lundi 1 avril 2013

Claudia Cardinale ou l'oiseau qui n'oublie pas son nid

Nul ne guérit de son enfance, chante Ferrat.

C'est, à coup sûr, vrai pour tout humain. Et davantage, je crois, pour ceux qui quittent le pays natal et n'y retournent jamais, si ce n'est longtemps après, le temps de voir que les repères ont disparu, que la rue qu'on croyait ramener à son enfance reconduit à son exil, que le pays qu'on aimait, les bien-aimés du bon vieux temps et ses bonnes gens n'existent plus. 

En 1955, une jeune fille de 17 ans, en tout méditerranéenne et de toute beauté, débarque à Venise, venant de l'autre côté de la Méditerranée. Elle porte sur la tête la couronne d'une reine, le diadème de sa beauté. Et elle vient de Tunis, sa ville natale, où pour avoir grandi dans le Foyer des combattants, pendant que la Tunisie s'apprête à arracher son indépendance, elle devance celle-ci pour s'arracher la sienne. Reine de beauté, elle s'est adjugé le titre l'autorisant à conquérir  le monde. A travers le 7e art qui l'invite en Italie, pour gratifier « la plus belle italienne de Tunis » et la consacrer à la gloire.

En vérité, dans la tête et davantage le cœur de cette belle Claudia Cardinale âgée de 17 ans,  c'est surtout le titre de la plus belle tunisoise d'origine sicilienne qu'elle voulait s'attribuer; et la belle aurait aimé qu'on dît d'elle aussi: la plus belle tunisienne d'origine sicilienne. Parce que tel gentilé aurait révélé son véritable pays natal et sa belle étoile, le foyer des combattants et sa chaleur humaine, Tunis et sa douce Tunisie qu'elle venait juste de quitter, et qui lui avaient décerné son titre de Reine, et non pas l'Italie. Elle était "miss Tunis", non "miss Rome".

Et parce que fille prodige de la Tunisie, alors même qu'elle ne reviendrait au pays que bien des années plus tard, Claudia Cardinale n'a jamais oublié le nid. En cela semblable à l'oiseau qui prend son vol, convoite les hautes altitudes et conquiert les sommets, sans jamais, comme elle l'écrira elle-même plus tard, oublier son nid».

En quittant la Tunisie en 1955, parmi les effets personnels soigneusement pliés dans sa valise et dont elle ne se séparera jamais: deux pièces vestimentaires, et tout l'insolite de leur appareillement. L'un poids léger, l'autre poids lourd, pour l'amour comme pour le pugilat pas du tout enfichables! Il serait difficile d'imaginer la logique composant cette paire mathématique, la dialectique et l'aimant conciliant ces disparates(1).

Mais justement, dirait-on, qu'est ce qui, à part le disparate, l'opposé, pourrait donner sa force d’attraction à la dialectique? La clé n'est-elle pas au trou de la serrure son opposé? Le mou au raide, et Sade au Masoch, le féminin au masculin, et le masque au visage qui s'en pare; le père à la serrure dépositaire du principe fécondateur ne sont-ils pas, entre mille contraires et paires indissociables, l'arable terre de la vie? 

Cependant ce que les maux et ce qu'ils connotent peuvent (et doivent) pervertir pour servir les mots ne peuvent rendre compte du noble, la sublime poésie qui se lit quand Claudia Cardinale déballe sa valise et le mystère de son couple d'inséparables. Deux pièces vestimentaires dont l'une est en nylon fin, et finement féminine. Tandis que l'autre virile et de laine bourrue. Un bikini et un burnous!

Unis pour le bon comme pour le pire, superbement enlacés dans les effets personnels de Claudia Cardinale! Deux pièces emblématiques, c'est sûr, et conservées dévotement comme le plus saint des reliques.

Emblématiques?  Oui. Parce que le bikini c'est à lui que la Belle de Tunis doit le titre Miss. Le voyage à Venise et l'odyssée à venir dans l'univers du septième art. Le burnous quant à lui c'est pour y mettre à l'abri  sa douce Tunisie et son Tunis, quand en Suisse, ou à Venise, sur les glaciers polaires du Nord, ou ailleurs, on se trouve sur des terres qui s'alanguissent du soleil tunisien!

N'est-ce pas beau les amours cardinales, le cérébral amour de sa Tunisie?
Toute sa vie, quand Claudia la présumée italienne ou sicilienne décline ses racines, évoque son pays, c'est soudé soit au possessif "ma", soit à tel possessif et l'adjectif "douce", de sorte que la Tunisie dans sa bouche, et davantage dans sa pensée, ne se dessaisit jamais de ses parures sublimes, de tels câlins affectueux! 
Et si les points cardinaux ont un sens pour la vie itinérante entre les studios de Hollywood et les différents lieux soumettant l'actrice et sa valise aux valses incessantes des tournages, le pèlerinage de l'âme, le cœur qui voyage, tout aussi itinérants que la valise, ne reconnaissent qu'un seul point cardinal pour la qibla de l'amour, sa boussole aimantée et l'ascendant orbital du cœur ainsi satellisé: sa douce Tunisie.

La célébrité et ses vertiges ni les honneurs et leur éclat qu'elle a reçus tout au long de sa carrière ne l'ont tentée un jour de céder à l'oubli ses reliques. Ni,  pour le cinéma le plus grisant et ses fééries, troquer une seule image d'autant de bobines conservées en tête, le film de ses 17 ans vécus au paradis perdu. Nul ne guérit de son enfance. Ni de sa douce Tunisie Claudia, qui en garde bikini et le burnous.

En 1960, soit cinq ans après sa couronne tunisienne, interprétant le rôle de Pauline Bonaparte dans Austerlitz (film français réalisé par Abel Gance) on la voit faire un clin d’œil à la Tunisie de sa couronne. Dans une scène de chorégraphie et dans toute sa splendeur sensuelle, Claudia Cardinale porte un diadème surmonté d'un croissant. Un signe, et non insignifiant, qui semble avoir été conçu bien moins par dandysme guindé de Pauline Bonaparte que par la fierté de l'actrice arborant un fétiche tunisien. Et pas lequel. L'insigne emblème pas toujours en bons termes avec la croix! Pour tous les Tunisiens qui ont vu le film,  sauf à se méprendre sur le code ésotérique d'un tel symbole islamique et tunisien, c'était -venant de Claudia Cardinale- un message d'amour des mieux orfévré, un gage de tendresse et de fidélité inoubliable.

En 1993, membre du jury pour la sélection officielle des longs métrages au Festival de Cannes, pour avoir entendu si près d'elle des cris  venant du pays, Claudia Cardinale en a la chair de poule. "Il y a des sensations, dira-t-elle 16 ans plus tard à ce propos, qui restent gravées dans le cœur pour toujours."
Et pourtant, on serait tenté de croire que la scène ayant motivé pareille émotion ne serait qu'anodine.
Le jour de l'ouverture du festival, au moment où elle monte les marches sous le mitraillage des flashs de photographes, elle entend des voix criant:«Claudia, Ta Tunisie! » Elle s'arrête, cherche des yeux un moment puis se tourne vers les Tunisiens qu'elle a reconnus dans la foule. Et c'est par de chaleureux et longs signes de baisers avec les mains qu'elle répond à ces patriotes du foyer combattant, leur répond et les remercie de lui avoir donné de sa Tunisie un tel cri du cœur, l’irrépressible élan d'amour dont elle même n'attendait que pareille circonstance pour l’extérioriser en toute spontanéité.
 
En 2004 au Maroc, le Festival international du film de Marrakech rend hommage à Claudia Cardinale en lui consacrant son édition. Le jour de clôture, montant sur scène pour remercier les Marocains qui l'ont comblée, c'est surtout en citant et récitant la Tunisie qu'elle formule ses remerciements les plus vibrants! Enfant prodige qui n'oublie pas que sur tel pan de terre maghrébine elle était presque en Tunisie, la larme à l'œil Claudia Cardinale crie alors, et fort, l'amour ineffable, l'incurable nostalgie des racines, l'attachement inaltéré au doux pays de son enfance.

En 2009, Claudia Cardinale a 70 ans. Des enfants qui ont grandi et des petits enfants qui auront le temps de grandir. Et ne guérissant jamais de cette Tunisie qui elle-même grandit en elle, mais sans jamais vieillir, elle décide de lui dédier un livre écrit de sa main, avec les mots de son cœur, et illustré tantôt par des photos de    « la plus belle italienne de Tunis », tantôt par les plus belles photos des lieux qui hantent encore la mémoire sexagénaire. Écrit en français, puis traduit vers l'espagnol, intitulé « Claudia Cardinale, ma Tunisie » (Timée Editions - France 2009) C'est à la fois un récit biographique de bout en bout poignant où l'auteure parle de son âge d'or et un hommage à son peuple avec qui elle a grandi "au foyer des combattants".

Claudia Cardinale est venue de nombreuses fois en Tunisie, mais auparavant elle a transmis à beaucoup d'amis l'amour de la Tunisie. A sa propre fille c'est l'incurable attachement que celle-ci a du sucer avec le lait maternel. Les deux fois que les Tunisiens ont pu être prévenus pour rendre à Claudia Cardinale une part de l'honneur qu'elle leur a toujours prodigué, c'était à la faveur de tournages de films, en Tunisie, auxquels elle participait. Le premier en 1976: Jésus de Nazareth tourné à Monastir. Et c'était par des légions qu'on venait chaque jour pour la saluer et rester des heures à la voir sur les lieux de tournage. Le deuxième en 95 pour Un été à la Goulette. Et les Tunisiens lui avaient alors offert quelque chose d'inouï, une scène presque épique, où l'authentique et la mise en scène apothéisaient la star revenue au pays(2).  Celle-ci en dira:"j'ai découvert toute la population de la ville réunie pour m'applaudir. C'est un fantastique souvenir et un cadeau unique."(3)

Quoi de mieux pour conclure ce papier dédié à l'oiseau fidèle au souvenir de son nid que de donner la parole à l'oiseau enchanteur:

"Longtemps, on a dit de moi que j'étais la petite fiancée de l'Italie. C'est vrai, je suis d'origine sicilienne, et c'est à Rome que ma carrière s'est envolée. J'avais alors vingt ans... et je ne parlais pas un mot d'italien. Moi, je viens de là où le soleil réchauffe les cœurs et les corps, là où la douceur de vivre n'a d'égal que la perfection des paysages et la chaleur des sourires. Claudia Cardinale n'existait pas encore. J'étais Claude, et j'étais née tunisienne. J'ai sauté dans le train. Celui de Tunis, qui m'amenait de la Goulette à Carthage. Celui de la vie, qui m'a guidée à Monastir, face à la caméra de René Vautier et Jacques Baratier. Hasard ? Destin ? Qu'importe : j'ai toujours aimé prendre le train en marche. Mon train à moi, il m'a permis de traverser les océans. Et puis, souvent, il m'a ramenée chez moi. Aujourd'hui, c'est à moi de vous convier à ce voyage. Un voyage sur les traces de mon enfance, des plages de Carthage au village de Sidi Bou Saïd. Mais aussi un voyage dans la Tunisie d'aujourd'hui, celle que j'ai appris à découvrir, celle des nomades, des oasis, des dunes et des palmiers. A dix-sept ans, je suis partie pour Venise. Dans ma valise, j'avais emporté un bikini et un burnous, ce grand manteau typique de mon pays. Le premier m'a rendue célèbre. Sous le second, j'avais caché la Tunisie. Bienvenue dans ma Tunisie. " Claudia Cradinale - Ma Tunisie (Timée-éditions - France 2009)


  Extrait de "Eté à la Goulette" (film tunisien)

A. Amri
02.04.2013

Lien extérieur:

Ali Riahi donnant l'aubade à Claudia Cardinale



Notes:

1- Qu'est-ce qui pourrait emblématiser un bikini couvert par un burnous, faire embéguiner le fin nylon de la bourrue laine, ou vice versa, pour qu'ils s'appareillent le plus naturellement du monde dans la valise de Claudia Cardinale? Il serait intéressant de sonder l'avis de Marzouki là-dessus, bien que ce dernier n'ait rien à se reprocher concernant sa laine, celle-ci ne supportant de près ni de loin l'haleine de la cravate!

2- Pour la scène voir l'extrait vidéo ci-haut "Eté à la Goulette". Ce film dans son intégralité est disponible en ligne.

3- Claudia Cradinale - Ma Tunisie (Timée-éditions - France 2009)

Quand les médias crachent sur Aaron Bushnell (Par Olivier Mukuna)

Visant à médiatiser son refus d'être « complice d'un génocide » et son soutien à une « Palestine libre », l'immolation d'Aar...