vendredi 20 décembre 2013

Ahmed Manaï: Marzouki est justiciable pour ses crimes en Syrie

Dr Ahmed Manai est assurément le premier opposant déclaré de Ben Ali. Pour avoir créé avec Mondher Sfar le Comité tunisien d'appel à la démission de Ben Ali en janvier 1993, il était devenu l'ennemi public numéro un du dictateur déchu. Torturé, emprisonné, traqué en exil, tabassé à maintes reprises par les sbires du palais de Carthage, menacé de mort lui et sa famille, ce militant dont le cv et la probité sont exemplaires ne peut pas plaire aux nains faisant les potentats qui gouvernent aujourd'hui la Tunisie. Sinon comment expliquer que Le livre Noir de Marzouki tente de trainer dans la boue un tel militant historique intègre?

Le 11 décembre 2013, Dr Ahmed Manaï a accordé une interview à CAP FM Radio dans laquelle il s'est exprimé sur la récente publication de Moncef Marzouki, puis sur la question syrienne et enfin sur la justice de transition.
Concernant ce dernier volet (non traduit ici), Dr Ahmed Manaï est persuadé que la Tunisie devrait s'inspirer de l'exemple sud-africain. Et l'interviewé a rendu un vibrant hommage au disparu Mandela, non sans rappeler qu'à travers l'Irak et d'autres contextes similaires les Arabes se sont révélés plus vindicatifs que conciliants. Et le fait que certains islamistes tunisiens se plaisent à profaner le combat de Mandela en surnommant ce dernier Mandil (serviette) n'est pas de nature à augurer d'une exception tunisienne à ce niveau.
Ci-dessous une traduction partielle de cette interview, couvrant la première moitié (une quinzaine de minutes), laquelle est consacrée au Livre Noir et à la responsabilité de Moncef Marzouki dans l'effusion du sang en Syrie. Dr Ahmed Manaï a été interrogé tour à tour par Hassan Hameli et Soufiene Ben Farhat.



CAP FM:

Tout d'abord, on voudrait connaître votre opinion sur le Livre Noir paru récemment et qui a suscité une grande polémique. Vous-même avez déjà écrit et fait des déclarations au sujet de ce livre. Quelle est votre attitude à ce sujet? S'agit-il d'une manœuvre d'intimidation qui cible les journalistes?

A.Manai:

Avant tout, il faut convenir que cette publication ne mérite pas qu'on l'appelle livre. C'est une compilation d'insanités qui comporte un grand nombre de mensonges. Que telles insanités soient attribuées à des plumes ayant collaboré avec l'ancien régime ne peut que renforcer le discrédit frappant le soi-disant livre. Personnellement, je suis persuadé qu'une grande part de ce patchwork d'inepties est l’œuvre du palais de Carthage.

CAP FM:
Vous avez dit en toutes lettres, Dr. Ahmed Manai, que le contenu du Livre Noir est une fiction tramée par les résidents du palais de Carthage. Vous avez déclaré aussi, à propos des archives de la police politique -et nous y reviendrons, que c'est une bombe à retardement. A votre sens, pourquoi le
Livre Noir serait une fiction tramée par les résidents du palais de Carthage?

A.Manai:
D'abord, en me référant à ce que j'ai lu en premier lieu concernant les personnes défuntes comme feus Mohamed Mzali, Salah Karkar, Ali Saîdi, je dirais que le devoir moral de ceux qui ont publié ces insanités est de respecter la mémoire des morts s'ils les évoquent. Sinon se taire par décence. Mais au lieu de cela, ils ont affublé ces morts de calomnies, de choses ridicules. Alors qu'un grand nombre de ces personnes ont rendu d'éminents services à M. Marzouki, et durant de nombreuses années. Ceci concernant les défunts.
En ce qui me concerne moi-même, permettez-moi de rappeler d'abord ce qu'un opposant en exil peut faire. Globalement des contacts avec des ONG, des médias. Et la rédactions de textes, d'articles, de temps à autre des informations. La réaction du régime, ses réactions plutôt étaient multiformes. L'auteur de ce livre dit que l'action de l'Agence Tunisienne de Communication Extérieure (ATCE) a débuté en 1997, ce qui est inexact. L'ATCE a commencé son travail à partir de janvier 1993. J'ouvre ici une parenthèse pour signaler que je détiens tous les documents publiés par des organisations ou des individus collaborant avec le régime, lesquels documents sont dirigés contre les opposants. Je ne me permettrais pas de polémiquer ici sur la valeur de ces personnes, évaluant positivement ou négativement tel ou tel opposants. Mais, en gros, les publications de l'ATCE sont des attaques visant ces personnes.
Je disais que l'ATCE a commencé son action en 93. Et c'était en France, au lendemain de la création du
Comité Tunisien d'Appel à la Démission du Président Ben Ali que j'ai fondé en association avec Mondher Sfar au mois de janvier 93. L'attaque a commencé aussitôt depuis Paris. Quand il est apparu que ce comité a provoqué une crise diplomatique entre les deux pays. A ce propos, j'ai entre les mains un article écrit par Debré, en ce temps-là correspondant du journal Le Monde à Tunis...

CAP FM:
Michel Debré.

A.Manai:
Ce correspondant a parlé d'une crise suscitée par la création de ce comité. Et l'ATCE a alors publié à Paris un article signé m'assimilant à un fondamentaliste ayant déjà présidé une campagne électorale au Sahel. Quant à Mondher Sfar, on lui a attribué une appartenance à la droite française, en précisant qu'il écrivait à Présent, quotidien à la solde du Front National. C'étaient des attaques de ce genre. Mais il n'y avait pas de basses calomnies faisant état de la débauche d'un tel, comme on en a lu dans ce livre.L'ATCE a poursuivi son action jusqu'en 97. Et ce qui a été publié en 97 à mon sujet et au sujet de Mondher Sfar ce sont des menaces d'agression et d'assassinat. Sfar a été menacé d'être jeté à la Seine. Et ces menaces ont été suivies d'actes, ce que Le Livre Noir ne mentionne pas. Sfar et moi-même avons été agressés deux fois. En ce qui me concerne, j'ai été tabassé le 29 février 1996. Pour Mondher Sfar, c'était en avril 96. La deuxième agression ciblant ma personne a eu lieu le 14 mars 97. Et l'ATCE publiait à la suite de chacune de ces agressions que c'était une chose méritée, qu'il aurait été  souhaitable que de telles agressions se soient soldées par la mort des personnes qui en ont fait l'objet. Mais ces calomnies qui se sont poursuivies et ont ciblé plusieurs personnes s'en tenaient au cadre strictement politique, ne descendaient jamais si bas. A titre d'exemple, on répandait que tel est agent de la CIA et tel agent des Renseignements français.

CAP FM:
Au sujet de la citation de votre nom dans Le Livre Noir, vous avez déjà déclaré que ce sont des insanités. Mais vous avez fait une autre  déclaration, il y a deux jours, qui n'est pas passée inaperçue, dans laquelle vous adressez un message
à Moncef Marzouki, président provisoire, que vous interpellez par ces mots: "patientez, je vous poursuivrai devant la justice pour vos crimes en Syrie."
Pourquoi?

A.Manai:
Sans transition au sujet de cette deuxième affaire, personnellement je tiens M. Marzouki pour responsable en grande partie de ce qui s'est passé en Syrie. Permettez-moi de rappeler que j'ai adressé en mars 2012 une lettre ouverte à M. Marzouki. Je lui ai demandé de faire de son mieux pour garder la Tunisie au dessus de la crise syrienne. "Cette crise, lui dis-je, n'est pas comme vous l'imaginez. C'est une guerre déclarée contre la Syrie." Ma lettre ouverte était assez courtoise. Et c'est naturel: je l'ai écrite en tant que citoyen tunisien soucieux de voir son pays adopter une diplomatie extérieure qui soit à l'image de notre diplomatie traditionnelle. Parce que, en toute franchise, en dépit de la satanisation de l'ancien régime, la politique extérieure de Ben Ali ne s'est pas écartée, dans ses grandes lignes, de la tradition bourguibienne. C'était une politique équilibrée, sans fracas ni problèmes, que ce soit avec nos voisins ou avec les pays lointains.
Au lieu d'une telle diplomatie, ce que nous avons vu à l'endroit de la Syrie c'est l'engagement dans une campagne, une aventure dont l'issue est insoupçonnable. Ce que M. Marzouki ne pouvait imaginer à l'époque c'est que cette guerre contre la Syrie était planifiée et serait destructrice. En mars 2012, quand je lui ai adressé ma lettre ouverte,  le nombre de morts en Syrie était aux environs de 1500.


CAP FM:
Mille cinq cents morts en mars 2012. Actuellement, le chiffre dépasse cent mille.

A.Manai:
Actuellement, le chiffre se situe entre 120 et 130 mille. Je voudrais poser cette question: qui assume la responsabilité d'autant de sang qui a coulé en Syrie durant les deux dernières années?

CAP FM:
Dr Manai, si vous voulez bien expliciter davantage le rapport de cause à effet entre
M. Marzouki et ce lourd bilan de la guerre en Syrie?

A.Manai:
Rappelons que, outre ce que j'ai documenté moi-même, il y a des organisations respectables, en Tunisie ou ailleurs, qui collectent dans l'incognito des informations et documentent les déclarations de M. Marzouki, entre autres, au sujet de la question syrienne, lesquelles déclarations permettent d'en déduire que leur auteur incite les terroristes à aller se battre en Syrie. A cela ajoutez sa réception de leaders suspects d'être derrière l'envoi de jihadistes vers la Syrie...

CAP FM:
Au cours du congrès des soi-disant amis de la Syrie, dont l'initiative revient à la Tunisie.

A.Manai:
Oui. A partir de ce congrès, la Tunisie à travers son président et d'autres personnes a commencé de glisser dans le bourbier syrien. C'est à ce niveau précis que M. Marzouki assume sa responsabilité dans le carnage de ces 120 à 150 mille personnes, conséquence de l'engagement tunisien et de ce congrès des soi-disant amis de la Syrie tenu à Tunis.

CAP FM:
D'après vous, les familles des jeunes tunisiens morts en Syrie pourraient-elles engager des poursuites incriminant des responsables politiques
à ce niveau?

A.Manai:
Bien sûr, bien sûr que oui. Les organisations évoquées documentent, entre autres, les témoignages de ceux qui ont été envoyés en Syrie. Entre parenthèses, M. Soufiene, je me rappelle que vous-même avez été en Syrie en vue de faire rapatrier quelques uns de ces recrues. Il y a sur place en Syrie des organisations qui s'appuient sur les témoignages des captifs, tunisiens ou autres, interrogés et détenus par l'armée syrienne. Parmi les questions cruciales posées à ces captifs: qui vous a recruté(s)? Qui a pris en charge votre voyage en Syrie? Tout cela est dûment documenté. Et d'après ce que je sais, le nom de Marzouki a été très cité dans ces interrogatoires, à côté d'autres noms évidemment.
En conséquence, ces témoignages rendent justiciable M. Marzouki. Mais la responsabilité de celui-ci est davantage grave du fait qu'il est président. Que tel président soit provisoire, que sa légitimité soit caduque ou vaille toujours, ne le décharge pas, qu'on le veuille ou non, de tout ce qui incombe à sa fonction à la magistrature suprême. Juridiquement parlant, en vertu du droit international M. Marzouki, en tant que président de la république,  est le premier responsable des actions faites par les Tunisiens à l'étranger. Et davantage quand ces actions sont des actes de guerre comme c'est le cas en Syrie.
Par conséquent, la responsabilité de M. Marzouki à ce propos est claire. Et elle sera dévoilée au grand jour à l'avenir. Je pense qu'on en saura plus à partir de janvier ou février prochain, quand les enquêtes à ce propos seront rendues publiques et que les procès surtout seront intentés devant des instances internationales et dans les pays habilités encore à faire ces procès, mais aussi devant la justice syrienne et peut-être même la justice tunisienne.




Traduction A.Amri
20 décembre 2013


Pour Dr Ahmed Manaï sur ce blog:

Marzouki s'est tu au moment où il devait parler (par Dr Ahmed Manai)

La liberté d’expression et la responsabilité de l’intellectuel musulman


Lien externe:

http://tunisitri.wordpress.com/


vendredi 13 décembre 2013

Amina Bettaieb: portraitiste de la révolution

C'est à la révolution tunisienne qu'Amina Bettaieb doit sa naissance en tant que pinceau. Si étrange que cela puisse paraître, cette professeure de français, aujourd'hui conseillère d'orientation, n'a jamais touché auparavant à un pinceau, si ce n'est dans ses tendres années de collégienne.
Chez elle, l'amour de la peinture aurait surgi de cet instant saillant, à la fois épique et douloureux, qui a marqué le cours de notre histoire récente. Comme si la chute de la vieille dictature et les espoirs suscités par la nouvelle ère, levier émancipant toutes les formes d'expression, ont fait éclater dedans cette femme un talent jusque-là enfoui, insoupçonnable. Car sans préavis aucun, du jour au lendemain, l'enseignante a décidé d'apprendre la peinture. Pour l'essentiel en autodidacte, lisant et relisant des ouvrages consacrés à l'histoire de cet art, à ses mouvements, ses styles, ses genres, ses thèmes...
La médiathèque Charles de Gaulle dont elle est assidue depuis 2010 lui a servi d'une véritable académie dans ce parcours d'autodidacte. C'est sa principale école de Beaux-Arts en quelque sorte. Car c'est surtout dans les locaux et les portails électroniques de cette bibliothèque gérée par le service culturel de l’ambassade de France à Tunis qu'Amina Bettaieb s'est ressourcée pour devenir peintre.
Pour le côté pratique, les techniques de la peinture à l'huile surtout, Amina Bettaieb a bénéficié de l'assistance d'un étudiant à l’École des Beaux-Arts qui lui a donné quelques cours à domicile. Mais le professeur qui voulait initier son élève à des techniques que l'apprenante est censée ignorer s'est vite aperçu qu'il se faisait enseigner bien plus qu'il n'enseignait lui-même. "Madame, disait-il souvent à son élève, de nous deux qui serait à bon droit le prof?"

Pour ses débuts, Amina Bettaieb s'est essayée d'abord dans la peinture à l'huile. En reproduisant quelques œuvres de Claude Monet dont deux Nymphéas. Elle a reproduit aussi des tableaux d'Alexandre Roubtzoff, l'orientaliste russe amoureux de la Tunisie. De même qu'une œuvre de la peintre tunisienne Wassila Bourghida.

Dans le domaine artistique, le peintre, en cela semblable au chanteur, au musicien, à l'acteur, se fraye sa voie en imitant d'abord des modèles. La reproduction n'est pas un art mineur. Loin de là. Outre qu'elle est à la base de toute initiation artistique, pour le peintre elle permet d'apprivoiser ce que les initiés appellent espace et rythme picturaux. Chaque reproduction dote l'artiste d'un miroir à travers lequel il s'auto-évalue, juge et jauge son talent. Pour mesurer tantôt ce qu'il a déjà acquis et tantôt ce qu'il doit encore peaufiner afin de postuler à une place dans la cour des grands.

Mais Amina Bettaieb ne s'est pas contentée de reproduire les œuvres de ceux dont elle s'est servie comme phares pour se révéler surtout à elle-même. Avant de s'investir dans le portrait et l'aquarelle, elle a dédié les primeurs de ses œuvres à l'huile à la révolution qui a fait éclore son talent.  C'est du creuset de cette révolution dans ses hauts et ses bas que sont sorties des œuvres comme Je danse, donc je suis. Un cogito dédié au mouvement de protestation anti-islamiste, la dissi-dance des jeunes tunisiens soulevés contre les apôtres de l'obscurantisme religieux.


Puis vint ce que l'artiste appelle le coup de foudre pour l'aquarelle. Un peu à la faveur d'une allergie à l'odeur de l'essence de térébenthine. Amina Bettaieb découvre alors ce "medium magique qui dépasse parfois l'intention de l'artiste! L'eau circule sur le papier, dit-elle,  puis le résultat est surprenant!"



La plupart des portraits à l'aquarelle produits en conséquence sont issus de cette magie faisant d'Amina Bettaieb une portraitiste de la révolution. Khaoula Rachidi pour l'honneur du drapeau national, Aljia Jedidi héroïne du Bassin minier, Indignez-vous! ou encore  les portraits dédiés aux martyrs des assassinats politiques: Chokri Belaid, Mohamed Brahmi, Socrate Cherni plaident à bon droit pour l'attribution de tel titre à ce pinceau féminin dont les débuts sont plus que prometteurs.



Le mot de la fin, nous voudrions le consacrer à l’autoportrait ci-dessous.
De prime abord, on serait tenté d'y lire une expression d'introversion, voire une forme de narcissisme artistique. Quand bien même Mme Bettaieb n'est pas la première peintre à se reproduire elle-même sur un tableau. Mais dès que le regard intercepte cet objet que la femme tient entre les mains, pour autant qu'il puisse déchiffrer le titre

et rechercher sur internet les informations associées à ce livre, c'est toute une histoire de combat familial qui émerge alors pour corriger le décryptage hâtif du premier balayage visuel.

C'est l'histoire du Dr Abdelkarim Bettaieb, mari de la peintre, dans son combat contre l'arbitraire politique et l'injustice. Par conséquent,
Il y a l’autoportrait admirable en soi. Et le non moins admirable combat que ce livre entre les mains de Amina Bettaieb nous invite à découvrir: « Mémoires- Le médecin et le despote » écrit par son mari.


A.Amri
13.12.13



Au même sujet:


Femme au bout du tunnel, par Amina Bettaieb

mercredi 4 décembre 2013

Oyoun Al-Kalam (Les Yeux des Mots): Anthologie de chants traduits



"Quand elle évoque son parcours artistique, c'estOyoun Al-Kalam ou Al-Bahth Al-Moussiqui qui priment en toute circonstance sur le patronyme et le prénom siens. Quand on lui attribue un titre, un succès, une performance sur un plateau de télévision, c'est tout juste si elle ne se fâche pas! A cause de ce tropisme mécanique, injuste, maladroit, qui détourne le mérite collectif au profit de sa modeste personne! Car, et elle rectifie sur-le-champ, c'est le titre de Oyoun Al-Kalam, le succès d'Albahth Al-Mousiqi, la performance du groupe!
Il y a en elle un tel respect de cette dimension identitaire partagée, un tel sens de l'honnêteté intellectuelle -l'honnêteté tout court- qu'elle refuse tout hommage qui ne soit pas à l'honneur du groupe auquel elle appartient. Alors même que ce groupe n'est plus qu'un duo depuis 2004, tel souci de probité demeure inchangé chez elle.

Mais comment persuader alors de sa maladresse et son impertinence le maudit tropisme mécanique si, à travers un hommage comme celui qui suit, il se révèle irrémédiable? Nous y reviendrons.
Aux origines du texte ci-dessous, il y avait un désir, vieux et quasi obsessionnel, de rendre hommage à l'ensemble Al-Bahth Al-Moussiqi qui, outre sa contribution à l'éveil d'une conscience nationale progressiste et révolutionnaire, a donné à la ville de Gabès une bouffée d'oxygène inappréciable. Inappréciable et inespérée, d'autant que la pollution chimique asphyxiant la région semblait affecter par une forme de contagion sournoise la vie culturelle même. Mais au moment précis où le désir est né, des dissensions internes ont fracturé l'ensemble une première fois en 95. Et de nouveau en 2004. Certains membres ont pris une retraite anticipée. D'autres se sont attelés à la relance de l'ensemble. Tandis que deux cartes maîtresses de la troupe dispersée la Dame de cœur et le Valet de carreau! ont crée leur propre ensemble, le duo Oyoun Al-Kalam.
Revenons à la question posée précédemment au sujet de ce tropisme mécanique incurable! Comment le persuader de sa maladresse et son impertinence?
Lui rappeler que l'arbre ne peut cacher la forêt? Ce serait tout aussi absurde qu'interpeller en pleine nuit un non-voyant pour lui dire:" bougre d'aveugle, regarde où tu mets ta canne!"
L'émotion esthétique a ses lois que la raison dialectique n'a pas. C'est à sa rencontre en 1962 avec Ahmed Fouad Nejm et l'étroite collaboration du duo, auquel s'est jointe la compagne du poète Azza,  que Cheikh Imam doit l'éclat de ses nom et renom. Et pourtant l'arbre a fini par éclipser la forêt. Dans l'ombre de Marcel Khalifa, qui se souvient de l'ensemble Al Mayadeen? Qui distingue assez nettement l'imperceptible Oumaïma? Dans l’Église d'Orient, sous l'aura des saintes icônes byzantines Dieu même n'est-il plus qu'un pâle figurant?"
 
A. Amri
09.01.2013

Amel Hamrouni ou la conscience de ceux qui n'ont pas de voix



La Bsissa

Prends la bsissa et les dattes mon enfant
Et voici deux mille en pièces de vingt
Que je viens d'avoir maintenant
Empoche ton fric, prends !
Mais n'oublie pas ta maman, surtout
Et pour rien au monde mon enfant
Ne délaisse pas tes études
Éloigne-toi des égarés 

Ne te laisse pas tenter par leur tain de vie
Eux ils ont des sous, ils ont la vie facile
N'oublie pas tes bouquins Viens tout près de ta maman
Tu es gravé dans le cœur mais j'ai les larmes aux yeux

Poésie Belgacem Yakoubi
Traduction A.Amri



Martyr

Martyr, ô martyr !
Martyr, le pain est revenu
Martyr du pain, révolte-toi !
De ta tombe une rose est sortie
Phare guidant les processions de pèlerins
Mon sang, ma petite maman, est rose
Dessine sur la voie publique un pain
Je voulais faire de ma poitrine le bouclier du peuple
Les bataillons de brigadiers l'ont criblée de balles
Mais mon tueur, moi je l'ai vu
Caché au centre du palais
Il éperonnait aux bras ses sentinelles
Qui ont vidé en moi la haine des balles
J'ai été inhumé dans l'obscurité de la nuit
N'ayant droit qu'à des obsèques discrètes
Ben Ghdahem et Daghbagi
Quand ils se sont rencontrés au milieu des oueds
Marchant alors que les rigoles de sang coulaient
De Bizerte à Ben Guerdane
Ils ont dit:" ceci est le sang de Fadhel
Qui se répand et couvre tous les lieux
Il crie et proteste contre la hausse du pain
Décidée par les officiants politiques
Pauvre de moi qui vois le blé de Béja
Remplir vos greniers, ô Romains !
La rose que tu as irriguée de ton sang
Embaumant la brise qui s'élève
A titillé son nez à ta maman
Et ta maman a crié:" ne dites pas qu'il est mort !
Pourquoi vous dites Fadhel est mort ?
Ne dites pas que Fadhel est mort
Fadhel est une graine dans l'épi
Surgeon de l'olivier et du dattier
Fadhel sera bientôt à Gafsa
Invité par les montagnes du phosphate
Fadhel, fleur d'amandier
Qui s'épanouit au fort de l'hiver
Trait de lumière dans la nuit obscure
Épine inextirpable au pied de la dictature
Un Fadhel de perdu pour l’honneur
Cinq de trouvés pour le relais
Irréductibles sur les sentiers du combat
Fadhel ne fait que faire un somme
Il se réveillera sous peu
A l'appel du séisme


Poésie
Lazhar Dhaoui
Traduction A. Amri





Si la rosée



Les femmes de mon pays

J'ai écrit, tant écrit
épuisant lettres et dits
j'ai décrit, tant décrit
épuisant l'inédit
je dis, donc, en deux mots
et je passe
la femme de mon pays
est mesurable à l'aune
d'une femme et demi

Poésie Ouled Ahmed
Musique: Jamel Guenna
Traduction A.Amri



Patrie que trame l'imaginaire



L'Internationale



Toujours ayant du souffle



Les Yeux des Mots

Si le soleil se noie dans une mer de brume

Et déploie sur l'univers une vague de ténèbres

Si la vue s'éteint dans la prunelle et le cœur

Si le chemin se perd dans l'inextricable dédale

Toi qui erres, qui cherches et qui comprends

Tu n'as plus d'autre guide que les yeux des mots

Hommage à Ahmed Fouâd Nejm

En hommage au poète parolier égyptien Ahmed Fouad Nejm décédé le 3 décembre 2013, cette mini-anthologie de poèmes traduits.

Les poètes ne meurent pas. Quand bien même ils se libèrent un jour ou l'autre de la grande prison que
nous appelons vie. Comme leurs syllabes qui se révoltent parfois contre le mètre, leurs vers qui se rebiffent à bon droit contre la rime, quand nous disons qu'ils ont vécu les poètes ne font en fait que s'élever au dessus du papier et des contraintes formelles. Pour évoluer dans un espace plus aéré. Y conter fleurette aux étoiles. Flirter avec les houris. Et rendre plus sublimes encore, trempés dans l'éther bleu, les chants dédiés à la vie.

A toi qui brilles ce soir dans les yeux de la nuit. Comme un désir tant exacerbé et enfin exaucé. Salut et paix, cher poète libre! (A.Amri -3.12.13)


Les yeux des mots (Cheikh Imam)



Les yeux des mots (Amel Hamrouni)



Je suis le peuple en marche (version égyptienne)




Je suis le peuple en marche (Version Soufia Sadok)



Ecris dans l'obscurité la constitution



Allumez une chandelle



Eux qui c'est et nous c'est qui?


















Béotiens d’Égypte, pourquoi ce butor buté, pourquoi ce guignol?

Peuple le plus inculte sur terre
Pourquoi as-tu choisi un pantin
De sa peau d'âne bâté Docteur?
Pourquoi ce butor buté, ce guignol
Aux mains de son Guide* ficelé nu,
et jouant pour toi des guiboles?

Depuis qu'il trône au cirque cairote
ni eau ni électricité
Ah, quels heureux auspices de félicité
nous annoncent les ficelles des marottes!

La marotte cairote est à nu
La parlote, la marotte n'y a pas droit
le parler sain(t) prérogative du gourou
Qui au nom de la Confrérie pète et parlote

Peu importe si le gourou s'égare
La foule des béni-oui-oui
boit, trinque et appuie
Couvre son dos au gourou qui se goure!

Peuple insensé,
le plus bizarre sur terre
Assez! de toi j'en ai marre
Tu as vendu l'histoire et la terre
pour une fiole de pétrole!

Vous qui avez bradé aujourd'hui l'honneur
demain braderez la maison
et le barbare sur votre sol demain
sera le maître du céans
tandis que vous, misérables,
ses infâmes servants!

Grand tu étais mon pays
Mais fini!
Tu es tombé si bas
Et couvert de ton linceul
De tes propres mains
Aux vers de terre voué
Tu as cloué sur ta dépouille
son cercueil

Ahmed Fouad Nejm
Traduit par A.Amri

*(NDT: le Guide suprême des Frères musulmans)















Au fascisme assassin de Chokri Belaid


Tue Chokri! tue Jabeur!
Supplicie Gendi! scalpe Sabeur!
Remplis de chiens et de militaires la terre!
Chaque fois que tu coupes une gorge
Pour la relève du révolutionnaire tombé
la terre enfante mille révolutionnaires


Ahmed Fouâd Nejm
Traduction A.Amri

mardi 3 décembre 2013

5 décembre 1952: assassinat de Hached


A peine une semaine avant sa mort, Farhat Hached racontait à sa femme qu'il a fait un rêve assez curieux. "Il y avait un bateau militaire ancré au port, dit-il, et moi je marchais entre deux rangées compactes de soldats français! je marchais et riais très fort. Suis-je tellement important, me disais-je en rêve, pour que tant de gens s’occupent de moi ?

Hached marchant entre deux rangées compactes de soldats français ! Était-ce une précognition, une perception extra-sensorielle de sa mort, u
n rêve prémonitoire ?


En ce matin du vendredi 5 décembre 1952, il devait être sept heures trente quand, au volant de sa voiture et sous un ciel gris et bruineux, Farhat Hached s'engageait sur la route reliant Radès à Tunis. Bien que prévenu par les lettres de menace et les articles de journaux appelant à sa liquidation, et qu’il ait pris les mesures jugées nécessaires pour se protéger1, ce jour-là  en quittant le domicile qui l'hébergeait  dans la banlieue sud de Tunis il ne soupçonnait pas qu'une voiture le suivait de près. Ni que la mort le guettait à la sortie de Radès.

Depuis plusieurs semaines, voire des mois, Farhat Hached se savait pris en filature. Dès le mois d'octobre, les services secrets français,
à travers un commando venu spécialement de Paris2, l'avaient soumis à une surveillance permanente. Le commando collectait toutes les informations concernant ses déplacements, sa résidence, ses contacts. En même temps, à un niveau plus élevé on étudiait divers plans en vue de contrer le danger que représentait cet homme pour les intérêts de la colonisation. On envisageait tantôt son incarcération ou sa mise sous résidence surveillée, tantôt son éloignement du territoire tunisien ou, tout simplement, sa liquidation physique. Cet ultime recours, dès la fin de novembre 52, semble décidé. Il fallait se débarrasser de Farhat Hached, et le plus tôt possible. D'autant que le combat de cet homme prenait de plus en plus de l'envergure, voire des allures titanesques qui n'inquiétaient plus seulement la France à l'intérieur du territoire tunisien, mais s'étendaient bien au delà des frontières, se répercutant aussi bien sur l'Algérie que sur le Maroc. Parallèlement, le capital de sympathie dont jouissait Hached auprès des organisations syndicales internationales ne cessait de croître, ce qui ne pouvait qu'agacer encore plus l'administration du Résident général et l’État colonial qu'il représentait.

Aussi ne s'étonne-t-on pas si, le 28 novembre 1952, Paris -hebdomadaire nord-africain dirigé au Maroc par Camille Aymard3 - appelait ouvertement au meurtre de Farhat Hached. D'autres feuilles de chou coloniales, à Tunis comme Alger, ont repris cet appel. «Avec Ferhat Hached et Bourguiba, souligne l'hebdomadaire, nous vous avons présenté deux des principaux coupables. Nous en démasquerons d'autres, s'il est nécessaire, tous les autres, si haut placés soient-ils. Il faut, en effet, en finir avec ce jeu ridicule qui consiste à ne parler que des exécutants, à ne châtier que les « lampistes » du crime, alors que les vrais coupables sont connus et que leurs noms sont sur toutes les lèvres. Oui, il faut en finir, car il y va de la vie des Français, de l'honneur et du prestige de la France. « Si un homme menace de te tuer, frappe-le à la tête » dit un proverbe syrien. C'est là qu'il faut frapper aujourd'hui. Tant que vous n'aurez pas accompli ce geste viril, ce geste libérateur, vous n'aurez pas rempli votre devoir et, devant Dieu qui vous regarde, le sang des innocents retombera sur vous4. »

Pourquoi fallait-il "frapper à la tête" Farhat Hached?

En 1952, suite à
l'échec des négociations directes entre les gouvernements français et tunisiens, une vague de répressions s'est abattue sur tous les leaders nationalistes. Bourguiba est arrêté, le gouvernement de  M'hamed Chenik est destitué, le résident général Jean de Hautecloque interdit toute activité politique et instaure le couvre-feu. Les ratissages confiées à la Légion étrangère n'épargnent aucun militant. Plus de 20 000 personnes sont arrêtées. Et seuls Salah Ben Yousef, chargé d'une mission auprès des Nations-Unies, et Farhat Hached protégé par la loi sur les libertés syndicales et bénéficiant du soutien de la CISL, ont encore les coudées franches. Dans ce contexte historique précis, on comprend à quel mobile exact répond l'arrêt de mort contre Hached, couronnant une large vague de répressions. En cette période charnière de l'an 52, l'UGTT et son leader ne sont plus seulement les représentants de la classe ouvrière mais ils sont aussi les véritables acteurs du combat politique, les représentants légitimes du combat nationaliste. Ce sont Hached et ses camarades qui multiplient des contacts avec l'étranger, dirigent secrètement les groupes d'activistes, ordonnent les attaques armées5 contre les symboles de la présence coloniale, organisent des grèves largement suivies qui nuisent aux intérêts du patronat colonial. Avec les fellagas disséminés dans les djebels, la centrale syndicale et son chef sont l'ultime épine au pied que la force coloniale œuvre à arracher. D'où l'exécution à la lettre du mot d'ordre colonial pressant, tel qu'on en a vu la ronflante formulation dans la presse de Camille Aymard et ses amis:" frapper à la tête" Farhat Hached6.

En ce matin du vendredi 5 décembre 1952, le même commando venu spécialement de la France, ou
Villa de Mme Kirsh (Photo Ahmed Manaï)
un escadron de la mort  appartenant à la Main Rouge locale, guettait dès l'aube, et peut-être bien depuis la nuit écoulée, la sortie de Farhat Hached. La filature de la veille localisait ce dernier au 5 rue Maxulla-Radès7
. Se sachant dans la ligne de mire des services secrets français, le leader syndical avait déserté quelque temps plus tôt sa maison située à Bir Tarraz dans la banlieue de Radès. Depuis que cette maison a été saccagée puis fait l'objet d'une tentative de plasticage, Hached et sa famille ont décidé de déloger le quartier Bir Tarraz. Mme Oum El-Khir Hached et les enfants ont été accueillis par des parents vivant à Sousse. Farhat, quant à lui, s'est  réfugié chez des amis vivant au centre-ville de Radès. Tantôt chez  Mustafa Filali au quartier Mongil, tantôt chez les frères Farhat, Abdallah et Mohamed, colocataires d'un petit appartement au premier étage d’une villa appartenant à une Française8. De temps à autre, on le revoyait à Bir Tarraz, chez Mohamed Errai. Comme tout militant sous la traque, Hached faisait ce qu'il pouvait pour semer ses poursuivants. Quelquefois, ceux-ci perdaient ses traces  à Radès. Il était alors à Tunis, rue des Salines, chez un ami commerçant qui s'appelle Sadok Mokadem.

Dans la nuit du 5 décembre 1952, Hached logeait chez Abdallah Farhat et
son frère Mohamed qui habitaient la rue de la Poste, anciennement rue Maxulla. Un quartier plutôt moins arabe que Bir Tarraz, à moins de cent mètres de la gare qui portait le même nom de la rue: Maxulla-Radès. Mustafa Filali habitait lui aussi dans les parages de cette gare. Il faut souligner ici la convivialité, la générosité surtout de ces hôtes frères colocataires, tous deux mariés, et vivant dans 4 pièces partagées, et pas avares pour offrir le gîte à d'autres personnes. Dans cet appartement commun, il y avait une chambre pour Mohamed Farhat et sa femme, une autre pour Abdallah Farhat et sa femme, les deux couples n'ayant pas encore d'enfants. Une troisième pièce servait de salon et salle à manger. Et la quatrième a été offerte à Farhat Hached qui, célibataire en la circonstance, la partageait avec d'éventuels visiteurs venant la plupart du temps du Sahel. Dans sa dernière nuitée chez les frères  Farhat,  Hached a partagé cette chambre  des invités avec Mahmoud Mannai9 qui était de passage chez ses oncles.
D'habitude, Abdallah Farhat qui n'était pas motorisé accompagnait dans sa voiture Farhat Hached. Tous les deux matinaux, ils partaient ensemble à Tunis, le premier vers les P.T.T, le second vers le siège de l'UGTT. Or ce jour-là, le leader syndical dormait toujours quand Abdallah Farhat avait déjà fini son petit-déjeuner. Vraisemblablement, Hached qui était débordé par ses activités syndicales avait besoin de faire la grasse matinée. Abdallah Farhat n'eut pas le cœur de le réveiller. La gare était à quelques pas. Il a quitté l'appartement et pris le train vers la capitale.

Il plaira à de nombreux détracteurs présomptueux de Bourguiba (dont les Frères Musulmans et leurs amis dans la Troïka qui gouverne aujourd'hui la Tunisie) d'extrapoler au sujet de ce fait précis, tentant d'entacher la mémoire de Bourguiba et celle de Abdallah Farhat. Que n'a-ton entendu comme propos farfelus pour diffamer ces deux hommes, en interprétant ce faussement de compagnie fortuit du 5 décembre comme un indice permettant d'incriminer Bourguiba  dans l'assassinat de Hached !
10 Il va de soi que ces calomniateurs, qui reprennent l'une des versions propagées par les services secrets français en vue d'assurer une couverture à leurs hommes de main, ne savent pas, on le présume fort, que Abdallah Farhat était lui aussi un leader syndicaliste, secrétaire général de la Fédération des PTT en 52, puis trésorier de l'UGTT en 53. De même Mustafa Filali le colocataire de Abdallah Farhat. Et puis on oublie que Bourguiba, au moment des faits et bien avant, était déporté. On oublie aussi que ce même Bourguiba était dans le collimateur des assassins de Hachad.



Il devait être sept heures, sept heures un quart, quand Farhat Hached a quitté le domicile de ses hôtes, rue Maxulla. Vu le temps qu'il faisait, il a dû s'engouffrer sur-le-champ dans sa voiture, une Simca des toutes premières générations de la marque. Il a démarré, traversant le quartier Mongil en direction de la R33. C'est l'itinéraire à suivre pour rejoindre la Nationale 1 à destination de Tunis. Hached a-t-il pu se rendre compte, à tel ou tel point de ce parcours, qu'une voiture était à ses trousses? Mais à supposer qu'il l'ait repérée avant sa sortie de Radès, qu'aurait-il pu en déduire, à part que la filature, datant de deux mois au moins, était routinière et que cela ne l'empêcherait pas d'être à Tunis, et aux locaux de l'UGTT, vers le coup de huit heures?


Gare Maxulla-Radès
La journée était froide, le ciel gris. Et il bruinait depuis l'aube sur Radès, un crachin serré et pénétrant. Comme si l'élément naturel, la ville transie de froid, son ciel larmoyant, le vent qui soufflait, ne pouvaient être indifférents à ce qui se tramait contre le chauffeur de la Simca noire, ce bel homme de 38 ans qu'on guettait de si près et qui ne soupçonnait pas le traquenard imminent. Les lourdes nuées noires se tordant à l'horizon, le vent qui gémissait, funeste, les branches d'arbres flageolant ça et là, les feuilles mortes qui tournoyaient en l'air, les perles de pluie roulant sous les essuie-glaces, autant d'éléments semblaient procéder non d'un ordre naturel régi par les lois de la saison, les lois de la météo, mais d'un émoi ineffable, surnaturel, engageant aussi bien l'environnement immédiat, le cadre spatial du crime dont le compte-à-rebours touchait à sa fin, que les forces cosmiques célestes. Comme si l'univers, la Tunisie, ce bout de terre au sud de sa capitale en particulier, appréhendant le tragique, traduisaient ainsi les affres de la mort et du deuil qui les tourmentaient en sourdine.  Radès qui a accueilli le leader syndical, sa femme et leur premier bébé six ans plus tôt avait adopté l'enfant natif de Kerkenna comme le meilleur des siens. Tant il était affable, sociable, si soudé au petit peuple et jouissant du respect de tout le monde. Tant petits et grands de ceux qui ont pu le connaître de loin, ou le côtoyer de plus près, l'aimaient. Tant il était généreux, prodige. Quand en 47, alors âgé de 32 ans, Hached fut élu à l'unanimité comme premier secrétaire général de l'Union générale tunisienne du travail (UGTT) dont il était le principal fondateur, c'était sur Radès qu'il a jeté son dévolu pour y élire domicile. Il devait déménager de Sfax afin d'être à proximité de la capitale et des bureaux de la centrale qui l'a désigné pour la diriger. Quand il s'est installé au quartier Bir Tarraz, son petit Noureddine avait 3 ans. En 48, le couple Hached a eu un deuxième garçon, appelé Naceur. Deux filles suivront, Jamila et Samira, respectivement en 49 et 52. La petite Samira avait juste trois mois ce 5 décembre fatidique. Et leur maman Oum El-Khir, Mme Hached, n'avait que 22 ans.

A peine engagé sur la route de Tunis, Farhat Hached entend résonner des rafales de mitraillettes derrière lui. Il s'aperçoit vite que c'est lui qu'on cible par tel feu. Touché et perdant le contrôle du volant, il laisse sa voiture heurter la bordure élevée de la route et caler. Les auteurs de la fusillade ne s'arrêtent pas, prennent aussitôt la fuite, s’éloignant à vive allure.

A ce stade de l'opération, Farhat Hached est sous le choc certes, mais juste blessé à l'épaule et à la main.
L'impact des balles sur sa voiture témoignera cependant de la violence de la fusillade. Vingt-huit balles -au moins- auraient été tirées sur le véhicule. Avec des "si" on mettrait peut-être la mort en bouteille, dirait-on. Néanmoins, le leader syndical aurait peut-être pu déjouer le plan de ses assassins s'il n'avait pas quitté sa voiture, s'il avait pu flairer que les assassins, les mêmes ou un autre groupe, reviendraient à la charge. Mais parce qu'il était vigoureux, qu'il avait une carrure d'athlète et que la mort voulait lui accorder ce bref sursis pour le prendre debout, Farhat Hached est sorti de la voiture et il a dû marcher un peu. Peut-être a-t-il eu le temps de voir l'impact des balles sur la tôle. Peut-être a-t-il eu le temps de remercier cette tôle qui lui a permis de rester en la circonstance debout.
Toujours est-il qu'en ce moment-là précis, une camionnette s'est arrêtée derrière lui. Et alors que le chauffeur lui proposait de l'emmener à l'hôpital, une deuxième voiture venant en sens inverse s'est arrêtée à sa hauteur. Deux ou trois individus s'étaient saisis de Hached. Pour le chauffeur de la camionnette, ces "âmes secourables" serviraient mieux que lui le blessé. Ils embarquent Hached et repartent en flèche. Quelques heures plus tard, on retrouvera Hached criblé de plusieurs balles à l'abdomen. Et d'une balle à la tempe. Cette fois-ci, la consigne des journaux appelant à "frapper Farhat Hached nommément à la tête" a été pieusement suivie.




Ils ont tué Hached en Tunisie comme Jaurès et Ben Barka en France. Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht en Allemagne. En Italie, Giacomo Matteotti. Et dans d'autres continents, Guevara, Patrice Lumuba, Thomas Sankara.
Ils ont tué par le passé, comme de nos jours ils tuent encore où bon leur semble. Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, que l'on ne s'y trompe pas, si on les avait tués il y a moins d'un an en Tunisie, c'est parce qu'ils ne se battaient pas pour l'intérêt d'une secte, d'une confrérie, ni d'une caste. Mais pour une société égalitaire, progressiste, démocratique et ouverte sur le reste du monde. C'est-à-dire humaniste. Les assassins de ces diverses figures du socialisme n'ont peut-être pas le même épiderme. Peut-être la bannière sous laquelle ils revendiquent leurs crimes n'est-elle pas nécessairement uniforme. Mais c'est le
même sein et venin qui les nourrissent partout. La même peste noire est leur mère commune. Sous quelque latitude qu'ils soient. Et quels que soient le temps, le continent et le pays où il sévit et tue, le fascisme a la même religion. Il est l'ennemi du genre humain.

Ils ont tué Hached. Mais les répercussions de cet assassinat sont telles que Hached mort se révèle tout aussi
catalyseur de combat que vivant. C'est la graine qui meurt pour que naisse l'épi. A midi, quand la radio annonce la nouvelle, c'est tout le pays qui se soulève. Le Maroc le suit instantanément avec des émeutes sanglantes faisant 40 morts et des centaines de blessés. L'Algérie ne reste pas à l'écart, qui sera secouée par des troubles durant plusieurs jours. Des manifestations s'improvisent dans plusieurs capitales et villes du monde: le Caire, Damas, Beyrouth, Karachi, Jakarta, Milan, Bruxelles, Stockholm. Des grèves partielles sont décrétées dans de nombreux pays, y compris aux USA. Plusieurs personnalités françaises dénoncent cet assassinat. Et le martyre de Hached devient levier politique grâce auquel le processus d'indépendance sera accéléré.

En guise d'entrée à cet article, nous évoquions un rêve prémonitoire.
Farhat Hached n'a pas eu droit à des funérailles, ni même à une inhumation dans un cimetière11
. Néanmoins, le lendemain même de son assassinat sa dépouille a été transférée en grande pompe vers la Goulette. Et de là à Kerkenna, ville natale du martyr, sur une corvette de la marine militaire française.


A.Amri
3 décembre 2013




Notes:

1- Il faut remercier ici notre ami Dr Ahmed Manaï à qui je dois un tas d'informations guidant cet article. Il y a un an, sur mon compte Facebook je publiais la première mouture du présent article. Et cet ami a eu
l’amabilité de m'éclairer sur certains points, entre autres que feu Hached, contrairement à ce que j'avançais, a pris des mesures préventives avant son assassinat, qu'il n'habitait plus à Bir Tarraz dans la banlieue de Radès mais, au jour le jour, chez divers amis et que son propre frère feu Mahmoud Manaï était parmi les dernières personnes à avoir côtoyé le martyr.   Dr Ahmed Manaï a pu lui-même connaitre de près le martyr, à la faveur de sa parenté avec feu Abdallah Farhat son oncle. C'est à Farhat Hached que le petit Ahmed Manaï qui fréquentait le kuttab, école coranique, doit sa conversion à l'école publique. Ce même enfant, après les funérailles du martyr, a raccompagné la veuve Oum El-Khir Hached et ses enfants pour soutenir quelque temps, dans leur maison réintégrée à Radès, Noureddine et Naceur.

Dr Ahmed Manaï sur ce même blog:

  -
La liberté d’expression et la responsabilité de l’intellectuel musulman 
- Marzouki s'est tu au moment où il devait parler (par Dr Ahmed Manai)
  -Blog de l'Institut Tunisien des Relations Internationales

2- C'est ce que révèle un document fourni
à Noureddine Hached par  le président français François Hollande lors de sa visite en Tunisie, les 4 et 5 juillet 2013. Dans l'attente de la levée du secret sur ce dossier qui devrait marquer la commémoration du 61e anniversaire de l'assassinat de Hached, vraisemblablement la Main Rouge, longtemps présentée comme l'auteure de cet assassinat, ne serait qu'une couverture à un crime d’État. 

3- Ancien magistrat en Indochine compromis dans l'affaire Stavisky,
Camille Aymard a dirigé de nombreux journaux orduriers de l'extrême droite française et publié des livres mettant en garde contre le péril rouge. Dans la perception de ce fasciste et ardent défenseur du colonialisme, le combat du leader syndical tunisien ne pouvait s'inscrire que dans le prolongement de ce péril menaçant la France.    

4-
Abdelaziz Barrouhi et Ali Mahjoubi, « Justice pour Farhat Hached », Jeune Afrique, 21 mars 2010, p. 48.

5-
Dans l'histoire du Mouvement national tunisien, il y a une thèse -répandue surtout chez certains détracteurs du mouvement syndical- qui veut nous persuader du caractère autonome de la guérilla et l'absence de toute coordination avec les chefs du combat politique ou syndical. C'est ce que Lotfi Zitoun déclare dans un documentaire consacré à l'assassinat de Hached et produit par Al-Jazeera en 2011. Or dans ce même documentaire, Ahmed Ben Salah révèle des messages chiffrés qu'il recevait de Farhat Hached réclamant "du piment", ce qui signifie -selon les dires de Ben Salah- des actions armées de la part des fellagas.
Bourguiba lui-même, au lendemain de la signature par Robert Schuman (15 décembre 1951) d'un mémorandum affirmant « le caractère définitif du lien qui unit la France à la Tunisie », déclarait das un message en partie adressé aux fellagas que ledit mémorandum ouvrait « une ère de répression et de résistance, avec son cortège inévitable de deuils, de larmes et de rancune ».
6- Tahar Hmila, doyen des membres de la Constituante, est la plus récente illustration à ce propos.
"Farhat Hached, dit-il dans une interview accordée le 23 novembre 2011 à la radio Shems FM, avait l’habitude d’être accompagné sur son chemin vers le syndicat par Abdallah Farhat, sauf le jour de son assassinat. Pourquoi ? Était-ce une coïncidence?" Les insinuations de ces interrogations se passent de tout commentaire. Il n'y a pas de fumée sans feu, semble nous dire Tahar Hmila.

7- Le nom de Maxulla, tiré de l'expression latine Maxula per rates (Maxula par les bacs), était le nom d'origine libyco-berbère de Radès.

8- Il s'agit de Mme Kirsch qui vendra plus tard sa villa aux frères Farhat.

9- Il n'est pas exclu que l'un des objectifs de l'assassinat de Farhat Hached soit "la prévention du péril rouge" dans une future Tunisie indépendante. Le spectre qui hante la vieille taupe, selon l'expression du Manifeste rédigé par Engels et Marx, apparait lancinant dans les écrits de Camille Aymard cité plus haut. Par ailleurs, le témoignage sur Al-Jazeera d'Antoine Melero auteur du livre la Main Rouge, l'armée secrète de la République, corrobore cette thèse. Selon Melero, l'Etat français voulait conjurer l'accession par Hached à la présidence d'une Tunisie indépendante, laquelle accession entraînerai un régime socialiste. 

10- A l'époque postier de profession, Mahmoud Manaï décédé en octobre 1994, a eu l'ingrate mission, ce 5 décembre 1952, de faire le déplacement à Sousse pour annoncer la triste nouvelle à Mme Hached.


11- Le pays étant soumis depuis quelque temps à un couvre-feu, à quoi ajouter les émeutes en tout lieu déclenchées par l'assassinat de Farhat Hached, la famille Hached s'est vu intimer l'ordre d'enterrer sans cérémonie le martyr dans le jardin de la maison. En 1955, alors que la Tunisie a acquis l'autonomie interne, la dépouille a été exhumée et transférée au cimetière Al-Jallaz à Tunis. C'est au cours de ce transfert que le monde a pu mesurer l'attachement des Tunisiens au disparu. De Sfax à Tunis le long de la Nationale 1, on a vu le peuple apothéosant son martyr. Puis au cimetière des funérailles nationales comparables à celles de Chokri Belaïd, le Hached de la révolution tunisienne.

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