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vendredi 26 septembre 2014

Quand la conscience tourmente le non-humain



Y a-t-il dans le genre animal, chez certaines espèces du moins, une faculté permettant de porter des jugements normatifs fondés sur la distinction du bien et du mal ? Y a-t-il, régie par des lois psychologiques et des sentiments semblables aux nôtres, une conscience animale morale ? Et les bêtes dotées de telle conscience ont-elles la capacité de réfléchir après coup sur leurs actes ? Sont-elles capables de discerner une faute, un mal commis dans un état d'âme secondaire et le regretter par la suite ? Peuvent-elles en la circonstance être  consciencieuses au point de se faire un auto-procès et, se jugeant coupables, en inexorables juges s'infligent la peine qu'elles estiment mériter ?

Voilà quelques questions que je me suis posées en découvrant cette histoire authentique qui a eu lieu au Caire il y a une quarantaine d'années. Et qui a fait couler beaucoup d'encre à l'époque, que ce soit sur les pages des échotiers cairotes ou sur celles de grands écrivains égyptiens(1).

Mohamed El-Helw à dos de Sultan
En ce soir de la mi-octobre 1972, le cirque national égyptien présente à El-Balloon son premier spectacle pour le mois de ramadan. Le grand théâtre rond au toit rose situé sur la corniche du Nil, qui abrite le cirque égyptien depuis sa fondation en 1966, est pour la circonstance comble.


Mohamed El-Helw, directeur du cirque et artiste dompteur de lions, vient tout juste de finir son numéro avec le lion Sultan. Ce fauve qu'il avait dressé lui-même depuis qu'il était lionceau, voilà des années qu'il s'était assuré sa complicité dans des numéros des plus sensationnels. Que ce soit en Egypte ou dans les plus grands pays du monde où ils s'étaient produits, voilà des années que l'homme et son lion formaient, à chaque représentation, le duo le plus applaudi. Les jeux les plus périlleux et les plus inouïs, Mohamed et Sultan s'y étaient adonnés tant et tant de fois dans une parfaite entente. Et jamais il n'y a eu le moindre pépin. Ce soir-là encore, devant des milliers de spectateurs au souffle coupé, le duo n'a pas failli à la règle, exécutant de A à Z toutes les composantes du numéro. Comme d'habitude, Mohamed a fait son entrée en scène à dos de Sultan. Et la docilité de ce dernier tout au long de la parade fut impressionnante. Il en fut de même pour la suite, une simulation de combat où le dresseur prend Sultan à bras-le-corps et le jette à terre. L'animal s'y est plié avec la souplesse coutumière, s'est laissé rouler sur un flanc, puis sur l'autre, aux pieds de son dompteur. S'il lui fallait faire la moue et rugir de temps en temps pour feindre un accès de colère, ce dont le spectacle a besoin pour saisir davantage le public, il le faisait sans faute dès que le claquement de fouet lui en intimait l'ordre rituel. Mais dans le cadre strict de son jeu coutumier, sans trahir la moindre velléité de révolte. Bref, il semblait obéir au doigt et à l’œil de son dompteur, s'acquittant normalement de tout ce qui lui incombait jusqu'à la fin de l'enchainement. Même quand l'homme a mis sa tête dans la gueule du lion, ce qu'il y a de plus périlleux dans un spectacle de cirque, Sultan s'est prêté au jeu sans ambages. Pas le moindre signe apparent d'agressivité. Pas la moindre réaction inhabituelle susceptible d'alarmer Mohamed et de le mettre exceptionnellement sur ses gardes. 

Le numéro fini, comme d'habitude le public ravi applaudit. Et c'est peu dire que, ce soir-là, il applaudit à tout rompre. Le dos tourné à Sultan perché sur un tabouret, Mohamed El-Helw, sur la rampe, s'incline pour l'énième fois, tant le tonnerre d'applaudissement s'étire. Il est loin de soupçonner ce qui se trame alors dans la tête de Sultan. Et incapable d'imaginer que ce dernier, quelques heures plus tôt vexé à bon droit par une brimade, puisse garder une dent contre lui.

Quand le lion a bondi de son tabouret sur le parterre de la scène, il y a eu quelques spectateurs qui ont crié pour prévenir Mohamed El-Helw. Mais, si forts aient-ils pu être, ces cris se sont perdus dans l'interminable salve d'applaudissements.

Ce qui a suivi fut atroce et fatal pour le dompteur de lions.

Toutes griffes et canines dehors, Sultan s'est jeté sur lui et s'est mis à lui lacérer l'épaule. Sans le courage de quelques spectateurs bondis avec des chaises à son secours et l'énergie de son propre fils qui, armé d'une barre de fer, a forcé le lion à desserrer les griffes et les canines, Mohamed El-Helw aurait été dévoré en entier, sinon étripé et tué sur-le-champ.

Gravement blessé, Mohamed El-Helw est mort quatre jours plus tard à l'hôpital. Mais la tragédie n'en finira pas pour autant. Son épilogue, celui que les Cairotes retiendront, c'est Sultan le lion qui le fera lui-même quelques jours plus tard.
Soulignons ici qu'au moment précis où on remettait en cage Sultan, avant même que
Mohamed El-Helw ne fut évacué vers l'hôpital, la dernière recommandation du blessé à son fils (aujourd'hui son successeur à la tête du cirque national égyptien) a été de prendre soin du lion et de ne lui faire aucun mal. Cette même volonté a été réitérée dans les minutes précédant sa mort.


Louna El-Helw, petite-fille de Mohamed
Le lion a-t-il intercepté une telle recommandation? Personne n'est en mesure d'en dire quoi que ce soit. Mais avant d'en venir à cet épilogue tantôt annoncé, faisons une petite digression pour comprendre ce qui semble avoir été aux origines de l'attaque surprenante du lion.
Le matin du jour fatidique, il y a eu une bagarre entre le lion Sultan et un congénère qui s'appelle Jabbar. Selon Louna El-Helw (2), ce dernier, en chaleur, voulait s'accoupler à une lionne connue pour sa fidélité à Sultan. La querelle a eu lieu en présence de Mohamed El-Helw. Et ce dernier a dû intervenir pour empêcher Sultan de nuire à son adversaire. Le dompteur de lions aurait-il forcé la femelle à accorder ses faveurs à Jabbar? On ne le sait pas. Néanmoins c'est fort probable. Et quoiqu'il en soit, aux yeux du lion Sultan l'intervention du maître qui lui a assené un coup de fouet pour le calmer a été assimilée à un parti pris pour son adversaire. Si de surcroit le maître avait livré la femelle à tel adversaire, il n'y aurait plus aucun mystère sur le mobile exact de l'attaque. Ce qui est certain, c'est que Mohamed El-Helw a blessé à son insu Sultan. Et ce dernier n'aurait pas été subitement si agressif s'il n'était pas encore en train de saigner ce soir-là.

Que s'est-il passé ensuite?

Sitôt remis dans sa cage après son forfait, Sultan est allé se tapir dans un coin, comme prostré.  Les quartiers de viande qu'on lui avait servis et qu'il avait l'habitude de dévorer sur le champ avec le sien appétit connu étaient restés intacts. Ce qui semblait au début un manque d'appétit passager se révèlerait, le lendemain et les jours suivants, comme une volonté, une résolution
délibérée de ne plus manger. L'air miné par l'acte irréparable qu'il a commis, Sultan ne voulait plus se nourrir.  Des jours et des jours, il est resté ainsi, isolé dans son coin, buté dans cette posture de repli total sur lui-même et refusant de mettre un terme à la plus curieuse grève de la faim.
Le nouveau directeur du cirque a pensé qu'un changement d'air sortirait sans doute l'animal d'un tel état. Et Sultan fut transféré alors au parc zoologique du Caire. Mais ni l'état de semi-liberté dont il jouissait ni l'environnement vert et quasi forestier ne l'ont décidé à changer. On a pensé qu'une femelle à ses côtés pourrait peut-être le sortir de cette interminable apathie. Néanmoins dès qu'on en mettait une à sa portée, il la chassait loin de lui avec brutalité.

Il était évident que Sultan subissait le contrecoup de l'agression qui l'a fait tuer son maître. C'était, jour après jour, la mine d'une bête contrite, et désespérément accablée par la faute, qu'il donnait. Pour soutenir jusqu'au bout sa grève de la faim (on ne peut pas l'appeler autrement), pour prendre ainsi le contre-pied de l'instinct et s'exposer à la mort certaine, il n'y a d'autre explication plausible à un tel comportement suicidaire que le sentiment fort de culpabilité, les remords lancinants dont la bête ne pouvait se défaire. Et la fin de ce récit semble étayer davantage telle thèse.

Un jour, à la grande stupéfaction des employés du parc zoologique, on vit Sultan se mordre rageusement la queue. Et ne la relâcher qu'une fois amputée de lui. Après quoi, comme si cette auto-mutilation était bien en deçà du châtiment qu'il semblait s'infliger, il s'était mis à se mordre les pattes, se lacérant la peau jusqu'à s'ouvrir, comme un humain qui se suicide, les veines.

Et peu de temps après,  Sultan a succombé à ses blessures.


A. Amri
26.09.14





Notes:

1-
Youssef Idris, nouvelliste, romancier et dramaturge lui a consacré la nouvelle éponyme de son recueil de nouvelles أنا سلطان قانون الوجود Je suis le sultan de la loi d'existence, paru en 1972.

 
En 1973, l'écrivain et penseur Mustapha Mahmoud lui a consacré à son tour la préface de son livre رأيت الله J'ai vu Dieu.

2- Louna est la petite fille de Mohamed El-Helw, aujourd'hui elle-même dompteuse de fauves au même cirque égyptien.

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