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dimanche 20 mars 2016

Constantin Afer: fugitif ou captif de bonne guerre? - IV


                                                      
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Si de Carthage on se souvient


Commençons par celui que le sénat romain a élevé au dessus du dédain frappant sa race: Magon. "Après la prise de Carthage, raconte Pline, [notre sénat] donna les bibliothèques de cette ville aux princes africains, mais, par une exception unique, il décida que les 28 livres de Magon seraient traduits en latin. Pourtant Caton avait déjà composé son traité. La tâche fut confiée à des gens instruits dans la langue punique; celui qui y prit la meilleure part fut D. Silanus, personnage de noble naissance"31. A propos de D. Silanus à qui Pline attribue "la meilleure part" de traduction, remarquons qu'il s'agit en fait de Cassius Dionysus d'Utique: un autre enfant de la Tunisie, ou de l'Ifriqia, pour respecter la nomenclature médiévale. Remarquons aussi que ce traducteur qui maîtrisait le grec, mais pas le latin, n'a pas suivi scrupuleusement le texte punique dans la traduction qu'il a faite de Magon. Selon toute vraisemblance, il a essayé d'helléniser le Carthaginois, et ce à la demande du sénat romain, en condensant d'une part l'encyclopédie magonienne et en y ajoutant « un bon nombre d'indications et de préceptes puisés dans des auteurs grecs»32. La façon avec laquelle cette œuvre a été traduite, aux environs de 60 av J.-C., sera imitée mille cent ans plus tard par Constantin l'Africain, notamment en ce qui concerne les œuvres refondues dans le Pantegni. Et s'il parait assez vraisemblable que Constantin l'Africain n'ait pas agi de son propre chef pour s'attribuer des œuvres dont il ne fut que traducteur, s'il est établi que les touches helléniques maquillant le Pantegni et son expurgation de tout indice d'arabité ne sont pas non plus l’œuvre directe de Constantin, que dire alors ? La tradition initiée par les Romains en matière de malhonnêteté intellectuelle, et l'allergie à tout ce qui sente le barbare, cette belle tradition-là ne fut pas l'apanage de l'ère païenne. Elle eut de beaux jours encore à l'ère chrétienne, et sous la couverture des plus pieux. 
             
Des cendres de Carthage et de cette même Afrique dont étaient sortis Magon et son traducteur, sortiront plus tard Perpétue et Félicité, Saint-Augustin, Cyprien de Carthage, Térence, Apulée, Tertullien, les trois papes Victor Ier,  Gélase Ier et Saint Miltiade, Donatus de Carthage, Félix de Carthage, Fulgence de Ruspe...
Sortiront aussi les médecins Théodore Priscien, Cassius Felix, Caelius Aurelianus, Vindicianus Afer, les poètes, grammairiens, ou polygraphes comme Sulpice Apollinaire de Carthage, Alypius de Thagaste, Martianus Capella, Lactance, Aurélius Victor, Minucius Félix, Priscien de Césarée, Dracontius, Fronton, Flavius Macrobe, Marcus Manilius, Arnobe l'Ancien, Eutychius Proculus, Sextus Julius Africanus, Aurelius Victor, Cassius Dionysius, Quintus Gargilius Martialis...

Et la liste est interminable: il n'est que de relire l'histoire pour s'en assurer33.                     


Tous ces personnages que nous venons de citer, coiffés de noms latins ou latinisés, sont de la même souche, du même sang, de la même Afrique dont Constantin le toubib tire ses racines. Tous ces Africains ont été, à divers degrés, précepteurs, maîtres, professeurs, les uns d'empereurs romains34, d'autres de toute la Rome païenne, d'autres encore de l'Occident et de l'Orient chrétiens, d'autres enfin de l'humanité entière. Et si nous les citons ici, ce n'est pas seulement par réaction d'orgueil à une fausse idée qui dénature l'histoire. Ce n'est pas non plus à seule fin de réhabiliter cette même histoire aux yeux de nombreux amnésiques africains, car l'amnésie n'est pas à reprocher exclusivement à un bord. C'est pour donner  également une idée sur la contrefaçon historique qui se perpétue encore de nos jours, au niveau même des fragments d'identité qui s'enseignent et se publient sur ces personnages.

Peut-on imaginer que tous ceux qui sont nés en France entre 1940 et 1944, c'est-à-dire sous l'occupation nazie, soient désignés comme Allemands dans les registres d'Etat civil ? Est-il admissible qu'un seul Français ayant statut de personnage public, pour être né sous l'occupant nazi, doive être affublé dans un manuel d'histoire, sur une page électronique ou dans tout autre document, de la nationalité allemande ? La question se passe évidemment de réponse. Peut-on nous expliquer alors par quels principe, droit, morale, éthique, ce qui est inadmissible à l'endroit des Français puisse être admis à l'endroit de Saint-Augustin et ses frères africains ? Si cette assimilation pouvait s'expliquer par une quelconque piété envers la mémoire de ces hommes dont plus d'un n'a cessé de crier de son vivant qu'il était africain, voire punique, telle piété serait alors incongrue. Indécente. Risible. Pour le moins qu'on puisse en dire.

Bien des siècles avant Bologne

Quand Constantin l'Africain est mort en 1087, l'université italienne de Bologne, la plus vieille d'Europe, n'était pas encore née. Et si elle naît quand même en 1088, cet évènement saillant dans l'histoire de l'enseignement en Europe  n'est pas sans rapport avec l'étincelle prométhéenne apportée par Constantin à l'école de Médecine de Salerne. Et qui fut tirée des deux universités les plus vieilles au monde, toutes deux ifriqiennes et toujours en vie dans l'actuelle Tunisie .

A la naissance de Constantin en 1020, certes l’université de Carthage n’était plus qu’un souvenir, mais le flambeau de son génie ne s’était pas éteint pour autant. Il fut passé de longue date aux universités de Tunis et de Kairouan. Ces deux pôles universitaires, distancés de 150 km seulement, étaient des plus florissants au monde musulman.

La Zitouna est fondée en 737 de l'ère chrétienne. Certaines sources électroniques font de l'université turque de Haran (dont il ne reste aujourd'hui que des ruines) la première au monde. Et curieusement, en 1998 le Livre Guinness des records35 attribue ce premier rang à la marocaine la KaraouiyineEn vérité, tout cela est faux, archi-faux ! Le fondateur de Haran est le calife abbasside Haroun ar-Rachid. Quand la Zitouna fut fondée, ce calife n'était pas encore au pouvoir ni même né36. La Zitouna précède d'un demi siècle au moins la feue université abbasside de Haran. Quant à l'université de Fès, dont le nom seul aurait dû inciter les éditeurs de Guinness Book à revoir leurs sources d'information,  elle n'a été fondée qu'en 877, soit 140 ans après la Zitouna. Et si l'université marocaine s'appelle Karaouiyine, c'est que sa fondatrice, Fatima al-Fihriya, tunisienne, est originaire de Kairouan. 


Chronologie des fondations universitaires
Originaire de Kairouan aussi le pouvoir politique fondateur de la 5e université au monde musulman:  Al-Azhar du Caire, construit en 970 37. Par conséquent, à ce chapitre précis du mérite historique, non seulement l'Ifriqia est pionnière dans la fondation d'universités sur son sol national, et avec une large avance historique sur le reste des pays, mais elle a patronné, de surcroit, des fondations universitaires, et des plus vieilles, au delà de ses frontières géographiques. 
  
C'est dire combien le voyage vers l'Asie prêté à Constantin l'Africain et ses 40 ans d'exil en quête de savoir paraissent tenir bien plus de la fabulation et de l’affabulation que de la vraisemblance historique. 

Pendant près de 13 siècles, la Zitouna n’a cessé de rayonner, autant sur le pays qui l’abrite, c'est-à-dire la Tunisie actuelle, que sur l’ensemble du Maghreb. Religion, droit, grammaire, rhétorique, histoire, sociologie, y avaient leurs chaires de maitres autorisés38. Comme la géologie, l'astronomie, la médecine, la musique...Et parmi les savants sortis de cette  université, on compte même des érotologues dont plus d'un a acquis une célébrité universelle39.

Il n’est que de citer Ibn Khaldoun, Yahya Ibn Khaldoun, Ahmadal-Tifachi, Ibn Arafa, Mohamed Essikilli, Abderrahmane At-Thaalibi,  Albelhamid Ben Badis, AhmedTijani, Abdallah Tijani, Mohamed Tahar Ben Achour, Abdelaziz Thâalbi, Tahar Haddad, Aboulkacem Echebbi,  Abou El Kacem Saâdallah, Muhammad Ben Arafa, entre autres figures historiques formées par cette université.
              

Le second pôle, l’université de Kairouan, est aussi l'un des plus anciens au monde, le 2e après la Zitouna. Bien que plus réputé en son temps que le premier, notamment pour son école de médecine,  le pôle kairouanais a connu des hauts et des bas. Fondé en 772, il a atteint son apogée entre les IXe et XIe siècles, c’est-à-dire à l’époque qui englobe la vie de Constantin l’Africain. Pendant ces trois siècles, Kairouan était l’un des plus grands centres de la civilisation musulmane. Sa médersa (collège) est assurément antérieure à celle de la Zitouna, la Grande mosquée de Kairouan ayant été fondée dès 675. Ensuite, le transfert du pouvoir politique vers Tunis, faisant de Kairouan la deuxième ville du pays alors qu'elle fut la capitale, a dû avoir des incidences sur le rayonnement culturel de Kairouan. Alors que la Zitouna ne pouvait que profiter du reclassement de la ville qui l'abrite, l’université kairouanaise a pâti de cette nouvelle situation. Tunis qui prospérait à tous les niveaux détournait vers son université autant les étudiants que  les bons enseignants autrefois polarisés par Kairouan. Mais la deuxième université ifriqienne  ne cessa pas pour autant de former des générations de savants, de médecins, d'astronomes et de clercs, dont la renommée n'envie rien à celle des générations zitouniennes.40
                      
L'université de Kairouan est aussi, et c'est le fil du tapis dans cet article, le tremplin qui a propulsé Constantin l'Africain dans le ciel de sa légende. Une bonne part de ce qui fait la moelle du Liber Pantegni a été extraite du génie médical kairouanais. Trois médecins  dont l'un est le fondateur de l'école de médecine de Kairouan figurent parmi les auteurs plagiés dans le Pantegni. Et pendant quarante ans, leurs écrits et tous ceux traduits en latin par Constantin l'Africain ont été donnés comme les œuvres originales du maitre de l'Orient et de l'Ocident. Le premier de ces auteurs, Ishaq ibn Omran, a écrit un traité magistral sur la mélancolie, aujourd'hui conservé à Munich. Le deuxième, Ibn AlJazzar,  est l'auteur d'une quarantaine d'ouvrages dont le fameux Viatique du Voyageur. Le troisième, Abu Yaâqub Ishaq ibn Sulaiman, ou Isaac Israeli, est l'auteur de six traités médicaux et trois philosophiques.

Telle est la vérité sur l'école africaine dont, apparemment, les maitres ne fussent pas assez instruits.

"Une vision bornée de l'histoire nous a imposé d'en localiser les sources non loin de chez nous, dans l'aride péninsule hellénique et sur les misérables rives du Tibre. Les Européens réduisent volontiers les origines de leur culture aux cantons athéniens et romains. C'est là une appréciation erronée; elle nous a été inspirée par des partis pris confessionnels et politiques. Il n'est guère douteux en effet que les historiens de l'Eglise catholique romaine, seuls maîtres durant plus de mille ans des archives de l'antiquité, en ont orienté l'interprétation pour la plus grande gloire de l'Occident européen."

 Pierre Rossi, La Cité d'Isis: histoire vraie des Arabes (Nouvelles Ed° Latines, 1976)



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                                                                                                        ....A suivre 






Ahmed Amri20 mars 2016







==== Notes ====


31- Stéphane Gsell, Histoire ancienne de l'Afrique du nord, tome 4 (Paris, 1924), p.4

32- Ibid. p.5

33-A ce propos, je recommanderais à la fois la lecture de Paul Monceau qui a consacré 7 volumes à la littérature carthaginoise depuis les origines jusqu'à l'invasion arabe, auxquels s'ajoute un huitième consacré à Apulée: vol. 1, vol. 2, vol. 3, vol. 4, vol. 5, vol. 6, vol. 7. Et celle de Stéphane Gsell et son Afrique du Nord en 8 volumes: vol. 1, vol. 2, vol. 3, vol. 4, vol. 5, vol. 6, vol. 7, vol. 8.

34- Lactance a été précepteur de Crispus, Sulpice Apollinaire maître de Pertinax, l'esclave Térence maître de ses maîtres, puis de l'aristocratie romaine qui l'a affranchi (voir l'hommage que lui rend Diderot dans Mélanges de littérature et de philosophie, édition de Jacques-André Naigeon, vol. IX. Paris, 1798). 

35- The Guinness Book Of Records, Published 1998, p.242.  

36- Haroun ar-Rachid est né en 763 et devenu calife en 786.

37-  Entre 969 et 973, l’Égypte était province de l'Ifriqia fatimide. Le calife Al-Muizz, né à Mahdia, avait pour capitale Al-Mansouria (aujourd'hui en grande partie ensevelie), distante d'un mile seulement de Kairouan. Al-Muizz et son général Jawhar avaient reçu tous deux leur instruction à l'université kairouanaise. Et cette université avait probablement contribué de son génie à l’œuvre du bâtisseur fatimide. La capitale égyptienne refondée entre 969 et 973 devait s'appeler initialement Al-Mansouria: hommage à la fois au père du calife et à la capitale fondée par ce père en 947. Un contretemps força Al-Muizz de choisir un autre nom; et ce fut al-Cahira (le Caire). On raconte à ce propos que des astronomes avaient mis au point un système ingénieux  permettant d'observer le ciel afin de déterminer le moment propice au démarrage de la construction. Une alarme devait se déclencher à un jour "j", correspondant à une phase "p" de Mars, pour autoriser les maçons à commencer leurs travaux. Mais des corbeaux s'étant posés sur les cordes portant les clochettes de l'alarme, celle-ci déclenchée, la construction a débuté plus tôt que le moment fixé: Mars (al Qahir) était alors au zénith. D'où al-Qahira (la Victorieuse), et non Al-Mansouria (La Soutenue-pour-être-victorieuse), afin de ne pas s'attirer des ennuis avec l'astre à son zénith ! ( The New Encyclopedia of Islam Par Cyril Glassé,Huston Smith, New York, 1989; p. 96).
Pour l'Université Al-Azhar, le choix du nom est un hommage à Fatima, fille du Prophète, que les musulmans surnomment Ezzahra (La Fleur, ou La Fleurie). Les Fatimides étant chiites, ce toponyme (comme La Mahdia en Tunisie) est marqué du sceau de l'allégeance à l'imam Ali.

38-Outre le zitounien sûr Ahmad al-Tifachi (1184-1253, il y a lieu de croire que ِCheikh Nefzaoui dont sa Prairie Parfumée a été écrite aux environs de 1420 est également zitounien.

39- Les philologues qui s'intéressent aux emprunts lexicaux ne nous disent pas si les mots licence (du latin licentia) et ijaza [ إجازة] dont la traduction littérale est licence ont une parenté étymologique. L'ijaza, que Anne-Marie Moulin définit comme étant "l'autorisation d'exercer sur la foi de l'enseignement reçu d'un maître" (Le Médecin du prince: Voyage à travers les cultures (Odile Jacob, 2010), semble remonter dans l'histoire arabe à l'époque du Prophète. Même si l'autorisation écrite, le diplôme en due forme, a dû attendre le 8e siècle (fondation des premiers mouristans (hôpitaux)
pour enter en vigueur, nous savons que le médecin du Prophète Al-Hareth Ibn Khalada a formé des infirmières, dont l'une est devenue ophtalmologiste attitrée par la suite, afin que ces femmes puissent être autorisées à sortir avec les guerriers et assister ceux-ci en cas de blessure. Cette formation sanctionnée par un droit réservé à quelques élues, institutionnalisait d'ores et déjà le diplôme. Ensuite et dès les premières conquêtes islamiques, l'ijaza est devenue incontournable pour ceux qui devaient émettre des fatwas. Avec les hôpitaux puis les universités, la permission d'exercer ou d'enseigner va requérir désormais un papier portant le sceau des maîtres et attestant des compétences du licencié. Compte tenu de ces considérations, le mot licence (comme tant d'autres mots arabes latinisés par traduction littérale puis passés aux langues romanes) est un pur arabisme assimilé par calque. A ce titre, n'en déplaise aux philologues qui tentent de couvrir le soleil par le crible (ce mot est à son tour tiré de l'arabe gharbel غربال qui a donné grabeau et grabeler), licence est un emprunt lexical à l'arabe.

40- Quelques noms illustrant les cadres formés par l'université de Kairouan
(nous avons puisé l'essentiel des informations composant cette note dans l'article de Hamadi Mokdadi: Kairouan :Source de richesses, de savoir et de savoir-faire!  : 

-Yahya al-Kilani (828 - 901): élève d'al-Karraz et auteur du premier livre de «Hisba» (mathématiques financières) écrit au Maghreb.
- Shuqran Ibn ALI (802): auteur d'un livre sur les partages successoraux intitulé «Hisab Alfaraidh».

- Abou Sahl al-Kairaouani (922-996 - Kairouan): juriste et  l'une des grandes figures du droit  malikite. il est l'auteur de Al-Risâla ou L'Épître, considéré comme le troisième ouvrage de référence du malikisme après Al-Muwatta de l'imam Mâlik ibn Anas et la grande Al Mudawwana de l'imam Sahnoun. Il a écrit aussi un livre intitulé «AL kitab fi Elhisab Alhindi» ( الكتاب في الحساب الهندي /Le Livre de l'arithmétique indienne), un troisième de géométrie trigonométrique, ainsi qu' un grand traité d'astronomie.
- Nassim Ibn Yacoub al-Kairaouani (ْXe - Kairouan- Caire): astronome de confession judaïque parti avec les Fatimides au Caire en 973 Ap. JC. Il est le beau-père de Samuel ibn Nagrela, le grammairien, poète, et talmudiste andalous du XIe.
- .AL outaki al-Ifriqi (mort en 955  au Caire): astronome et enseignant, il a quitté Kairouan en même temps que les Fatimides.
- Yacoub Ibn Kiliss (? -990), savant universel né à Bagdad, originellement de confession judaïque. s'est converti à l'islam au lendemain de son arrivée à Kairouan en 973.
-Aboul Hassan Ali ibn Abi lrijâl ( ?- 1أبو الحسن علي ابن أبي الرجال ( 034, plus connu en Occident sous son nom latinisé Haly Abenragel), auteur de Kitāb al-bāri' fi akhām an-nujūm (Le livre complet sur le jugement des étoiles) qui a été traduit par Yehuda ben Moshe our Alphonse X de Castille en 1254. Il est aussi l'auteur de Collection des Commencements et des Fins ( جامع المبادئ والغايات) dont la traduction française par Sédillot sous le titre Traité des instruments astronomiques des Arabes a été publiée en 1834.
 - Abou Attayeb Abdelmonim ibn Brahim al-Kindi [ أبو الطيب عبد المنعم بن إبراهيم الكندي1043], mathématicien, ingénieur et grand géomètre, le meilleur de son époque  dans ce domaine précis. Il avait l'ambition de relier par un canal Kairouan à la mer, et son plan était réalisable mais la mort ne lui a pas permis de le faire aboutir.
- Ibn Sufyan al-Sadfi (Xe): poète et astronome né à Kairouan et mort à Bagdad, il fut de l'élite proche du calife El Mansour (984-996).
- Abou Es-salt (1067 - 1134); astronome, médecin, chimiste, poète, et auteur d'un grand nombre de titres, il est qualifié de Génie rare de son temps dans les disciplines aussi bien scientifiques que littéraires. D'origine andalouse, il part vers la trentaine en Egypte, et quelque dix ans après, il s'installe en Tunisie, à Mahdia. Alors qu'il était en Egypte, il fut emprisonné par les Zirides pour son échec à extraire de la mer un bateau naufragé: il aurait conçu un système de treuils et de poulies ingénieux dont la réalisation a coûté cher au vizir qui l'avait chargé de la mission de secours, mais le système, d'abord prometteur, a lâché à la dernière minute. Parmi ses œuvres, on peut citer Le Livre des médicaments singuliers [كتاب الأدوية المفردة ], Promotion de l'esprit en matière de logique [كتاب تقويم الذهن في المنطق  ], L'Epitre égyptienne [ كتاب الرسالة المصرية ], Mémoire pratique pour l'usage de l’astrolabe [كتاب رسالة عمل بالإسطرلاب  ], Préambule au sujet des mérites des Sanhaji [ كتاب الديباجة في مفاخر الصنهاجة ], Anthologie de la poésie moderne [ كتاب الحديقة في مختار من اشعار المحدثين]...
- Abou Jaâfar al-Hassib al-Kairaouani, surnommé Al-Ahdib [le Bossu]: on sait très peu de choses sur ce mathématicien qui a vécu dans la 2e moitié du IXe et écrit un livre intitulé Le Parfait (ou L'Intégral) «al-Kamel الكامل», lequel a reçu,  cinq siècles plus tard, les meilleures éloges de Ibn Khaldoun.
- Abou Almajd Ibn Outaya ( -1031). Il était l'un des secrétaires d'Etat au temps des princes Zirides. Il a écrit une épître intitulée Maqala fi Aldharb oua Alkisma ( مقالة في الضرب والقسمة Essai sur la multiplication et la division), de grande utilité pédagogique,  conçu comme un complément au livre d’Al Kamel d'Abou Jafer Al Hassib.
Aboulkacem ibn Ahmed ibn Mohamed al-moûtel al-Balaoui al-Kairaouani alias Barzelli ( أبو القاســــم بن أحمد بن محمد المعتل البلوي القيرواني الشهير بالبرزلي)-(1337-1438), auteur de Universel de jurisprudences (جامع مسائل الأحكام لما نزل من القضايا بالمُفتين والحكام   ), plus connu sous le nom de Les Fatwas de Brazelli.






Constantin Afer: fugitif ou captif de bonne guerre? - III


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En vérité, même si la formulation varie d'un auteur à l'autre, même si l'euphémisme des deux premiers voile ce que nous paraphrasons par incompétence pédagogique, les trois auteurs ont traduit chacun à sa façon le supposé que véhicule la rhétorique de Pierre Diacre. Et l'idée bien-pensante que ces plumes ont ainsi formulée, contrairement à ce qu’on pourrait le croire, ne jaillit pas directement de leur cru. Elle sourdait déjà dans les textes latins de Léo d’Ostie et Pierre Diacre. Et davantage en-amont, aux sources-mêmes de la culture romaine depuis les vieilles guerres puniques. L'histoire, à commencer par celle que nous transmet le témoignage de Pline, nous rappelle avec quel dédain déconcertant le sénat romain a traité les bibliothèques puniques après la destruction totale de Carthage. De tous les livres qui, après dix jours d’incendies, de saccage et de pillage, n’ont pu être consumés par le feu, un seul titre fut jugé digne d'être conservé, traduit et
Hannibal
transféré à Rome. Des milliers d'ouvrages selon toute vraisemblance, des trésors de savoir dont personne aujourd’hui ne peut estimer la valeur et le volume, ont été offerts aux alliés de circonstance, les princes numides. La Rome victorieuse qui a rasé en entier Carthage, encore grisée de sa victoire mais pas tout à fait guérie du démon punique, ne pouvait autoriser que celui-ci renaquît de quelque façon de ses cendres. Transmettre à la postérité romaine les bibliothèques non brûlées de Carthage, c’était non seulement reconnaître à l’ennemi annihilé un génie, une culture, une civilisation, mais compromettre d’une certaine façon la conjuration du démon qu'on voulait parfaite. Ce que la doxa sénatoriale romaine ne pouvait admettre. Malgré l’exception honorant Magon.     
                    
Et parce que la survie, ne fût-ce que pour quelques siècles, du génie agronomique de Carthage23 à travers le fameux Traité d'agriculture de Magon, nous a révélé ce que l’humanité a perdu avec Carthage et ses bibliothèques, il n’est pas rare de voir de temps en temps un Romain, ou son spectre, se rebiffer contre l’apostasie qui prête à l’Afrique un génie ! De nos jours encore, une certaine intelligentsia occidentale imbue de sa filiation avec la romanité ne pardonne pas à Antoine de Rivarol (1753-1801) l’irresponsable hypothèse qu’il se plaisait à formuler et développer en son temps. « Si  Carthage avait triomphé de Rome…». Même Victor Hugo malgré son 19e siècle libéral, républicain, laïc, humanitaire, et malgré le regret qu’il ne cachait pas, évoquant le triste « monde perdu », semble donner plus de raison à l’implacable Rome qu’aux «esprits qui aiment à sonder les abîmes»24, allusion à ce provocateur défunt au moment où lui-même n’était pas encore né. Contre la bien-pensante intelligentsia de son temps et le bon sens occidental, Rivarol soutenait que « si Carthage avait triomphé de Rome, l’Europe aurait été éclairée huit ou neuf cents ans plus tôt»25. A peine deux siècles plus tard, cette pensée sulfureuse qu’on croyait dissipée dans les nuages de l’oubli émergeait de nouveau, sous la plume d’Anatole France. Et quoique attribuée à l’un de ses personnages, diluée dans un registre romanesque, la phrase sonnait comme une apostasie: « le jour le plus funeste de l'histoire » est « le jour de la bataille de Poitiers, quand, en 732, la science, l'art et la civilisation arabes reculèrent devant la barbarie franque »26                        
  
Si l’intellectuel du 19e, à travers un auteur comme Figuier, interprète de la sorte le raccourci narratif évoqué, que dire alors du lecteur moyen qui ignore l'histoire et, partageant une bonne part des convictions communes et des préjugés transmis de père en fils, n'a pas l'armature suffisante pour passer au crible ce qu'il lit ?
 

Mais rien qu’à évoquer l’Afrique comme dans le fragment cité, Figuier lui-même avait-il assez de connaissances historiques pour ne pas se laisser piéger par ce nom ? Et Malgaigne savait-il à son tour à quoi rime le double complément de lieu « né à Carthage, en Afrique » ?      
                      
Il est certain que ni l’un ni l’autre ne savaient que l’Afrique27 était à Carthage ce que l'Hexagone est à la France. Sans cette bourde révélatrice de leur défaut de cuirasse, l’un aurait évité cette construction tautologique qui consiste à redire Carthage par Afrique, et l’autre n’aurait pas cherché à éviter ce qui devait lui paraitre comme attelage, au sens rhétorique du terme, s’il coordonnait Carthage et Asie. D'où la phrase : « il quitta l’Afrique, et se rendit en Asie ».

Dans les textes latins de Pierre Diacre, de Léo d’Ostie, ou de Matthaeus Ferrarius, relatifs à la vie de Constantin l’Africain, comme dans les récits des voyageurs et géographes arabes du Moyen-âge, l’Afrique [Ifriqia] désignait l'actuelle Tunisie, dont les frontières s'étendaient vers le sud comme vers l'ouest sur une bonne partie du Maghreb. Dans les textes plus anciens (Pline, Tite-live, etc.),  c’est toujours Carthage, ou ce qui s’appelait, depuis la fin des guerres puniques, la province d’Afrique annexée à l’empire romain. Mais jamais encore le continent africain qui, tout en étant polyonyme, devait attendre le 16e pour se faire découvrir par une poignée (et le terme est bien pesé!) de l'élite éclairée européenne28. Et s’adjuger par la suite le nom jusque-là exclusif à l’Ifriqia. Par conséquent, c’est dans les limites géographiques de ce territoire-là, tantôt restreint à la Tunisie médiévale tantôt étendu au Maghreb actuel, qu’il faut entendre le sens exact du surnom l’Africain [Africanus], donné à plusieurs personnages historiques29 dont notre Constantin. Par ailleurs, quand Pierre Diacre ou d’autres auteurs médiévaux parlent de Carthage ou de Babylone dans un contexte comme celui qui nous intéresse ici, il ne faut pas se méprendre non plus sur le sens exact de ces mots. Carthage désignait Tunis, et Babylone30 Bagdad.
Cela dit, le fond des griefs à faire au biographe de Constantin l’Africain, et davantage aux historiens qui ne se donnent pas la peine de relire l'histoire, ne porte pas sur des détails de cet ordre. Ce sont plutôt ces raccourcis qui, du premier auteur aux lecteurs-auteurs (en l'occurrence Figuier ou tout autre auteur imitant sa démarche), ricochent et produisent un sens auquel le blanc initial, certes, se prête, mais ne s'y prête qu'à la faveur d'une lecture hâtive et complaisante, d'un parti pris idéologique et civilisationnel, d'un mensonge historique qui se perpétue depuis la nuit des temps.

Nous avons démontré à travers l'exemple précédent comment un mot aussi anodin que Afrique, employé dans un contexte qui n'est pas le sienpeut être révélateur d'une certaine méconnaissance de l'histoire. Mais nous n'avons presque rien dit sur l'étendue réelle de cette méconnaissance. Si le nom de Carthage pouvait éclipser encore, au 11e siècle, celui de Tunis, au 19e comme au 11e, à notre sens, on devrait se souvenir également de quelques Carthaginois dont les noms, à ce jour, ne se prêtent pas facilement à l’oubli.






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Ahmed Amri
20 mars 2016 


==== Notes =====

23- Ce génie a fait la prospérité de Carthage mais aussi son malheur. L'argument de la figue sur quoi se serait appuyé Caton pour décider le sénat romain à soutenir son Delenda Est Carthago (il faut détruire Carthage) n'a rien de caricatural ou de bizarre comme le pensent certains historiens dont Pline. Lisons ce que Diodore de Sicile raconte, rapporté par Stéphane Gsell: "A la fin du IVe siècle, quand les soldats d'Agathocle, ayant débarqué à l'extrémité du Cap-Bon, se dirigeant vers Carthage, un spectacle digne d'admiration se déroula sous leurs yeux: belles demeures appartenant à la noblesse punique, vignobles, olivettes, vergers, prairies pleines de moutons, de bœufs, de chevaux..." .(Stéphane Gsell, Afrique du Nord, Vol. 4 (Paris, 1913-1929), p.5) Carthage détruite, l'Afrique est devenue grenier de Rome. Et ce grenier, comme la verdure qui , plus tard depuis la conquête musulmane, a valu à la Tunisie le surnom de Khadra (Verte), sont d'abord le produit d'une mise en valeur carthaginoise de l'Ifriqia.

24- Œuvres complètes de Victor Hugo, Vol.I, Paris, 1845; p.642

25-  La citation est reconstituée d'après ce qui est rapporté par plusieurs auteurs dont Michel Angelo Lanci (Dissertazione su i versi di Nembrotte e di Pluto nella Divina commedia di Dante, Rome, 1819; p.21) et Joseph-Alphonse Esménard, La Navigation, Paris, 1805; p.52.

26- Anatole France, La Vie en fleur, 1922; p. 230

27- Africa, en punique aussi bien qu'en arabe, dérive de la même racine trilitère frk (séparer). Par conséquent lorsque les Arabes s'attribuent l'étymologie, ils n'ont pas tort. Lorsque les philologues occidentaux attribuent l'origine du mot aux Phéniciens, ils n'ont pas tort non plus. Une colonie de Tyr séparée, le sens du mot s'y prête de par la racine sémitique évoquée. Mais là où la philologie ne voit que du grec ou du latin, elle se goure forcément, ou elle tente de gourer.


28- Longtemps, très longtemps, l'Afrique a été à la fois polyonyme et de géométrie variable. Elle s'est appelée Eskhatie, Koryphe, Hespérie, Orllygie, Ammonide, Ethiopie, Cyrène, Ophiuse, Libye, Kephénie, Aérie. Nous devons cette longue liste à Etienne de Byzance, qui la doit à son tour à Alexandre Polyhistor (D'Avezac, Esquisse générale de l'Afrique et Afrique ancienne, Paris, 1844). Le dernier nom que dut porter le continent avant d'être désigné par Afrique fut Cafrerie. Ce dernier, d'abord employé par les Arabes pour désigner les contrées des Cafres (kouffars كفار), c'est-à-dire infidèles, qu'on distinguait de l'Ifriqia déjà musulmane, a été repris plus tard par les Européens pour désigner les contrées noires. Du portugais, le terme est passé au français, puis aux autres langues romanes.  De la première attestation du mot Afrique sous la plume du poète romain Ennius (2 siècles avant notre ère) à l'encyclopédie grecque Souda qui date de la fin du IXe, la seule Afrique reconnue sous ce nom est Carthage, ou ce que les Arabes appelaient depuis la conquête de la Berbérie Ifriqia.
Ce n'est que depuis la Cosmographia de Affrica, publiée à Venise sous le titre Description de l'Afrique, de Léon l'Africain, que le sens du mot Afrique commence à s'élargir pour désigner d'abord l'Afrique du Nord, et ensuite cette partie plus l'Afrique subsaharienne.  

29- A titre indicatif, quelques exemples: Julius Africanus, Paetius Africanus, Sextus Africanus, Victor Africanus, Léon Africanus...


30-
Si Carthage a pu renaître dans l'Afrique romaine, avec la conquête arabe c'est Tunis qui devient la métropole puis la capitale de l'Ifriqia. Quant à Babylone, dès les premiers siècles de notre ère elle n'était plus que des ruines. Et c'est Bagdad qui deviendrait la capitale de la Mésopotamie et de l'empire abbasside. 


Constantin Afer: fugitif ou captif de bonne guerre ? - II

                                                         
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Les extraits traduits du latin que nous allons reproduire ici sont tirés de trois sources différentes. Et si nous avons choisi ces extraits de seconde main, ce n'est pas seulement pour les commodités linguistiques qu'elles nous offrent. C’est aussi et surtout pour leur valeur illustrative, laquelle apparaitra au fur et à mesure des citations.

Hagiographie et assimilation

"Constantin l’Africain, moine du monastère du Mont-Cassin, formé à toutes les études philosophiques, professeur de l’Orient et de l’Occident, nouveau et éclatant Hippocrate..."14 Ainsi commence le récit de Pierre Diacre. Cette portion de texte qui, grammaticalement parlant, correspond au sujet d'une phrase, est éloquente de par la quantité de mots qui composent ce sujet. C'est d'ailleurs au nombre et au poids de ces premiers mots que tout semble être dit sur l'homme admis au panthéon de De viris illustribus. La longue chaine anaphorique qui décline l'identité du personnage est placée sous le signe de l'exaltation. Celle-ci va montant,  dans une gradation qui suggère une sorte d'apothéose. Si le premier composant du nom est en soi valorisant, très chrétien et très latin, le surnom Africanus qui le suit est susceptible de réduire l’auréole posée sur cette tête, par le biais du prénom. Africanus n'est pas un patronyme, au sens littéral du terme, car il se substitue au nom de famille gommé. D'autre part, il n'a rien de comparable à ce qu'on appelle agnomen, titre qui honore certains personnages, comme c'est le cas, par exemple, pour Scipion: Publius Cornelius Scipio Africanus. Pour celui qui n'a pas de nom authentique de famille, ni à charnières ni sans, Africanus se distingue à peine de "il", pronom de la 3e personne, pronom de l'Absent dans la grammaire arabe. Africain tient lieu ici de surnom, un cognomen, lequel éclaire incontestablement l'origine, mais pas l'homme lui-même. Toutefois rattaché immédiatement au segment qui suit (moine du monastère du Mont-Cassin), immergé dans ce bain spirituel qui le restaure en quelque sorte dans sa pureté baptismale, le personnage est d'ores et déjà transfiguré. Chrétien et moine, il peut entamer dans les meilleures conditions ce qui ressemble à une lévitation. Pour s’ancrer en fin de compte au rang élevé qui est le sien : nouveau et éclatant Hippocrate
                      
Ainsi énoncée, l’identité de Constantin l’Africain semble de prime abord amplement servie, claire, assez développée, voire hypertrophiée. N'empêche que l'Africanus n'y est nulle part perceptible, tant cette identité, de bout en bout marquée du sceau assimilateur, ne lui laisse que le chiffre en relief de son incognito: l'Africain. Le très chrétien prénom qu'il porte, à le méditer plus attentivement, n'est rien de plus qu'un identifiant d'archivage. Et cet identifiant n'est pas qu'une simple métaphore. Pour comprendre le sens exact de ces mots, il n'est que de comparer Constantin à Léon l'Africain. Malgré les similitudes de parcours, Léon a conservé son visage grâce au nom d'origine que l'histoire n'a pu gommer. Cet élément, et non des moindres, que les moines de l'abbaye du Mont-Cassin n'ont pas daigné nous transmettre au sujet de Constantin, ce nom sarrasin ainsi confisqué et sans doute irrémédiablement perdu justifie ce que nous appelons identifiant d'archivage. S'il y a quand même quelque honneur à tirer du prénom Constantin, c'est assurément pour l'empereur Constantin Ier dont on honore ainsi la mémoire, et pas pour l'Africain ainsi aliéné à jamais.

A ce premier poinçonnage assimilateur s'ajoute immédiatement le statut deux fois négateur des origines sarrasines: chrétien et monacal. L'Africain peut aisément se glorifier de l'envergure professorale, penduler comme un fanal au vent ou un soleil resplendissant entre l’Orient et l’Occident, ledit soleil ou fanal reste dans tous les cas tributaire de sa lumière au foyer chrétien du Mont-Cassin. S’il peut de surcroît se flatter d'être le nouveau et éclatant Hippocrate15, c’est encore une fois sous un autre coup de tampon, pas moins aliénant. A l’honorable prénom latin qui marque l’incipit, répond à l’excipit de cette portion du texte le non moins honorable prénom grec. Et l'identité ainsi verrouillée de bout en bout dans ce cercle assimilateur, le légendaire personnage de Constantin l’Africain ne peut se lire que dans les limites socioculturelles définies par une telle circularité.      
                  
Comment s'étonner dès lors qu'en 2008 Sylvain Gouguenheim aille plus loin que la simple défense de la chrétienté originelle de Constantin: la quasi totalité des auteurs traduits par Constantin sont également, à ses yeux, chrétiens ?

Monument de savoir ou poudre aux yeux ?
                       
Venons-en maintenant au mystère, au parcours initiatique ou du combattant, qui a permis au personnage d'être ce qu'il fut, ou ce que l'histoire nous présente comme tel. Constantin, nous dit-on, "quitta Carthage, où il était né, pour Babylone, où il s’instruisit totalement en grammaire, dialectique, rhétorique, géométrie, arithmétique, mathématique, astronomie, nécromancie, musique et physique des Chaldéens, des Arabes, des Perses et des Sarrasins. De là, il se rendit en Inde et se consacra au savoir des Indiens. Ensuite, afin de parfaire sa connaissance de ces arts, il se rendit en Éthiopie, où il se pénétra là aussi des disciplines éthiopiennes. Une fois imprégné de ces sciences, il partit pour l’Égypte, où il s’instruisit entièrement dans tous les arts égyptiens. Après avoir consacré de cette façon trente-neuf années à l’étude, il retourna en Afrique... "16                             
Deux points essentiels nous semblent dignes d’intérêt ici. Et nous allons les commenter successivement, en donnant néanmoins la belle part au second. Le premier concerne ce savoir hors commun, encyclopédique, attribué au personnage, et le temps démesuré encadrant ce savoir. Que le monument d’érudition nous laisse pantois à ce niveau précis du récit, ce qui n’aurait rien de surprenant, ne signifie pas que nous puissions aisément mettre en doute l’omniscience prêtée à Constantin. Même si Pierre Diacre n’est pas jugé fiable par nombre d’historiens17, et que l’écrit hagiographique est en soi sujet à caution, nous devons admettre que la vieille école, en Orient comme en Occident, produisait surtout des philosophes, au sens multidisciplinaire du terme, dont le savoir et la compétence embrassaient un grand nombre de domaines. Par conséquent, s’il faut relativiser le supposé savoir de notre personnage, et il le faut, compte tenu de ce qui a été de longue date acquis à ce sujet, c’est exclusivement en vertu de la vérité historique établie dès le début du 12e siècle18, et non pas parce que la source biographique est mise en doute. Ceci pour le premier point.  
                            
Pour le second, il n’est pas besoin d’être un lecteur particulièrement averti pour constater ce qui saute également aux yeux dans ce deuxième fragment du récit, à savoir le passage, inopiné, de la naissance à la vie studieuse, de Carthage en Babylone. Ce saut titanesque entre deux moments et deux espaces aussi éloignés, s'il peut bien se défendre par quelque souci de concision que légitiment, d’une part, le genre d’écrit, d’autre part l’éventuelle insuffisance d’informations chez le biographe19, n'en constitue pas moins une ellipse. En tant que telle, celle-ci devient porteuse de sens. Elle parle, interpelle, suggère. D’autant que d’autres indices jalonnant la suite du texte, et nous y reviendrons, paraissent corroborer ce qui est sous-entendu. Et c'est alors que le saut peut se révéler insidieux, à bon ou mauvais escient pervers. Voici, parmi les échos que certains écrivains ont fait à ce récit, trois petits exemples qui rendent perceptible cela. En 1770, Charles-Hugues Lefébvre écrit: "le maître de l'Orient et de l'Occident, et brillant comme un nouvel Hippocrate, quitta Carthage, sa ville natale, pour aller à Babylone apprendre à fond [souligné par nous] la Grammaire..."20 et tout le reste. En 1846, Malgaigne écrit à son tour: "né à Carthage, en Afrique, et épris d'un ardent désir de s'instruire dans toutes les sciences, il s'en alla en Babylone..."21 Une vingtaine d'années plus tard, nous lisons sous la plume de Louis Figuier: « ne trouvant point apparemment, que dans son pays natal, les maîtres fussent assez instruits, il quitta l’Afrique, et se rendit en Asie...»22

Incompétence des maîtres ou des historiens ?

Chacun de ces auteurs n'a pu rester indifférent à la concision, trop sèche et pas à sa place, par laquelle Pierre Diacre a commencé son récit. Et chacun a jugé nécessaire de suppléer, en vertu du sens qu'elle suggère, à l'ellipse (situationnelle) qui intrigue. Mais si le premier nous suggère que l'apprentissage à fond en Babylone a dû se faire précéder par un apprentissage en quelque sorte primaire au pays natal, ce qui nous autorise déjà à penser que l'école locale n'était pas en mesure d'assurer l'apprentissage à fond, et si le deuxième, à travers la motivation dont il excipe, a mis en avant la qualité de l’apprenant sans pour autant juger nécessaire d’expliciter pour nous ce qu’il faudrait en déduire (touchant l’école locale),  le dernier, malgré un faux-fuyant de nuance, est davantage clair: c’est apparemment, nous dit-il, l’incompétence pédagogique des enseignants africains qui aurait contraint Constantin à faire son saut de titan.


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 Ahmed Amri
20 mars 2016



==== Notes =====


14-  Pour les latinistes, voir Herbert Bloch: Monte Cassino in the Middle Ages, vol. I, Rome, 1986; p. 127-134. Pour la présente traduction, elle est tirée de l'article de Thomas Ricklin, Le cas Gouguenheim (Traduit de l'allemand par Anne-Laure Vignaux).

15- Grâce à cet "éclatant Hippocrate", la ville de Salerne a acquis une renommée telle en Europe que, pour deux siècles au moins (du 11e au 13e), on ne l'appelait que par le titre "Ville d'Hippocrate" (Hippocratica Civitas ou Hippocratica Urbs).

16- Thomas Ricklin, Le cas Gouguenheim (Traduit de l'allemand par Anne-Laure Vignaux).

17- A propos de ce moine qui était bibliothécaire de l'abbaye du Mont-Cassin, Ferdinand Chalandon écrit: « Pierre Diacre a plus d'une fois travesti la vérité. [...] Il ne mérite souvent qu'une créance médiocre » (Histoire de la domination normande en Italie et en Sicile. Paris, Picard, 1907); p.36

18- En 1127, un Pisan qui s'appelle Stéphane d'Antioche traduit un livre qu'il croit inédit, du médecin Ali ibn Abbas al-Majusi:
le Kitab al-Maliki ou Livre de l'art médical (en latin Liber Regalis ou Regalis Dispositio). Et c'est alors qu'on découvre qu'un bon nombre de morceaux composant le Liber Pantegni que Constantin l'Africain s'était attribué sont tirés du Kitab al-Maliki. Au fur et à mesure des nouvelles traductions, on découvrira que la totalité du Pantegni n'est qu'un larcin.

19- Pierre Diacre étant entré au Mont-Cassin près de 50 ans après la mort de Constantin l'Africain, il ne peut assurément pas tout connaître sur son personnage; néanmoins on peut supposer que, dans un monastère comme partout ailleurs, il doive y avoir une tradition orale par laquelle les cadets apprennent beaucoup de choses sur leurs aînés. Et dans le cas précis de Constantin l'Africain, il semblerait improbable que dans l'espace de 50 ans, on oublie tout ce qui se rapporte à son passé arabe et tunisien.

20- Abrégé chronologique de l'Histoire générale d'Italie, vol.6 (Paris, 1770), p.109


21- Œuvres complètes d'Ambroise Paré, Introduction (Paris, 1840); p. 20

22- Vies des savants illustres du Moyen Âge (Paris, 1867); p.103









Constantin Afer: fugitif ou captif de bonne guerre ? - I


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Il y a près de mille ans, un Ifriqien que l'on suppose médecin, et des plus érudits, a quitté Carthage pour la Sicile. Une première fois comme commerçant. Puis une seconde fois comme philanthrope. Le philanthrope, Carthage ne le reverra plus jamais. Et le plus investigateur des historiens serait incapable d'élucider le mystère de ce dernier "aller simple". L'homme se serait converti au christianisme, s'il n'était pas chrétien de naissance, et il aurait troqué sa médecine, son commerce, son pays et les
Portrait de C. l'Africain
biens de ce monde pour la plus douce des retraites, devenu moine de l'abbaye Mont Cassin. On peut être dubitatif et sceptique à propos de tout ce qui se raconte sur le "transfuge de l'Ifriqia", mais ce dont personne ne peut douter, c'est que l'Ifriqien fut à l'Occident chrétien médiéval ce que le mythique Prométhée aux mortels: un donneur
de feu !
Sans Constantin l'Africain et la flamme scientifique qu'il a tirée des universités de la Zitouna et de Kairouan pour en faire don aux Salernitains, il serait difficile d'imaginer ce qu'aurait été la renaissance européenne.

Les Tunisiens dont beaucoup ne soupçonnent pas ce que leur pays a donné depuis Magon et Augustin à l'humanité, et davantage au moment où la civilisation arabo-musulmane était à son apogée, doivent exhumer de l'oubli immérité ce compatriote de grande stature. Et même si le personnage semble avoir emporté son secret avec lui à plus d'un niveau biographique, il n'en reste pas moins perméable, abordable et attrayant à d'autres niveaux. Ce donneur de feu fut aussi donneur de mots. Pour n'en citer qu'un exemple, c'est à lui que le latin doit
ancha, de l'arabe أنقاء qui a donné le français hanche. Un mot parmi tant d'autres arabes dont la plupart sont indument attribués par la "mythémologie" savante à des mères putatives indo-européennes.

Salerne,  autrefois devenue Ville d'Hippocrate (
Urbs Hippocratici) grâce à cet illustre Tunisien, ne rendra pas à Carthage son dû. C'est aux Tunisiens de le réclamer.  En dépistant leur "transfuge" et en le "rapatriant" pour lui donner la place qu'il mérite dans les patrimoines national, maghrébin et arabe.  A. Amri - 20 mars 2016



L'énigme Afer
"Son nom brille à l'un des premiers rangs parmi ces pieux enfants du cloître, qui du fond de leur solitude enrichirent le monde des fruits patients de leurs veilles, et pour lesquels notre reconnaissance sera toujours inférieure à leurs bienfaits1 ».

L'homme dont parlait ainsi, en 1852, Maxime de Montrond est Constantin l'Africain.

En dépit de l'œuvre historique qui l'a élevé en son temps au dessus de la stature commune des hommes, le personnage de Constantin l'Africain reste pour l'essentiel de sa vie un grand mystère. Celui qui a transmis à l'Occident chrétien les textes fondateurs de sa renaissance scientifique2 n'a pas livré à l'histoire les clés de son action. A quelque mille ans de ce moment-charnière du passé médiéval, le personnage aux multiples zones d'ombre, irréductibles, ne cesse d'intriguer.

Quel mobile précis a pu motiver chez cet homme,  arabe ou berbère arabisé, et de confession originellement musulmane, une action aussi singulière que la sienne ? Qu'était-il au juste pour basculer du camp sarrasin au camp chrétien ? Un transfuge de la persécution ? Un mystique de la philanthropie ? Un génie hors de son temps dévoué à une œuvre prométhéenne ? Ou bien rien de tout cela,  mais seulement un captif de bonne guerre dont l’œuvre n'aurait été que la monnaie d'échange de sa survie ?

Ces questions, nous allons tenter d'y répondre à travers deux articles, dont le premier ici publié, est une reconstitution de ce que l'on peut appeler la
dimension ifriqienne du personnage, sa face  éclipsée de Tunisien, d'Arabe et de musulman. Nous verrons que si l'histoire du personnage d'après les récits de ses biographes commence au Mont-Cassin et s'y termine, si elle boude le passé africain et enfume le monde sarrasin, c'est pour des raisons qui ne sont pas sans rapport avec la vieille fierté sénatoriale romaine. Loi doxique en vertu de quoi les barbares, bien que civilisateurs de la Rome païenne, n'avaient droit qu'au dédain. Dans le deuxième article qui sera publié prochainement, nous tenterons de percer les murs historiques de l'abbaye du Mont-Cassin pour y explorer le mystère du moine qui nous intéresse. Même semée d'embûches et sans véritable impact pour l'histoire, cette enquête virtuelle, nous l'espérons, contribuera à réhabiliter aux yeux de ceux qui le jugent comme tel un présumé traître et apostat.

Biographie émaillée de trous

Constantin l'Africain est mort en 1087, alors qu'il devait avoir 70 ans, à l'abbaye du Mont-Cassin. On ignore la durée exacte de sa vie monacale. Onze ans pour les uns. Pour d'autres, juste sept ans. Le récit biographique que lui a consacré Pierre Diacre3(1054- 1153), l'un de ses condisciples monacaux,  fait le flou sur ce point, autant que sur des pans précis de son passé. Les moments cruciaux, ainsi que les lieux qui nous paraissent nécessaires à l’intelligence de la biographie font défaut. Et les historiographes qui ont tenté parfois de combler ces lacunes, loin de débrouiller le mystère l'ont épaissi, quand ils ne l’ont pas infléchi, à bon ou mauvais escient, à des fins servant la contre-vérité historique. En fait de récit biographique, il convient de préciser qu'il ne s'agit que d'un exposé sommaire, une sorte d’hommage dans le style des éloges académiques, mais pour le moins laconique. L’éloge est inséré dans une historiographie de vieille tradition, De viris illustribus, dédiée par ses auteurs à une sélection d’hommes célèbres. Si le texte porte, évidentes, les marques d'une hagiographie où il serait difficile de démêler la part de la réalité et celle de l'affabulation, il ne nous fournit rien par contre sur les détails susceptibles d'éclairer le passé ifriqien de l'homme. Quels étaient son nom d'origine, sa famille, son enfance, ses premiers rapports avec les hommes de son pays ? Et quel mérite, surtout, ce pays peut s'attribuer dans les connaissances (scientifiques ou sapientiales) prêtées au "professeur de l'Orient et de l'Occident" ?  Là-dessus, c'est le black-out total.

Les nourritures halal


De toute évidence, si le texte ne nous donne à voir de l'homme que le monument d'érudition, ce n'est pas à la seule stature dudit monument ni à la seule envergure de son œuvre chrétienne  qu'il faudrait imputer l'éclipse du monde d'où il vient. L'arbre ne cache pas la forêt. Ni l'Africain l'Afrique, nous semble-t-il. Or si la règle s'inverse dans l'esprit des légataires directs de Constantin l'Africain, c'est que, à notre sens, il y a de bonnes raisons à cela. Il fallait traiter l'image du personnage, dont l’entrée en scène a quelque chose de providentiel, avant de la transmettre à l'histoire. Moins soucieux des détails nécessaires à l’éclairage historique que de l’auréole devant nimber et la tête du personnage et la main de la Providence, les moines de l'abbaye du Mont-Cassin ont dégrossi en conséquence Constantin l'Africain. Et pour ce faire l'ont émondé de ses racines, en l’occurrence infidèles, autant que des ramifications pouvant le rattacher à ce milieu d’origine sarrasin. La raison de tout cela ? En bons chrétiens et serviteurs intègres de leurs ouailles, les moines devaient édifier avant tout, neutraliser les traits barbares de l’Africanus. En somme cuisiner à son sujet une histoire chrétiennement halal. 

Chrétien ou pas, la question est ailleurs


C’est à cette histoire expurgée et très édifiante que nous devons, entre autres idées bien assises, la chrétienté originelle de Constantin l’Africain. « Constantin surnommé l'Africain, naquit à Carthage, dans le christianisme", lit-on sous une plume franco-belge4 du 18e. En 2008,  sous la plume de l’historien médiéviste français Gouguenheim, on lit que « l’homme est un chrétien originaire d’Afrique du Nord5 ». Pour l'Allemande Raphaela Veit, sans donner le moindre indice soutenant son assertion: «tous les facteurs indiquent que Constantin l'Africain naquit dans la communauté chrétienne de Carthage»6. Et même les sources censées s’inscrire à contre-courant d'une certaine historiographie partisane ne s'écartent pas de cette thèse. Pour Nasr Eddine Boutammina qui se réclame du "rétablisme", le personnage se profile avant tout comme « un Nord-africain chrétien7  ».

Nous voudrions préciser ici que notre propos n'est pas d'être partie dans une bataille interconfessionnelle.  Laquelle serait forcément manichéenne à ce niveau précis. S'il importe de montrer les rouages intérieurs de cette bataille, pourquoi la polémique perdure autour de ce point alors que la lumière semble de longue date faite là-dessus, la véritable bataille d'idées, à notre sens, n'a rien à voir avec la croyance religieuse de Constantin l'Africain. La partie qui soutient l’inlassable circumambulation soufie autour de ce faux-problème, essentiellement des plumes de ce qu'on a convenu d'appeler l'islamophobie savante, pense en tirer certains dividendes, un lot de consolation, quelque chose qui lui permette de jeter la poudre aux yeux d'un public pas assez prévenu, et gagné, ou à gagner à sa cause. En réalité,  quelle que fût la réelle confession originelle de l'homme, cet alibi ne peut éclipser ni le fait que le personnage est d'origine et de culture arabes ni le fait que les 13 livres8 compilés ou traduits par lui le sont aussi. Il ne peut éclipser  non plus le fait que l'édifice des traductions latines de textes arabes s'est élevé sur la pierre inaugurale posée, à travers ces 13 livres, par Constantin l'Africain. C'est de la flamme sarrasine partie de Tunis et transmise au Mont-Cassin que le flambeau a pris naissance, a traversé l'Italie méridionale d'abord, puis franchissant les frontières italiennes vers Montpellier, et la France vers le reste de l'Europe, il a fini par devenir un soleil. Et l'ouvrage écrit à ce propos par Sigrid Hunke dans les années 19609, l'Histoire des Arabes de Louis Amélie SédillotLa Cité d'Isis de Pierre Rossi, entre autres références, peuvent bien éclairer ceux qui ont des doutes à ce propos. Aussi l'argument de l'origine chrétienne dont se servent certains historiens, par le passé comme de nos jours, pour tenter de minimiser ou rayer d'un trait l'impact de la civilisation arabo-musulmane dans la renaissance scientifique et littéraire de l'Occident, n'est-il en l'occurrence qu'un faux-fuyant, un expédient pour dévier de son véritable objet l'essence de la réflexion et du débat. Par ailleurs, le soin que prennent certains historiens à relativiser à tout propos ce qui vient du monde arabo-musulman, en rappelant incessamment, et judicieusement -bien entendu,  que tel auteur est soit juif soit chrétien, et non musulman,  et tel auteur est soit perse soit berbère, et non arabe, puis, par dessus cette judicieuse considération, arabes ou pas, ce sont les copieurs des Grecs ! cette manie obsessionnelle de judaïser, christianiser, persaniser, berbériser, et quelquefois même latiniser et gréciser10 des auteurs dont la langue maternelle, l'école, les écrits, la pensée, etc., sont arabes, ne peuvent qu'être corrélés avec le même expédient ici évoqué.  En même temps, de par son caractère chronique et persistant qui frise le pathologique, cette relativisation systématique du mérite arabe n'a qu'une signification, à notre sens: elle dévoile un complexe latent, douloureux, une blessure narcissique  que l'Occident hautain refuse de s'infliger.

C'est à partir de 1160, c'est-à-dire soixante-dix ans après la mort de Constantin l'Africain que l'histoire nous fournit le premier document éclairant l'originelle confession constantinienne. Le texte de Matthaeus Ferrarius, médecin salernitain selon toute vraisemblance11 , précise en toutes lettres que "Constantin était un Sarrasin"12. Tout au long du Moyen-âge, les termes musulman et islamique, aujourd'hui à l'honneur dans les médias comme dans les glossaires, et pour cause ! n'étaient pas encore en usage dans le latin ni dans l'ensemble des idiomes de l'Occident chrétien. Depuis la conquête de l'Espagne, et peut-être même avant, Sarrasin s'employait comme synonyme de mahométan, ismaélite, infidèle, maure. Souvent pas moins connoté que les mots qui précèdent, Sarrasin désignait aussi bien le musulman de la péninsule ibérique que celui de la Sicile et d'outre-Méditerranée. Et quand bien-même l'on pourrait arguer, en se fondant sur l'étymologie dérivant ce mot de l'arabe sharki [oriental], d'un sens géographique neutre susceptible de réconforter les irréductibles batailleurs à ce propos, force est d'admettre que tel sens reste intimement rattaché au musulman. Dans les textes latins et romans du Moyen-Age, il n'est nulle part fait mention de Sarrasin pour désigner un chrétien arabe, ou un juif, que ceux-ci fussent maghrébins ou orientaux.

A cette vieille attestation historique fournie par Matthaeus Ferrarius dès 1160, s'ajoutent les documents trouvés au début du XXe siècle à Trinita della Cava, dans la province de Salerne. Ces pièces, puisées dans les archives médiévales de l'abbaye bénédictine, aujourd'hui plus connue sous le nom  Bahia de Cava, et publiées vers 1910 sur les pages d'une revue italienne, apportent une nouvelle confirmation au fait attesté par Ferrarius. Constantin l'Africain était bel et bien un musulman, un musulman «converti au christianisme». Quelques années après la publication de ces documents, l'enquête menée sur le lieu par l'orientaliste et historien de la médecine allemand Karl Sudhoff, a consolidé davantage ce qui semble de nos jours hors de doute: Constantin n'est pas né chrétien. Le seul élément mis en cause par ce chercheur, lequel pouvant donner encore quelque os à ronger à nos irréductibles batailleurs de l'alibi confessionnel, concerne l'arabité du personnage. Karl Sudhoff est persuadé que  Constantin l'Africain serait d'origine berbère13. Mais en quoi cette précieuse nuance apportée à l'identité du personnage puisse-t-elle constituer une révélation ? C'est tout le Maghreb, ou presque, qui serait d'origine berbère. Et si révélation il y a quand même, en quoi peut-elle entacher ou couvrir le flambeau qui a traversé du sud au nord la Méditerranée ?14


En réalité, si la bataille de l'originelle chrétienté constantinienne mobilise incessamment ses plumes pour la défendre, c'est que la même doxa qui, autrefois, a œuvré pour débarrasser de leurs impuretés sarrasines Constantin l'Africain et ses traductions, poursuit, de nos jours, son travail de maintenance et de suivi, sa noble tache d'hygiène publique.

Nous  allons voir sans plus tarder comment le récit de Pierre Diacre (Petrus Diaconus), près de mille ans avant Gouguenheim et les plumes du même bord, donnait à la postérité le bel exemple à suivre.

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Ahmed Amri
20 mars 2016

==== Notes ====

1- Les Médecins les plus célèbres, Lille, 1852); p.37

2- Lucien Leclerc lui attribue "l’honneur d'avoir provoqué en Europe un commencement de renaissance médicale", et juge que l'homme "à ce titre occupera toujours une place importante dans l'histoire de la médecine du moyen âge" (Histoire de la médecine arabe , Paris, 1876), p.541. Pour Joseph-François Malgaigne (1806-1865), Constantin fut "l'auteur de la réforme , et en quelque sorte le restaurateur des sciences médicales en Occident." Et l'auteur souligne que l’œuvre de Constantin "fut à peu de frais". (Introduction des Œuvres complètes d'Ambroise Paré, Paris 184), p.20


3- Cet auteur n'aurait fait que compléter l’œuvre commencée par Léo d'Ostie (moine de la même abbaye) que la mort avait empêché d'achever. 




4- Charles Van Hulthem, Bibliotheca Hulthemiana (Bruxelles, 1837); p.33

5- Aristote au mont Saint-Michel, Paris, 2008.


6- Acteurs des transferts culturels en Méditerranée médiévale (DIPIHA, Oldenbourg, Verlag, München, 2012); p.148

7- Les fondateurs de la Médecine (Œuvres universelles de l'Islam, 2011)

8- Les principaux titres sont le Kitab al-Maliki ou Livre de l'art médical (Ali ibn Abbas),
Zād al mussāfir wa tuhfatu elqādim ou Viatique du voyageur (Ibn Al Jazzar), Kitab al-Malikhûliya ou De melancholia (Ishâq ibn Imrân), Kitab al-Baul ou Traité de l'urine, et  Kitab al-Ḥummayat ou Traité des fièvres (Abu Yaqub Ishaḳ ibn Sulayman).

9- Le titre Le Soleil d'Allah brille sur l'Occident : notre héritage arabe Jabir Ibn Hayyan) est très significatif à ce propos.
Sur Wiképédia, on  nous dit que ce médecin et psychologue est persan. Et c'est déjà une faveur de l'histoire (mise à jour et actualisée) qu'elle ramène ce personnage arabe et de souche yéménite (voir Lionel et Patricia Fanthorpe, co-auteurs de Mysteries and Secrets of Numerology (Dundern Toronto, 2013), Richard Russell, The Works of Geber (London, 1686 - London & Toronto, 1928), Eric John Holmyard, Makers of Chemistry (Clarendon Press, 1931) au monde musulman !
Au 16e siècle, Geber était donné indien par l'abbé Jean Trithème (1462-1516). Au 17e, le bibliographe espagnol Nicolás Antonio (1617-1684) le donnait espagnol et sévillais. Selon une version attribuée à Léon l'Africain, Geber est grec et chrétien converti à l'islam. François-Xavier de Feller (17035-1802), polémiste et écrivain belge du 19e, allait jusqu'à prêter au personnage un sympathique prénom judéo-chrétien: Jean Geber. Quant à Berthelot, citant le Kitab-al-Fihrist, lequel cite à son tour des historiens arabes, nous rappelle qu'il y avait même eu des doutes sur l'existence de ce Geber (Revue des Deux Mondes tome 119, 1893, p.548 )

Autre exemle:Ali ibn Abbas al-Majusi.
La plupart des sources bien informées et non moins bien formées en Occident font de ce médecin un Perse et un non musulman. Perse parce que né à Ahvaz, et non musulman parce que surnommé Al-Majoussi [le mage]. En vérité, le nom complet de ce médecin est Abou Al-Hassen Ali ben Abbas Al-Ahwazi Al-Majoussi. Arrêtons-nous un peu sur la locomotive de ce nom à charnières: Abou Al-Hassen (littéralement le père de Hassen) est doublement significatif quant à la foi religieuse du personnage. Dans les pays musulmans, orientaux surtout, "Abou Tel" est un agnomen donné au père de Tel, un titre de fierté qui honore autant le père que le fils. Jamais "Abou Tel" ne peut être donné à un célibataire, ni à un marié n'ayant pas de garçon. Or ce fils Hassen est non seulement porteur de prénom arabe, non seulement porteur de prénom musulman, mais ce prénom n'est pas n'importe lequel: c'est celui du fils d'Ali, cousin et gendre du Prophète. Voyons maintenant comment s'appelle le père de ce médecin: Abbas. Et c'est encore un indice révélateur du même poids que le précédent. Abbas est doublement rattaché à la famille du Prophète. L'oncle de celui-ci s'appelle Abbas. Et Abbas est aussi un autre fils d'Ali, demi-frère de Hassen. Voyons enfin le prénom du médecin: Ali. Ali cousin et gendre du Prophète. Comment soutenir alors l'imposture qui fait d'un chiite signé un non-musulman? Et d'un petit-fils d'Arabe né dans le canton arabe d'
Ahvaz un non-arabe ?

Troisième et dernier exemple: par quelle magie Ibn Sina puisse devenir Avicenne, Ibn Rochd
Averroès, Ibn Azhar Avenzoar, Ali Hally, Ibrahim ibn Daoud Avendauth, Arrazi Rhazes, Alfarabi Alpharabus, Aboulkacem Abulcacis, Ibn Baja Avempace, Al Haythem Al-Hassen Alhazen, Sahl ibn Bishr Ascalu, Zael, Zahel, Cehel ? 
Et ce ne sont que quelques exemples d'une latinisation qui, somme toute, n'a épargné aucun auteur traduit.
11- Selon une note de Herbert Bloch (Monte Cassino in the Middle Ages, vol. I, Rome 1986); p.1497), Magister Mathaeus Ferrarius de Salerne est un auteur médical. Le titre "Maître" permet de supposer qu'il ait pu être médecin et professeur de médecine à l'Ecole de Salerne.
 
12- Herbert Bloch: Monte Cassino in the Middle Ages, vol. I, Rome, 1986 (cité par Thomas Ricklin, Le cas Gouguenheim (Traduit de l'allemand par Anne-Laure Vignaux).


13- Nous savons combien les susceptibilités doivent être ménagées à ce propos précis. Nous savons combien la pomme de discorde qui nous a été jetée par bien des Eris entretient ce venin identitaire qui dresse Berbères contre Arabes, et vice versa. Mais les sages diraient aux uns et aux autres: Arabe ou Berbère, c'est kifkif bourricot ! Et d'ailleurs si les dernières révélations paléogénéticiennes, se confirment, les sages vous diront un jour: Arabes et Aryens, c'est du kifkif au même ! 

14- Le Liber pantegni compilé par Constantin l'Africain à partir de textes arabes a été l'étincelle catalytique d'un vaste mouvement de transfert de la culture arabo-musulmane vers l'Occident chrétien. La course contre la montre pour rattraper les Arabes a engagé des traducteurs, des institutions religieuses, des universités, qui ont reconduit, durant plusieurs générations, ce qui a été initié par C. l'Africain à la fin du 11e .




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