vendredi 8 juillet 2016

Austin et les ambassadeurs d'Azraël



« Une des coutumes bizarres des gens des oasis est la cynophagie. Cet usage est en violation flagrante du Coran, qui interdit expressément l'usage de la viande de carnassiers. Malgré cette proscription, on mange du chien sous toutes les palmeraies. Pour excuser cet usage, les habitants prétendent que cette chair les préserve de la fièvre. On se trouve là en présence d'un vieil usage antérieur à l'Islam. » (Lucien Bertholon) [1]


Qui n'a pas entendu parler des capacités paranormales des chiens, comme la perception d'esprits, de fantômes, voire de l'ange de la mort à l’œuvre ? Mais que diriez-vous d'un chien qui -selon toute vraisemblance en raison du cri de sang de sa propre espèce, n'aime pas voir certains spécimens du genre humain, comme les Gabésiens par exemple ?

Au mois de mars 2005, cinq Gabésiens dont l'auteur de ces lignes ont passé deux semaines aux Côtes d'Armor, en Bretagne. C'était dans le cadre d'un stage pédagogique inscrit dans une vieille tradition de coopération, instaurée depuis leur jumelage en 1998, entre le gouvernorat tunisien et le département français. Durant ce stage, nos hôtes ont tout fait pour rendre agréable notre séjour. Et je ne dirais jamais assez combien la charmante hospitalité de nos amis bretons nous a conquis. A ce jour, leur sympathie, leur prévenance et leur générosité restent inoubliables. 

Je me souviens en particulier de Loïc
Loïc Poullain
Poullain
, professeur à l'IFUM de Saint-Brieuc, qui nous a invités un jour chez lui pour le déjeuner. Il avait deux enfants ravissants, et une femme formidable. Je me rappelle que la veille de ce déjeuner, le couple Poullain est venu nous voir à l'Auberge de Jeunesse où nous étions hébergés. Après avoir accepté de prendre un thé « à la gabésienne » préparé par nous et servi avec des morceaux de  loukoum et de halva, les Poullain nous ont dit qu'ils étaient venus nous prendre pour faire un tour en ville. L'invitation au déjeuner du lendemain avait été faite deux jours auparavant. Et quand le tour en ville nous a conduits vers la poissonnerie d'un supermarché, nous avons compris que c'était pour nous demander si nous avions une préférence pour tel ou tel poisson. Car ils comptaient nous faire manger du poisson.

Et pourquoi, diriez-vous ? par prévenance à deux enseignants de notre groupe -nous avons fini par les surnommer les « Semi-végétariens », qui, depuis leur arrivée en France, boudaient toute sorte de viande, ne mangeant que du poisson, des fruits de mer ou des légumes. Quoique l'auteur de ces lignes, se faisant en la circonstance ouléma, rappelât la fatwa d'
al-Albani [2],[3], et le verset de coran qui permettent de halaliser dans la nécessité ce qui n'est pas halal, et quoique ce même ouléma rappelât encore que la simple formule bismillah, prononcée au moment de passer à table, devrait suffire pour délier le musulman des interdits qu'il ne peut observer en la circonstance, ce fiqh, jugé permissif et pas orthodoxe, n'a pu que valoir à son auteur des hochements de tête incrédules, et des aoudhou billah le persuadant que le mufti qu'il était, s'il voulait se faire plus audible et crédible, ferait mieux de s'allier au  Méphistophélès de Faust !

Il faut reconnaitre que, malgré mes décevants insuccès d'ouléma en la circonstance,  je ne pouvais que répondre par des hamdoullah, pieux et profonds, à ces « Semi-végétariens». Et ces dévotes marques de gratitude à Dieu, d'ailleurs, s'élevaient en chœur de tout le reste du groupe. Carnivore inaltéré, bien endenté et ne crachant jamais sur un steak saignant ou des morceaux de veau juteux, ce groupe se partageait avec joie ces rations de viande boudées, pour en faire sa kémia, ce qui lui permettait de bien arroser au quotidien ses repas. D'ailleurs les mêmes « carnivores inaltérés» n'avaient pas oublié d'apporter chacun quelques bonnes bouteilles du terroir tunisien avant de débarquer en France. Pour les servir ou offrir à nos amis bretons.

Mais le piquant de l'histoire n'est pas là. Et j'y viens sans plus tarder. Quand nous avons été reçus par les Poullain, alors que la maîtresse de maison nous servait du café, Mohamed -l'un des «Semi-végétarien, m'avait dit tout bas: «hé! nos amis ont un clebs !» Et ma réaction immédiate fut de tourner la tête, lentement mais dans tous les sens, à la recherche du chien. Ne le voyant nulle part, j'ai interrogé des yeux le «Semi-végétarien». Et ce dernier, reniflant par deux fois, voluptueusement, comme si l'air ambiant était imprégné de jasmin, me fit comprendre qu'il en a flairé le fumet. Je dis bien fumet, et non odeur, parce que le terme arabe serait trahi si je le rendais par un autre mot ! Ni moi-même ni le reste du groupe -comme ils me le confirmeraient plus tard- n'avions pu discerner dans l'air une odeur particulière, à part celle du poisson, plus ou moins avivée par l'appétit, qui semblait provenir de la cuisine. Alors, ne résistant plus au désir d'en avoir le cœur net,  j'ai demandé à M. Poullain s'il avait un chien.
"Oui, dit-il. Il est dans sa niche. Vous voulez voir Austin ? Venez les amis ! il est juste derrière, au fond du jardin."

Bien des années plus tard, quand roulant dans les parages de Mareth je vis une meute de chiens se lancer à la poursuite de ma voiture en aboyant, j'ai compris pourquoi, des cinq stagiaires gabésiens invités par Loïc Poullain, seul Mohamed le «Semi-végétarien» a flairé le clebs. En vérité, ce nez qui, de prime abord, a pu percer en Bretagne le fumet du chien, habite à Mareth, à 40 km au sud de Gabès. Alors que tous les autres vivent à Gabès ville. Et il faut souligner qu'à Gabès ville et dans sa proche banlieue, beaucoup de «bonnes odeurs», hélas! s'étaient irrémédiablement perdues depuis un bail. Entre autres celle du chien qui fait presque figure de dinosaure ! Au jardin zoologique de Cheninni, le seul chien qui subsiste encore, faisant le beau malgré son état, est un sloughi empaillé !

Pendant que M. Poullain nous faisait découvrir son jardin sur le chemin conduisant à la niche du berger, je me souviens qu'il nous a dit:" chez vous, il parait qu'on n'aime pas les chiens." Une remarque qui fit sourire mes collègues, se fit même salivante à deux des "pas carnivores", alors que je rétorquai:" ceci est valable, peut-être, pour une bonne partie des Arabes dont les Tunisiens que nous sommes [4]. Mais ce n'est pas vrai pour nous autres, Gabésiens. D'ailleurs si Gabès a une certaine renommée à l'échelle nationale, tout le monde vous dira que c'est surtout grâce au chien étroitement associé à ses traditions culturelles. Sans exagération, je vous dirais que pas un Tunisien n'aime autant le chien que nous !

Et quoique j'aie pris soin d'articuler ce mot de manière à souligner la marque du singulier, je ne pense pas que notre hôte ait saisi la nuance et le sens exact de ma réplique. De sorte que la suite de l'échange entre lui et moi à ce sujet ne fut qu'un interminable quiproquo.
"Ah, voilà quelque chose qui me rassure, dit M. Poullain. Cet été, nous comptons partir en vacances dans votre pays et les enfants tiennent à ce qu'Austin parte aussi avec nous.
- Vous n'en serez que mieux accueillis chez les Gabésiens!" dit Mohamed, qui avait sorti un mouchoir pour s'éponger à deux reprises les lèvres. Détail qui n'est pas sans rappeler, est-il besoin de le dire? le fameux réflexe de Pavlov mettant en rapport stimulation et salivation.

Nous étions à quelques pas de la petite cabane en bois. En vérité, petite cabane est une façon de parler qui, au mieux, ne pourrait que suggérer une pâle image de l'abri pour chien concerné. C'était ce qu'on peut appeler, sans fioriture aucune, un chalet, très haut de gamme, avec une terrasse , un auvent, un porte gamelles et d'autres éléments de confort, le tout si bien aménagé et si intégré au jardin que nous en fumes pour le moins émerveillés. Et alors que je disais, à mon tour, à notre hôte:" rassurez-vous de ce côté; mais songez quand même à contracter une bonne assurance pour votre chien!" nous entendîmes, sans voir encore le chien, un grognement qui semblait traduire l'appréciation par quoi le maître de céans, encore invisible, accueillait mes propos précis.
" Calme-toi ! lança M. Poullain. Ce sont nos amis gabésiens !"
Au mot "gabésiens", nous vîmes surgir de son chalet, furieux, le berger. Je me rappelle encore le prompt pas en arrière, réflexe commun des invités que nous étions, face à la posture menaçante du chien. Je n'oublierai jamais cette gueule ouverte, ces dents pointues et saillantes, le regard étincelant décoché vers nous tous,  planté un moment dans mes propres yeux, le plissement des lèvres baveuses vers l'avant. Ni le vilain grognement qui ne faisait que monter. Tandis que notre hôte éprouvait toutes les peines du monde à faire coucher sa bête, répétant incessamment: "ce sont nos amis gabésiens !", que nous mêmes tentions par le regard conciliant de persuader l'animal que nous n'avions aucune intention de lui faire du mal, le molosse ne voulait pas du tout se calmer. Visiblement, il voulait le dire -à son maître comme à nous- que ces Tunisiens venus de Gabès étaient personæ non gratæ ! et toutes les tentatives pour nous mettre dans ses bonnes grâces seraient vaines.. parce que irrecevables !

Autour de la table du déjeuner, nous avions discuté un peu de cette mauvaise humeur manifestée par Austin. Et Mme Poullain, qui était persuadée que leur berger est raciste, nous a révélé qu'il y eut deux ou trois antécédents lui ayant permis d'avoir son idée là-dessus.
"Quand c'est un Breton, un Français en général, qui s'en approche à notre compagnie, jamais il râle." Son mari lui fit remarquer qu'une certaine Suzanne, française et bretonne, a failli se faire lacérer le jarret, juste trois mois plutôt. "Heureusement, dit-il, qu'elle portait des bottes!"
- Oui, mais tu oublies que Suzanne
 Nguyen est d'origine vietnamienne. Tu te souviens des deux profs chinois qu'il a voulu attaquer et qui ont pris la poudre d'escampette ?
- Si j'ai bien compris, dis-je, il doit avoir une dent contre les Asias et les Arabes.
- Je dirais plutôt contre les étrangers, remarqua Mme Poullain, le cas s'étant présenté aussi avec un beau-frère, époux de ma sœur, qui est suisse ! Et puis il y a eu encore ce jardinier africain, camerounais ou nigérian, je ne sais plus. On a dû enfermer le chien dans la cuisine pour que le pauvre ouvrier puisse faire son boulot."

Une Vietnamienne, deux Chinois, un Suisse, un Africain du Cameroun ou du Nigéria. Et enfin cinq Tunisiens de Gabès: voilà ce qui a permis à Mme Poullain d'en déduire que son chien est soit raciste soit xénophobe. Mais à mon avis, à mon humble avis, Austin n'est ni xénophobe ni raciste. Les cinq spécimens de l'espèce humaine déclarés par ce chien personæ non gratæ ont en commun ceci: ils aiment tous le chien ! Et tous ont acquis le triste renom de cynophages !


A. Amri
06.07.2016



1- Dr Lucien Bertholon, La population et les races en Tunisie, in La France en Tunisie (par Marcel Dubois, Gaston Boissier, P. Gauckler, Dr Bertholon), 1897, p. 68.


2- Se fondant sur le verset coranique qui dit: "وَمَا لَكُمْ أَلَّا تَأْكُلُوا مِمَّا ذُكِرَ اسْمُ اللَّهِ عَلَيْهِ وَقَدْ فَصَّلَ لَكُم مَّا حَرَّمَ عَلَيْكُمْ إِلَّا مَا اضْطُرِرْتُمْ إِلَيْهِ ۗ وَإِنَّ كَثِيرًا لَّيُضِلُّونَ بِأَهْوَائِهِم بِغَيْرِ عِلْمٍ ۗ إِنَّ رَبَّكَ هُوَ أَعْلَمُ بِالْمُعْتَدِينَ [Qu'avez-vous à ne pas manger de ce sur quoi le nom d'Allah a été prononcé ? Alors qu'Il vous a détaillé ce qu'Il vous a interdit, à moins que vous ne soyez contraints d'y recourir. Beaucoup de gens égarent, sans savoir, par leurs passions. C'est ton Seigneur qui connaît le mieux les transgresseurs] (Coran, Al-anâm, 119), ce théologien albanais estime que le passage "إِلَّا مَا اضْطُرِرْتُمْ إِلَيْهِ [à moins que vous ne soyez contraints d'y recourir]" autorise d'appliquer en la circonstance la règle "الضرورات تبيح المحظورات [les nécessités rendent licites les interdits".
 
3- أبو عبد الرحمن عادل بن سعد، فتاوى العلامة ناصر الدين الألباني، دار الكتب العلمية، 2011، ص. 190‎


4- Une idée plus ou moins faussée sur les Arabes et les musulmans veut que ceux-ci n'aiment pas les chiens. Ce que ces musulmans et Arabes n'aiment pas au juste, ce sont les impuretés liées aux chiens. Et tout le reste est infondé. Un hadith du Prophète dit qu'"un homme qui donne à boire à un chien assoiffé sera pardonné de ses péchés". Un autre dit qu'une prostituée juive s'est rachetée en donnant à boire à un chien errant. Le Coran met en valeur la fidélité du chien, qui en fait le gardien des Gens de la Caverne. Voir à ce propos l'article de Marine Benoît: Pourquoi les chiens ne sont pas les bienvenus dans l’islam.


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