbe qui signifie "se mettre en colère, grogner". Quant au dernier, grintoso, c'est encore un adjectif qui signifie "être irascible", "odieux", et "se dit de ceux qui s'emportent facilement".
Tels sont les acceptions associées au mot toscan qui a évolué par la suite pour
signifier son sens courant, à savoir "la rage de vaincre"," la niaque",
"la détermination"...
Mais ce qui nous intéresse ici, c'est surtout l'étymologie du mot.
Le même auteur modénois précise que grinta est un mot étranger, sans
toutefois en dire plus, si ce n'est qu'en Illyrie, ce mot, comme grind
en Allemagne, équivaut à teigne.
Il va de soi que l'on pourrait être tenté d'apparenter le terme toscan aux
homonyme et paronyme cités. Et ce sens cadrerait bien, dirait-on, avec la
connotation péjorative de grinta, ou la triste réputation de ses
premiers usagers, comme l'évoque la référence modénoise citée. A titre
d'exemple, en français, "teigne" signifie au figuré " personne
hargneuse, méchante". Mais je suis persuadé que le mot toscan n'a rien à
voir avec les noms illyrien et allemand de la teigne. L'origine du mot, j'en
suis convaincu, est à chercher plutôt sur la rive sud de la Méditerranée, et
plus précisément dans la racine arabe قرن
"qarana" et ses dérivés قرين
qarin et قرينة qarina,
respectivement formes masculine et féminine du prototype italien. Il faut
signaler ici que ces deux mots ont été translittérés sous diverses orthographes
dans les textes français et occidentaux, et ce depuis le début du XXe siècle: quarineh
[4],
quarinah [5],
karine et karineh [6], qarina [7], karina
[8]...
Mais qu'est-ce au juste une qarina, un qarin ?
Le mot dérive du verbe قَرَنَ qarana qui signifie "unir": ainsi l'expression akd
qiran [عَقْدُ قِرَانٍ] s'entend "acte
de mariage". Et le qarin [قرين]
et la qarina [قرينة] équivalent aux deux
conjoints d'une union conjugale. Mais, en même temps, et cela semble enraciné
jusque dans la croyance islamique, le qarin et son féminin désignent
aussi une sorte de démon qui tient constamment compagnie aussi bien à l'homme
qu'à la femme dès leur naissance. La femme a son démon qui ne la quitte
jamais, de même l'homme sa démone inséparable. A ce
propos, le fait que le Coran mentionne qarin dans pas moins de quatre sourates [9] est assez éloquent.
Ajoutez à cela un hadith qui explicite davantage ces occurrences coraniques : "Il n'est
personne d'entre vous qui ne soit placé sous la tutelle d'un qarin des
djinns" [ما منكم من أحد إلا وقد وكل به قرينه
من الجن] [10]. Une autre version du même hadith dit: "Il n'est
personne d'entre vous qui ne soit placé sous la tutelle d'un qarin des
djinns et d'un qarin des anges." [ما منْكم من أحدٍ إلَّا وقد وُكِّلَ بِهِ قرينُهُ منَ الملائِكةِ وقرينُهُ منَ الجنِّ] [11].
Il va de soi que, dans la croyance populaire du musulman, ce compagnon
ou cette compagne de vie occultes, sauf prévention grâce au pouvoir des
amulettes ou du sang d'une bête sacrifiée, peuvent être constamment redoutés,
compte tenu de la puissance de leur emprise quand ils veulent faire du mal. Et
ce mal se manifeste surtout à travers des accès de colère aux conséquences incalculables.
Aussi dit-on souvent d'une personne qui s'emporte et vocifère des jurons ou des
obscénités inaccoutumées qu'elle est sous l'emprise de son qarin ou de
sa qarina.
Mais, me dira-t-on, comment expliquer cette évolution phonétique qui a fait de l'arabe qarina le toscan grinta ?
En Tunisie, et sans doute dans d'autres pays maghrébins, l'initiale du mot qui est un "ق qaf" se prononce dans le sud comme le "ج jim" en Egypte, ou le "g" du français "garçon". Et pour se moquer d'un homme qui est en proie à la colère, et quelquefois pour lui donner une excuse, on dit tout bonnement: قرينته ناضت عليه nadhit 'alih grinta(h) [c'est sa démone qui le monte]. Par conséquent, le mot toscan n'est ni plus ni moins que la forme tronquée, ou elliptique (le Tunisien pouvant dire aussi tout simplement grinta(h) par économie verbale) de cette expression tunisienne.
En guise de conclusion, rappelons sans commentaires ce que deux auteurs français du 19e siècle disaient à propos de l'idiome de Florence (celle-ci se trouve au coeur de la Toscane):
« Je vole au théâtre du Hhohhomero, c'est ainsi qu'on prononce le mot cocomero. Je suis furieusement choqué de cette langue florentine si vantée. Au premier moment, j'ai cru entendre de l'arabe, et l'on ne peut parler vite ». (Stendhal) [12]
« En revenant sur nos pas pour gagner la porte Pinti, nous nous sommes engagés dans des petites ruelles, à moitié désertes, qui toutes aboutissent dans la campagne, au pied d'une colline coupée de cultures, et où nous ne pouvons trouver d'issue. Nous nous adressons à des paysans vêtus aussi proprement que le sont des comparses d'opéra-comique; ils nous répondent dans un langage plutôt arabe qu'italien ». (Frédéric Bourgeois de Mercey) [13]
Ahmed Amri
30. 07. 2021
Notes:
1- Série 2, Tome V, Modène, 1865, p. 62.
2- Ibid.
3- Ibid.
4- Pietro Fanfani, Vocabolario dell'uso toscano, V. 1, Florense, 1863, p. 461.
5- Ibid.
4- Antonin Jaussen et Raphaël Savignac, Mission archéologiqueen Arabie (mars-mai 1907, E. Leroux, 1909, p. 471.
5- Antonin Jaussen, Coutumes palestiniennes, V. 1, Geuthner, 1927, p. 35.
6- Winifred Susan Blackman: The Karin and Karineh, in The Journal of the Royal Anthropological Institute of Great Britain and Ireland, Vol. 56 (1926), pp. 163-169.
7- Anne Marie Moulin, Islam et révolutions médicales : Le labyrinthe du corps, Karthala, 2013, p. 36.
8- Fawzia Assaad, Ahlam et les éboueurs du Caire: roman, Hèbe, 2004 et , p. 150.
9- Wikipedia (anglais), Qareen.; Wikipédia (arabe) قرين
11- Ibid.
12- Rome, Naples et Florence en 1817, T. 1, Paris, 1817, p. 29.
13- La Toscane et le midi de l'Italie, Paris, 1859, p. 252.
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