samedi 16 mars 2013

Pour le 40e jour du martyr



Aujourd'hui 16 mars 2013, les Tunisiens se recueillent pour le 40e jour du martyr Chokri Belaid.

Dans les rites funéraires de tous les peuples et nations, le 40e jour qui succède à sa perte, quelquefois aussi à son enterrement, est dédié à l’agrégation du  mort. Le rituel commémoratif et sa journée peuvent varier d'une culture à l'autre, mais l’agrégation semble conserver partout la même signification. Prise au sens strictement rituel, religieux ou pas, elle signifie d'une part la célébration de la levée du deuil pour les vivants, et d'autre part -pour le mort, sa consécration à la dignité ancestrale. Le rite musulman d'agrégation ne se distingue pas des traditions funéraires ancrées un peu partout autour de la Méditerranée, en particulier chez les communautés judéo-chrétiennes. C'est une occasion pour la famille, les proches et les amis du défunt de se rassembler au cimetière, un moment de prière et de recueillement sur la tombe de leur mort, quelquefois aussi la purification du lieu par l'encens et l'eau versée dans un petit vase placé à droite et à la tête de la tombe, c’est-à-dire du mort qui gît dessous. Avec le temps, se sont ajoutés les bouquets de fleurs déposés sur cette tombe, chargés d'une symbolique plus laïque que religieuse. En fait, cette symbolique ne plait pas du tout aux ultras de la religion. En particulier ceux qu'on présume assassins et leur commanditaires de Belaid qui nous intéresse ici. Mais laïques ou pas, ces fleurs offertes aux morts se sont intégrées progressivement au rituel funéraire tunisien. On n'en s'étonne pas dans le contexte tunisien actuel. Ayant la même charge affective que celles offertes aux vivants, pour les Tunisiens qui les dédient aux leurs enterrés, c''est une marque d'amour, d'attachement, de fidélité commémoratifs. Et ces Tunisiens s'en fichent éperdument si l'obscurantisme religieux n'aime ni ses vivants ni ses morts.


Depuis le 6 février 2013, jour de son assassinat, Chokri Belaid a été élevé au rang de Farhat Hachad dans le panthéon de la mémoire tunisienne. Difficile de soupçonner que ses tueurs aient pu réfléchir à une telle rançon du crime en passant à l'acte. Même si l'on imagine mal ses assassins faisant un jour leur mea culpa, il est certain que leur lâcheté a donné au martyr bien plus que ce qui lui a été ôté par les balles. Et ce n'est pas tout. Elle a d'ores et déjà laminé leur sainteté  à ceux qu'on présume commanditaires de tel assassinat. Puis commanditaires ou pas, impliqués jusqu'au cou dans les violences qui menacent de rendre méconnaissable notre pays. Violences dont ils sont les pères apologistes,  et les promoteurs perdants puisque le peuple, dès le lendemain des élections du 23 octobre 2012, les a désavoués.

Engagé depuis ses années lycée dans le combat politique, militant puis chef de l'UGET dans les années 80, déclaré par les pouvoirs successifs fauteur de troubles de sa prime jeunesse à sa mort, Belaid était l'un des leaders les plus populaires de l'opposition tunisienne. Avec Hamma Hammi, porte-parole du Front Populaire, parti dont il était depuis le 7 octobre 2012 le secrétaire général, il incarnait pour la gauche et le peuple des déshérités en général le porteur, dans son sens large, de l'espoir socialiste et égalitaire. Ardu défenseur des droits de l'homme et de la justice sociale, sous la toge de l'avocat ou l'habit du citoyen, sur les plateaux de télévision ou dans la rue, Belaid n'a jamais transigé avec l'honneur du combat, le courage ni avec sa conscience de révolutionnaire. Il a connu la prison à l'époque de Bourguiba, subi les harcèlements policiers sous le régime de Ben Ali, les menaces de mort et les agressions sous le gouvernement de la troïka,  mais toujours fidèle à sa stature de leader et ses idéaux politiques, en aucun de ces moments difficiles il n'a reculé ni fait cas d'aucune intimidation politique.

Certes, le 6 février 2013 Chokri Belaid a payé de sa vie cette noble témérité. Mais le peuple, outre qu'il a immédiatement signifié aux assassins qu'ils paieraient tôt ou tard leur acte lâche, a apothéosé,  en une journée que l'histoire n'oubliera pas, le martyr. A ses funérailles nationales le 8 février 2013, près d'un million et demi de Tunisiens, femmes, hommes, enfants, qu’aucun évènement national antérieur, quelle qu'en fût l'envergure,  n'avaient rassemblés dans l'histoire de la Tunisie, étaient au rendez-vous. Et c'était pour rendre à Belaid des honneurs funèbres sans précédent. Mais dont le souvenir hantera à leurs derniers jours les tueurs et leurs commanditaires.

Pour célébrer ce 40e jour du martyr, l'auteur de ce blog a rassemblé, en morceaux choisies, quelques mots vivants du martyr lui-même et d'autres qui ont été dédiés en hommage à sa mémoire.

Mots vivants de Chokri Belaid

"Il y a parmi ceux qui voulaient m'agresser [le 23 janvier 2012] des gens pour qui j'ai plaidé, et plaidé à un moment où ils ne trouvaient aucun islamiste pour les défendre. J'ai été ciblé par la police de Ben Ali pour avoir défendu ces gens-là [les islamistes] et dénoncé, moi et quelques confrères, la question de la torture. Nous étions au barreau tunisien une infime minorité à oser pareille chose. Aujourd'hui, ils se laissent "charger" [contre nous] parce que ce sont les ennemis jurés de l'intelligence."

[...] 
C'est une longue lutte historique qui continue, entre d'une part une force rétrograde, passéiste, armée de sa culture de la mort, avec sa violence, sa négation de l'autre, sa pensée unique, sa couleur unique, son souverain unique et sa lecture unique du texte sacré, et d'autre part la pensée qui plaide l'humain, qui évolue dans une perspective plutôt relativiste, laquelle voit dans la Tunisie un jardin à mille fleurs et autant de couleurs, qui autorise la divergence dans la diversité mais régie par les vertus civiques, pacifiques,
démocratiques.

[...]
La création littéraire et artistique n'est pas justiciable. Un poème, une œuvre théâtrale, une chanson, un film, aucun magistrat sur terre ne peut prétendre que statuer là-dessus relève de sa fonction ou sa compétence. La création artistique et littéraire s'évalue et se corrige par les critiques spécialisés dans ces domaines, et non par les tribunaux..."
Chokri Belaid- Extrait d'un plateau de TV en date du 23.01.2012L'enregistrement intégral traduit en français:



Hommages à Chokri Belaid


Marcel Khalife:  Ohé, le Beau!

"A
Chokri Belaid:
Ohé, le Beau! Quand la folie de la haine s'est emparée d'eux, ils se sont abaissés pour souiller de
boue tes habits. La lumière du matin les a offusqués aux yeux injectés par la débauche nocturne des coquins qu'ils sont. Et leur fétide haleine a empesté la senteur du jasmin.
Oh, l'ami! Poussés par leur haïssable avidité, ils se sont rués sur tes coffres pour pill
er ce que tu as. Mais le fardeau du butin était trop lourd pour qu'ils puissent l'emporter.
Camarade, ton pardon des injures a explosé dans des tempêtes qui les ont jetés à terre et leurs rapines se sont ensablées. Ton pardon était dans la pluie du sang, dans le lever du soleil teint au henné, rouge de colère. Et quand la Tunisie du peuple t'a demandé de façonner à partir de sa vie un modèle qui sorte de ton coeur, elle t'a vu le syncrétiser en puisant tour à tour dans ton feu, ta force, ta vérité, ta générosité et ta paix.

Avec tout mon amour. "
Marcel Khalife -
Traduction A.Amri



Tounès Thabèt : Ami, si tu tombes, un ami sort de l'ombre à ta place
"Quand sous les balles perfides, tu vacillas, la terre s’est dérobée sous nos pas, nous, tes orphelins. Quand ton sang rougit le sol, mille colères ont grondé et sonné le tocsin de leur règne chancelant. Quand la pieuvre s’attaqua lâchement à tes mots de braise, le tonnerre a soulevé nos rues. Quand les loups ont volé le chant de Nadhem Ghazali sur tes lèvres, un volcan est né qui emportera leurs cris hideux.
 
Roc majestueux, où puiser la force de te survivre, toi qui as donné ta vie avant le temps, à l’heure de la traitrise, quand tu découvris le visage de la lâcheté de ces « assassins que craignent les panthères » ? A l’heure de l’adieu, tu brisas les barreaux de nos peurs et les portes cadenassées de nos angoisses.

Ils s’attendaient au silence, espéraient que la terreur nous étoufferait, que nous serions hagards et pétrifiés, que les mots gèleraient au fond des gorges, que le sel des larmes nous aveuglerait. Mais, « Dieu quel fracas que fait un Camarade qu’on tue »… Un bruit assourdissant emplit nos rues, la clameur couvrit leurs appels au meurtre, leur projet exécrable, leurs mots qui charrient rejet, accusations calomnieuses, déferlante de haine...."  

La suite de ce bel hommage ici.

A. Amri: Préface d'un poème de jeunesse de Belaid traduit

"[...] Ce sur quoi nous devons nous arrêter ici, concernant précisément ces cris lapidaires, et si besoin "embrouiller" le lecteur dans les  digressions nécessaires à la remise dans son contexte du poème de jeunesse de Belaid, c'est le clash par procuration fait aux blasphémateurs de  la gauche arabe. L'identité révolutionnaire de l'auteur et sa couleur, enracinée dans l'histoire,  confrontée à tous les clichés dont ils furent affublés, aux mensonges débités à leur endroit et à l'encontre des divers politiques ou intellectuels de cette gauche, que ce soit en Tunisie ou dans le reste du monde arabo-musulman. C'est ce que nous appelons ici clash par procuration. Avant d'en confier l'exécution au poème, rappelons deux ou trois points ici,  ne serait-ce que pour fournir aux non arabophones quelques clés indispensables au décryptage du texte.  
Pour commencer, nous dirons que ceux qui, en Tunisie ou ailleurs, ont pu se faire une certaine idée, ne serait-ce qu'à travers les médias, de la verve étourdissante de
Chokri Belaid, ceux qui ont aimé ses inoubliables coups de gueule contre le pouvoir et les forces réactionnaires en Tunisie ou ailleurs, ne manqueront pas de reconnaître dans ce texte la même veine, la même fougue révolutionnaire qui animait jusqu'à sa mort le leader du MOUPAD(3). Celui-ci n'aurait rien concédé au jeune qu'il était, si ce n'est la peau pas encore assez tannée par l'épreuve et le candide radicalisme du verbe, le ton impulsif appelé à s'adoucir dans la maturité, à sortir des vieilles ornières doctrinaires.

Écrit vingt-six ans avant l'assassinat de son auteur, ce poème, et qui s'en étonnerait? est devenu aujourd'hui une relique de Chokri Belaid. Il n'est que de voir le nombre de partages dont il bénéficie sur les réseaux sociaux, Facebook entre autres, pour mesurer ce que l'effusion de sang a valu et aux assassins et à l'assassiné. Ce don généreux tour à tour consenti et reçu à travers le présent poème montre, après les funérailles nationales grandioses de Belaid, que  la pensée libre et révolutionnaire de cet homme, ce qu'il incarnait de son vivant, inexpugnable, inextricable, restera toujours en vie.  Le jeune poète ne soupçonnait pas que la même main assassine, lapidée par sa voix alors qu'il n'avait que 23 ans, rééditerait le crime à travers sa propre personne. Il ne soupçonnait pas non plus que le panthéon qui a donné à Mrawa sa juste place dans la mémoire des peuples arabes, ce
temple dans lequel il a déposé lui-même son bouquet de roses, lui réserverait le même honneur sitôt assassiné..."

(L'article intégral et le poème traduit sur ce lien)



A. Amri, statut fb publié en date du 6 février 2013


"Ce qu'ils visaient à travers ta personne et ta stature, Chokri, c'est la voix de stentor. La plaidoirie du Maître. La robe qui réverbère la lumière du jour. Le défenseur du droit toujours debout, l'avocat qui ne trahit l'ayant droit ni n'accepte en son nom le moindre compromis de conscience, la moindre lâcheté. Ce qu'ils visaient à travers ta personne et ta stature, Chokri, c'est l'argument percutant qui les met à quia. De tout temps les lâches sortent la hache quand, à court d'argument, ils sont réduits au silence.
Ce qu'ils visaient à travers ta personne et ta stature, Chokri, c'est le soleil qui incommode aux yeux. Les vampires et chauves-souris, ceux qui viennent du cloaque de fange et des ténèbres, ne supportent pas la lumière dont réverbère ta toge.

Quatre balles ou cinq tirées à bout portant pour bâillonner le stentor. La mort nous a ravi un homme, mais pas sa voix.
Ton combat continue, Chokri Belaid. Et nous ne préjugeons pas de cet instant où les balles logées dans ton corps se révèleront clous enfoncés dans le cercueil de tes assassins. Le cercueil de nos bourreaux.
"

A. Amri
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