samedi 11 juin 2016

Chanson pour le citoyen Mokhtar - Taieb Bouallegue

Mokhtar, de l'arabe اختار ikhtara (choisir), de خير khayr (bienfait), est un prénom masculin qui signifie littéralement "élu / choisi"1.  Il s'apparente au turc muchtar (qui signifie "maire/ élu"), mot que les relations des voyageurs ont introduit en français dans la 2e moitié du 17e s., attesté une première fois sous l'orthographe de "muctar"(1680), qui signifie "l'«élu allumeur de lampes » engagé au service d'une mosquée", d'où muctariat (1680), (office, charge de ces "falotiers"), puis sous les variantes "muktar"(1830), "muchtar"(1857),  et dès 1930 "mokhtar", au sens de maire.

En règle générale, le destin d'un «élu » ne peut qu'être enviable. Mais ce n'est pas le cas du « Mokhtar/ Elu » qu'interpelle à travers son «  poème oral » Taieb Bouallegue. Ce Mokhtar ne fait penser ni à l’Élu de Dieu ni à quelque Elu de Nation. Aux antipodes de l'un et de l'autre, il est le Mokhtar d'une histoire badine, coquine, qui se joue de lui et de sa bonne foi. Il est le dindon que cette coquine farcit à chaque jour, et de balles, cela va de soi, pour convertir son « sang halal » en argent liquide, et sa chair en charbon de bois entretenant l'ardeur des bûchers printaniers. Bref, ce Mokhtar est l'hostie humaine d'une grande débauche sacrificielle à laquelle se livrent les rentiers de tout bord du Printemps arabe.



Et ils te donnent le choix
Ils te persuadent de leurs bonnes intentions
A la croisée des chemins
Et de mille sentiers
Et si les pas se perdent dans l'obscurité
Ils te troquent la sécurité contre la liberté
Et tu te trouves Mokhtar
En décembre et janvier
Dans la nécessité de choisir
Entre la glace et l'eau
Tu t'es noyé Mokhtar
Dans l'excès de bonne foi
Et ils te donnent le choix
Entre sept vipères qui rampent
Et des fauves noctambules affamés
Le vendeur et l'acheteur logent à la même enseigne
Et le bourreau endosse l'habit de la victime
Alors que la victime expiatoire c'est toi
Toi que terrasse l'amour d'une patrie verte et pucelle
Et tu te trouves Mokhtar
Dans cet univers saugrenu désemparé
Comment l'alliance a-t-elle pu se faire
Pour qu'ils nagent ensemble à la surface de l'eau ?
Tu t'es noyé Mokhtar
A force de bonne foi
Et ils te donnent le choix
Sunna et Turcs frères ?
Ou bien l'Iran: chiisme et persanisme ?
Sinon l'abattoir des axes russe et américain
Et toi leur hostie,
Et tu leur paies en-sus un tribut
Toi des peines sur des montagnes de peines
N'ayant ni terre libre ni bouchée digne
Et tu te trouves Mokhtar
Jour et nuit dans les supplices
Couché sur le bûcher
et sur le bûcher rouvrant les yeux
Tu es brûlé Mokhtar
A force de bonne foi
Pauvre de toi, de quelle mort tu meurs ?
Égorgé d'un couteau l'autre
Ton sang coule halal au nom de la religion
Et viré en mandats, renfloue des comptes bancaires
Au lieu d'une marée vers la Palestine
C'est le raz-de-marée siono-barbaro-naphtien
Et tu passes Mokhtar
Un nom dans un journal télévisé
Et une scène pas assez claire
Dans une problématique fiqhienne
Et tu t'es noyé Mokhtar
A force de bonne foi
Et tu capitules, tu te résignes,
Comme si c'était le mektoub
Tu apostasies ces révolutions
Tu en fais pénitence
Et tu te mets à faire le procès de leur cœur en panne
A cause du tohu-bohu de situations et d'instances
Ainsi pour faire repentir un jeteur de toubs2

Il lui faut une prison et une maison de correction
A ce point Mokhtar
L'honneur et le déshonneur sont devenus synonymes
Le parcours s'est allongé, a viré
Puis s'est embobiné comme un serpent
3
Et il a sangloté
Son rêve s'est envolé
Se sont volatilisées la sécurité et la liberté
Ah, que n'aurais-tu, Mokhtar,
Entouré de clôture ce parcours
Pour prévenir le vent, les pluies
Et choisi une autre voie !
Les révolutions, Mokhtar,
Ne se font pas toutes sur de bonnes intentions


Taieb Bouallegue
Traduit par A. Amri
11.06.2016



Qui est Taieb Bouallegue ?


«Je suis un poète de ce pays, originaire de Tébourba, ville à une
trentaine de kilomètres à l'ouest de Tunis. Je n'ai d'autre bien en ce monde que la poésie.

J'écris la qasida dans la langue parlée, imitant en cela mes prédécesseurs: Belgacem Yakoubi, Kamel Ghali, Abdeljabbar Eleuch, Adem Fethi, Ali Saïdane et bien d'autres dont l'expérience a épousé le projet de l'art alternatif. Aussi ne pourrais-je me voir que de la même lignée et sur la même ligne.


J'ai entamé cette expérience avec le groupe Oyoun Al-Kalam, le duo Amel Hamrouni et Khémaïes Bahri, et je la reconduis avec ce même duo. Cela a donné de nombreuses œuvres dont Al-Bahia [l'Exquise], Anfas [Souffles], Wattan wa in ken [Patrie, même si...], Nesj Khayal [Trame d'imaginaire], Ward qbilna [Des roses, on en a reçu], Ya souta [Ô sa voix], Baâth al-kalam [Quelques propos].


En gardant le même esprit, je tente de vivre d'autres expériences comme ma rencontre avec le professeur de luth l'artiste Isan Laribi autour de certaines créations: Fi-essijn min barra [En prison de l'extra-muros], texte écrit en 2008 et dédié aux prisonniers du Bassin minier, Sektat ellil [Silence de la nuit] et d'autres textes, ou encore ce qui va paraître bientôt avec Mohamed Bhar.


Pour les publications, mon recueil Nesj Khayal [Trame d'Imaginaire]en est à ses touches finales. J'attends seulement l'opportunité de le publier. Enfin, ma hantise de l'alternatif: poésie, musique, mot, phrase, est une forme de rêve d'une alternative nationale juste. »



A. Amri
11.06.2016



==== Notes ====


1- Il faut remarquer que ce prénom est l'un des quelque 200 noms-attributs du Prophète. Il a le même sens que Mustapha.

 


2- Ce mot, défini par Charles Brosselard (Les inscriptions arabes de Tlemcen, in Revue africaine, Alger, octobre 1859, p. 196) comme « grosse brique cuite au soleil », est attesté en français 9 ans plus tôt que le mot adobe (de mêmes racine et sens), emprunté à l'arabe الطوب attoub (par la voie de l'espagnol) en 1868, et n'en serait pas moins digne de figurer au dictionnaire français. On le rencontre dans de nombreux auteurs comme Louis Piesse (1862), Jean Chalon (1877), Mathéa Gaudry (1921), Jean Despois (1940), Madeleine Rouvillois-Brigol (1975), Joëlle Deluz-La Bruyère (1988)... Sous la plume d'Isabelle Eberhardt (1908), "toub" revient quasiment comme un leitmotiv. 
D'autres variantes du même mot sont attestés en français, comme "tôb" (1862), "tolb" (1877), "thôb" (1881), "tob" (1922).

3- Serpent : (1100 « reptile à corps cylindrique, très allongé, dépourvu de membres ») n.m. du lat. serpentem, de serpens « serpent », participe présent du verbe serpĕre (« ramper, se traîner par terre »). Comparez le verbe latin ainsi que les substantifs catalan serp, corse sarpe, maltais serp, occitan sèrp,  roumain șarpe (signifiant tous serpent) avec l'arabe سَرَبَ saraba, verbe qui signifie à la fois « courir », « avancer », « marcher », « glisser, se mouvoir », « couler », « pénétrer dans son gite » [en parlant d’une bête sauvage]. De la racine arabe dérivent مسرب « mesrab » (sentier), مسارب « meçarab » [du serpent] (traces laissées par ce reptile), « sarab »(mirage, "ainsi appelé", précise Al Khalil, "parce qu'il donne l'impression de courir", سرب « serb » (eau qui coule + repaire, antre de bête sauvage), insaraba [en parlant d'une bête sauvage] (s'engouffrer dans une tanière)... Hermann Möller, qui a remarqué l'analogie des racines trilitères latine [s-r-p] et arabe [s-r-b] (sans toutefois explorer la large gamme des dérivés arabes), rattache le latin serpère à un substrat pré-indo-européen.

======== Pour le même poète sur youtube webamri =========



Une erreur de frappe a altéré l'orthographe de "néanmoins" une première fois, le copier-coller trois fois de suite juste après. Merci de votre indulgence.





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