samedi 18 juin 2016

Le français en couleurs arabes


En 2013, le nuancier américain Pantone a fait du vert émeraude la couleur de l'année. Après le radian orchid sacré pour 2014, c'est le marsala qui lui succède pour 2015. Et pour l'année en cours, ce sont Rose Quartz et Serenity que le nuancier américain a choisis pour ce titre.  

Pantone est propriétaire de pas moins de 800 teintes brevetées conçues à l'usage des imprimeurs, des designers, des fabricants de cosmétiques et des industriels des tissus.

Sans être ni actionnaire de cette firme ni branché sur la mode et ses couleurs,  les consécrations de Pantone nous intéressent car elles honorent aussi d'une certaine façon la langue arabe. Emeraude
1, marsala et rose2 dérivent de cette lange.

Le havre d'Allah

D
'une teinte ambrée intense évoquant à la fois le sirop de grenadine et le vin sicilien dont il tire le nom, le marsala peut figurer à mi-nuance entre l'alizarine et le bordeaux, dans le champ chromatique du rouge.
 

L'étymologie de ce mot puise son histoire et son sens dans la Sicile arabo-musulmane du 9e siècle. En 830, les musulmans ont conquis Trapani, ville italienne la plus proche de l'Ifriqia. Ayant débarqué à Lilybée, port sicilien qui, pendant les guerres puniques, était une importante base navale des Carthaginois, les conquérants ont rebaptisé le lieu de leur débarquement: Marsa Allah مرسى الله (port/ havre de Dieu). Sous sa forme contractée Marsala, le nom arabe est resté à ce jour en Sicile. Comme tant d'autres toponymes3 et mots de même origine4.

A la fin du 18e, le mot s'est internationalisé par le biais d'un label viticole crée par John Woodhouse, un négociant en vins anglais établi en Sicile. Ce négociant longeait la côte de Trapani à bord d'un navire marchand, en 1773, quand une forte tempête a contraint l'embarcation d'accoster à Marsala et d'y rester clouée plusieurs jours. C'est à la faveur de ce contretemps, en réalité manne insoupçonnée, que John Woodhouse découvre un vin local appelé Perpetum. Le goût fortifié de ce vin est tellement savoureux qu'il ravit le marchand. Et celui-ci en achète un lot de 52 pipes (près de 21 mille litres) qu'il ramène à Liverpool. Le lot est écoulé en quelques jours, ce qui décide Woodhouse à s'installer en Sicile, trois ans plus tard, pour y créer sa propre entreprise de production. Et par gratitude à la terre qui lui a permis de découvrir le précieux vin et qui fera sa prospérité, il fait de Marsala son label commercial, l'appellation de vin substituée à Perpetum.
En très peu de temps, le vin de Marsala a acquis une renommée internationale et fut partout prisé, y compris en Amérique et en Australie.

Le français en couleurs arabes


Voici, puisés dans le lexique français d'origine arabe, près de 90 mots qui désignent des couleurs:

abricotalezan, alizarine, ambre, anil, anis, arzel, aubère, aubergine, auburn, azur, azuré, azurin, balais, banane, basane, cachou, café, capucine5, caramel, carmin, carminé, cassis, cerise, chamarré, poil de chameau, chamois6, châtain, chaudron, cinabre, cinabarin, cinabrin, citrin et citron, corail et corallincorbeau, cramoisi, ébène, écarlate, électrique, émeraude, fané, garance, guède, gueules, hyacinthe, indigo, isabelle, jaune7, lapis-lazulli, lilas, vert lime, malachite8, mandarin, marsala mastic, mauve, mordoré, moreau, nacarat, nacré, jaune de cadmium, rouge de cadmium, rouge naphtol, orangé, orange, orangeâtre pistache, pourpre, pourpré, empourprer, réglisse,  rosacé, rosâtre, roserosé, rosi, safran, safrané, safre,  sapin, sauge, sombre, assombrir, assombrissement, smaragdin, tabac, topaze,  vert9, zain, zinzolin.





Ahmed Amri
27 mars 2016


==== Notes ====


1- De l'arabe zomorrod, lui-même forme adoucie de zabarjad زبرجد , de zabar زبر: pierre + jad جد: grandeur, chance, bonheur, richesse.

2- Voir sur ce blog De deux mots il faut choisir le moindre.

3- Dont Alcamo,  Calatafimi, Regaleali, Mongibello, Favara, Palais de la Zisa, etc.

4- Pour les mots arabes en langue italienne, voir:
- Luigi Rinaldi, Le parole italiane derivate dall' arabo, Napoli, 1906.
- Enrico Naeducci, Saggio di voci italiane derivate dall'arabo, Rome, 1858


5- Capucine, capucin, capuche, capuchon, cappucino, du latin tardif capa, de l'arabe cobbaâ  قبعة [coiffe, calotte, béret] : le mot latin caput est une translittération de l'arabe qafa قفا. Le français cap /chef est issu de l'arabe القب qui signifie la même chose: chef, seigneur, roi et tête.

6- Voir aussi Charles de Pougens, Trésor des origines et dictionnaire grammatical raisonné de la langue française (Paris, 1819), p.219 

7- D'après le TLFi, du lat. galbinus « vert pâle ». L'arabe جَوْنٌ jawn, fém. جَوْنةٌ jawna, qui désigne plusieurs nuances de couleurs dont le doré crépusculaire du soleil, le blanc, la verdeur foncée, la noirceur rougeâtre, tiré de "جَوْنةٌ jawna" qui désigne le disque solaire, me semble plus pertinent que le mot latin.

8- D'après l'encyclopédie Universalis, "l'étymologie de la malachite est incertaine, elle peut venir de sa faible dureté (du grec malakos, « mou ») ou de sa couleur qui rappelle celle des feuilles de la mauve (du grec malakhê, « mauve »).
La racine arabe trilitère mlk a donné mouloukhia. De ce mot s'est tiré le malakhê grec qui a donné le "mauve" français. Malachite est tiré de la même racine.
Le
grec malakos, « mou » est lui-même tiré de malak: ange et symbole de douceur.

9- Du verbe arabe ورس  waraça (verdir), de وُرُوس worous (verdeur) de وَرْسٌ wers (plante d'origine yéménite dont on tirait une substance safranée, autrefois usitée comme cosmétique chez les Arabes. Le " wو" du mot arabe se permute souvent par "v" (vizir[wazir وزير], varan [waral ورل], vakil [wakil وكيل], valet [walad ولد]... La désinence finale, en supposant que le français ait été tiré du latin viridis, et celui-ci de vireo, s'expliquerait par un rhotacisme, fréquent en latin, à l'exemple de "honos" devenu "honor".

Au même sujet sur ce blog:

Faut-il en schlaguer le dico français ?

"Refuser": un verbe qui refuse l'incertitude de Littré et l'ingéniosité de Diez



mercredi 15 juin 2016

Au clair du grand jour, mon amie Hélène



Quand vous envoyez au TLF une requête au sujet de l'origine du mot "calame", voici ce que les Gardiens du Trésor vous disent: du latin "calamus" qui dérive lui-même du grec "kάλαμος" [kalamos]. Et l'histoire s'arrête là. Ou plutôt là commence l'histoire. Car au-delà de kalamos, il n'y a rien à part la nuit chtonienne dont est sorti le jour grec. Duquel est sorti ensuite l’œuf originel de l'univers.1

Calame

Au clair du soleil, mon amie Hélène
Feu grand-père a prêté son vert roseau
A ta feue mamie pour écrire un mot
Et son qalam depuis devint hellène

C'est que de haute Grèce feue mamie
Et sur les dos amis mangeant sa laine
En trempant le mirliton dans son encre
Le vit si baveux qu'elle en fit son ancre
Y mouillant de vie à très bas l'ami

Hélène de Troie feue sa légataire

Mordue de houkas et tout feu lascif
Du qalam fit calumet pour son kif
Et leur kief aux copains célibataires

Athéna à Roma abdicataire
Et païens aux chrétiens avec ferveur
De la phragmite
2 encor dans sa verdeur
Le roseau devint chaume des nattaires
3

Puis chaumière
4 au bonheur des cœurs qui s'aiment
Au Sang du Sauveur c'est son chalumeau
Le pape le tète comme un chameau
Et nul de ses ouailles ne l'en blâme

Du qalem dérivèrent calamide
Calamidon et puis calamité
Calmar et tant de kelmas usités

Se ramifiant kifkif les arabides

Dites haut khamsa dans l’œil du jaloux
Sinon le roseau n'aura plus de jus
Et mamma Romaine plus de verjus
Ni de mots pour nourrir ses morfaloux

Du sarrasin Qalam naquit Kalamos
Son fils Calamus donna à ma mère
Flopée utérine à Chaume et Chaumière
5
Tous baptisés couvée de l'Omphalos

Et pas un ne se souvient de Kadmos ?
6
Oubliés Alpha, Béta et leur maître
Qui  à l'écrit
initia le parlêtre ?
Pas chic ce novice ingrat jusqu'à l'os !

C'est que les Gardiens de notre Trésor
Plus fiers que le beau coq de leurs ancêtres
Ne souffrent pas que les murs de notre aître
Au dehors révèlent nos mines d'or




A. Amri
15.05.2016



===Notes===

1- Pourquoi ce nombrilisme qui se complait dans la fausseté et le mensonge ? On peut trouver une esquisse de réponse dans les propos de Pierre Rossi:"Une vision bornée de l'histoire nous a imposé d'en localiser les sources non loin de chez nous, dans l'aride péninsule hellénique et sur les misérables rives du Tibre. Les Européens réduisent volontiers les origines de leur culture aux cantons athéniens et romains. C'est là une appréciation erronée; elle nous a été inspirée par des partis pris confessionnels et politiques. Il n'est guère douteux en effet que les historiens de l'Eglise catholique romaine, seuls maîtres durant plus de mille ans des archives de l'antiquité, en ont orienté l'interprétation pour la plus grande gloire de l'Occident européen." ( Pierre Rossi, La Cité d'Isis: histoire vraie des Arabes (Nouvelles Ed° Latines, 1976))

2- Alors que
le radical de ce mot, natte, proviendrait, selon toute vraisemblance, de mattarius qui a donné matelas (de l'arabe matrah مطرح), le TLF se complait comme toujours à user de ses "euphémismes" habituels afin de nous persuader qu'il n'y pas trop d'arabe en français ! Natte, nous dit-il en citant ses références d'autorité, c'est sémite, phénicien, hébreux. Tant mieux pour la France et le français ! 

3- Du grec ancien φραγμίτης, phragmites (« poussant sur le bord [de l’eau] »), dérivé de φράγμα, phrágma (« enceinte »). Remarquez que l'arabe horma signifie enceinte.                                                        
4- Contrairement aux connotations liées à "chaume", chaumière désignait au 19e des maisons luxueuses, comme en témoignent Balzac ( Modeste Mignon,1844, p. 13) et Hugo (Le Rhin,1842, p. 387).
 
5- Le corpus  que j'ai pu reconstituer comprend 40 dérivés de calamus. Il peut y avoir d'autres mots sur l'origine desquels j'ai des doutes: calamine et ses dérivés semblent venir de cadmea (et ceui-ci de Cadmus (grec Kadmos) évoqué dans ce texte). Voici la liste: calame, calamagrostidées, calamariées, calamédon, calamées, calamide, calamifère, calamiforme, calamule, calamistré, calamistrer, calamistrum, calamite, calamité, calamiteusement, calamiteux, calamophyles, calamar, calmar, calmaret, calemar, calumet, chalumeau, chalumer, chalumet,  chalumeur, chalumiste, chaume, chaumine, chaumière, chaumet, chaumier, chaumeret, chaumé, échaumer, chaumis, chaumis, échaumage, déchaumage, déchaumeuse, lapsus calami.
 
6- En vérité, ceux qui se souviennent de Cadmus sont surtout des historiens ou des philologues incapables de s'infliger cette blessure narcissique qui consiste à reconnaître à l'Orient un quelconque rôle civilisateur de l'Occident. Ainsi, Juan Bautista Erro et José Antonio Conde, à titre d'exemple, considèrent nulles et sans valeur ce que Hérodote, Diodore et Pline, entre autres, nous apprennent sur l'origine de l'alphabet grec. Selon ces deux auteurs espagnols, le grec tire ses origines non du phénicien mais du basque (voir
Alphabet de la langue primitive de l'Espagne (Madrid, 1806), p.18).

De toute évidence, la fin (in)avouée de cette hypothèse est de dire que l'espagnol primitif ne doit rien  au phénicien, alors que les travaux de Samuel Bochart d'abord, ceux de Victor Bérard et l'histoire d'Espagne écrite par Eugène Rosseeuw Saint-Hilaire  (voir Histoire d'Espagne depuis les premiers temps historiques jusqu'à la mort de Ferdinand VII (14 volumes, 1844-1879), tome 1, p.451) donnent au phénicien une étendue qui dépasse les frontières respectives de la Grèce et de la péninsule ibérique.


Au même sujet sur ce blog:

Faut-il en schlaguer le dico français ? 

"Refuser": un verbe qui refuse l'incertitude de Littré et l'ingéniosité de Diez

De deux mots il faut choisir le moindre
 
Mythémologie: hanche et racines arabes à la pelle

 Un brin de muguet pour toi

 في كلام منسوب للذكتورة نوال السعداوي

Le français en couleurs arabes


 

mardi 14 juin 2016

De deux mots le moindre


«Prestige du verbe, orgueil de soi, volonté de surélévation : lorsque nous avons prononcé le mot Occident, nous avons tout dit, comme si l’Occident était autre chose que la pente déclinante de l’Orient.» Pierre Rossi1


« Is Rose a semetic or an aryan word ? »  
 
Max Müller
Tel est le titre d’un article publié le 2 mai 1874 par la British Academy des Humanités et des Sciences sociales. Max Müller y répondait à un message très court -mais fort courtois- qui lui a été adressé par l'orientaliste britannique et professeur d'arabe à l'université de Cambridge, William Wright. Celui-ci ayant constaté que l’auteur allemand considérait à tort que le mot « ورد ward » est indo-européen, a jugé bon de signaler cette « légère erreur » et de rétablir l’origine correcte du mot. Voici la traduction du corps de sa lettre: « J'espère que le professeur Müller voudra bien m’excuser de corriger une légère erreur dans laquelle il est tombé. Verd, rose en turc, n'est pas persan, c'est-à-dire mot aryen, mais arabe, c'est-à-dire mot sémitique... » ."2

Auteur de plusieurs monographies sur les littératures arabe et syriaque, et de la célèbre Wright's Grammar3, WilliamWright parlait en connaissance de cause, et croyait rendre service à Max Müller en le corrigeant. Mais Müller ne l'entendait pas de cette oreille.  Une semaine à peine plus tard, il répondait à son contradicteur par une longue lettre qui commençait ainsi: "Il y a peu de mots, je crois, sur lesquels l'aryen, le sémitique, et même les érudits hamitiques se sont battus avec autant d'insistance que le nom de Rose. Mais si le professeur Wright est vraiment lui-même convaincu que le corps de Patrocle appartient à l'armée sémitique, et non pas à l'Aryen, je l'espère, il nous donnera ses raisons".4

Le grief formulé à demi-mot à l'encontre de Wright et le ton, mi-narquois mi-amer, sur lequel Müller le formulait, nous permettent de comprendre l'une des lois fondamentales qui régissent la «mythémologie». J'appelle de ce nom barbare5 une pseudo-philologie au service d'un orgueil doxique, ce «prestige du verbe» qui honore les coqs de la philologie, et déshonore la science. Si l'art étymologique, selon Falconet, "est celui de débrouiller ce qui déguise les mots, de les dépouiller de ce qui, pour ainsi dire, leur est étranger, et par ce moyen les amener à la simplicité qu'ils ont tous dans l'origine"6, l'art «mythémologique» est tout le contraire. Tissé de mensonges et de mythes, nourri de haine à l'endroit de l'Autre et de sa culture, cet art, sous un discours apparemment objectif, déguise de manière savante les mots, les affuble de ce qui ne leur appartient pas. Parce que les instincts racistes incoercibles y ont voix au chapitre,  la «mythémologie» ne s'embarrasse pas de latiniser, helléniser, romaniser le plus arabe des mots. Par «allergie aux thèses non indo-européennes» selon l'expression de Salah Guemriche.7

Comprendre la réaction de Müller dans ce contexte précis c'est saisir les fondements de cette allergie. Aux yeux de Max Müller, s'il ne convient pas à un Occidental, fût-ce pour un idéal scientifique des mieux fondé, de
«profaner» la mémoire de Patrocle8, c'est que la rose est imbriquée dans un système mythologique complexe qui innerve d'une certaine façon la doxa de l'Occident, ou ce que Pierre Rossi appelle «prestige du verbe, orgueil de soi, volonté de surélévation ».

Comment admettre l'arabité de
ward sans brouiller l'hypertexte tissé autour de ses dérivés rhódon, wrodion, rose, etc.? Dès que le mot rose se détache du fond gréco-latin et se rattache à une racine arabe, tout ce qui s'est greffé dans l'inconscient culturel occidental sur ce mot à partir d'un nombre astronomique de récits, à commencer par ceux transmis du grec, s'en affecte fatalement. Chloris, Aphrodite,  Dionysos, Apollon, les Grâces, tous associés au mythe de la rose, risquent de devenir anémiques si le mot s'avère, ou plutôt s'avoue, arabe.

Ne nous a-t-on pas tant débité sur la rose redevable de sa naissance à Chloris, déesse des fleurs, qui l'a faite jaillir du corps inanimé d'une nymphe,  Aphrodite lui ayant donné la beauté, Dionysos ayant déposé entre ses pétales du nectar dont elle tire son parfum; les trois Grâces l'ayant comblée en lui donnant le charme, l'éclat et la joie; et Apollon, enfin, l'ayant couronnée Reine des Fleurs ?
9

Il y a aussi toute la littérature stratifiée dans l'inconscient de l'élite, aussi bien allemande qu'occidentale en général, au sujet du personnage homérique, ami et amant d'Achille. L’Iliade mais aussi, indirectement, Les Amours de Leucippé et Clitophon, roman d'Achille Tatius10, ont construit un large réseau de symboles s'articulant sur la rose, et associé à l'évocation de Patrocle. C'est un énorme édifice de mythes et de fantasmes construit là-dessus. Et le moindre doute jeté sur l'origine de l'étymon en question, ward, entrainerait fatalement des avaries pouvant mettre à faux les fondements dudit édifice. 

Comment défendre, à titre d'exemple, le très poétique vers
Warda et son ward
homérique évoquant la fille du matin, l'aurore aux doigts de rose11, ou Éos en robe de safran, si rose et safran s'avèrent arabes ? Comment interpréter les mythes de Crocus si crocus s'avère arabe ? Comment soutenir les fantasmes liés aux nymphes et à la nymphomanie si nénuphar s'avère arabe?12 Ces étymons auquel le grec est redevable des prémisses de ses mythes ne sont pas faciles à digérer.

Sans doute est-ce là la raison qui explique pourquoi Littré a honoré rose d'une
racine «sanskrite». Sa devise a dû être: des deux «mots» il faut choisir le moindre ! 
«Rose: bourguignon reuse ; wallon, rôz ; provençal, espagnol et italien rosa ; du latin rosa ; ancien persan, vrada, sanscrit vrad, se courber, être flexible.»13


Courbons-nous autant que faire se peut et soyons flexibles pour admettre le bon sens de Littré. Le vrad sanskrit qui signifie «se courber, être flexible» cadre mieux avec la rose et son parfum aryen que le «ward» arabe qui signifie simplement «rose» !

Si nous consultons le dictionnaire en ligne du TLF pour voir quelle racine il nous propose en la matière, nous constatons qu'il nous gave de citations documentant la partie historique. Mais il n'y a presque rien à se mettre sous la dent sur l'étymologie, à part ceci:
«Emprunté au latin rosa « rose (fleur), rosier ».
Nous pouvons nous demander pourquoi le TLF opère un
«recul» par rapport à Littré et se borne au latin. Ce n'est pas nécessairement parce que le passage du grec rhódon au latin rosa puisse poser quelque problème, les métaplasmes ayant toujours marqué la plupart des emprunts. Mais parce que les linguistes ont acquis la certitude que le rhódon grec n'est ni sanskrit ni persan. Michel Masson qui a consacré une minutieuse étude à cette question, s'il n'a pas explicitement désigné l'arabe comme source du nom grec de rose a néanmoins attribué celui-ci à "une langue sémitique".14 

Pour conclure, rappelons que d'autres noms de fleurs, soit directement empruntés à l'arabe soit dérivés de racines arabes, sont également affublés de fausses étymologies15. Il y a aussi un grand nombre de plantes dont les noms, d'origine arabe, sont attribués en français et d'autres langues romanes au grec ou au latin16





A. Amri
17 mai 2016


=== Notes ===

1-  Pierre Rossi, La Cité d’Isis, Histoire vraie des Arabes, Nouvelles Editions Latines, 1976, p.9/10

2- The Academy, Janury - June, Volume 5 (London, 1874); p. 488
 
3- Grammaire d'arabe destinée aux étudiants arabisants: A Grammar of the Arabic Language, Londres, 1875.

4- The Academy, Janury - June, Volume 5 (London, 1874); p. 488 

5-  Voir mon article sur ce blog Mythémologie: hanche et racines arabes à la pelle.

6- Cité in Dictionnaire étymologique de la langue française, Volume 1, Par Jean-Baptiste-Bonaventure de Roquefort,  Paris 1820, p.13 

7- Vous avez dit "Pas d'amalgame" ? par Salah Guemriche

8- Personnage de l’Iliade, l'un des guerriers grecs de la guerre de Troie, cousin et ami intime d'Achille. Les deux personnages sont devenus un symbole des relations pédérastiques. Et sans aller jusqu'à prêter à Müller une "sensibilité" à ce côté précis du personnage, je crois que s'il n'admet pas que "le corps de Patrocle appartienne à l'armée sémitique", c'est qu'il n'est pas indifférent à cet aspect du mythe. Cela ne doit pas occulter, bien sûr, tout le côté mythologique associé à la rose, notamment dans les évocations homériques de l'aurore.

9- Pour se faire une idée sur les liens dans la littérature occidentale avec cet hypertexte mythologique, voir La rose: son histoire, sa culture, sa poésie, Jean-Louis-Auguste Loiseleur-Deslongchamps, Paris, 1844.
Pour les clichés d'épithétisme en rapport avec les doigts de roses, voir Anne-Marie Perrin-Naffakh, Le cliché de style en français moderne: nature linguistique et rhétorique, fonction littéraire, Presses Universitaires de Bordeaux, 1985, p.169/170

10- Voir Le roman d'Achille Tatios: "discours panégyrique" et imaginaire romanesque, Par Marcelle Laplace, Editions Scientifiques Internationales, Berne, 2007, p.194/195/196.

11- Voir Les métamorphoses d'Ovide, traduction nouvelle avec texte latin, Mathieu-Guillaume-Thérèse Villenave, Paris, 1806, p. 217

12- Sur le rapport entre nénuphar, nymphe, nymphette... voir l'article de Fred Renn: nénufar.

13- Dictionnaire Littré, dictionnaire en ligne avec recherche dans le texte intégral du Littré.

14- Michel Masson, Le nom de la rose: problème d'étymologie grecque, Kentron, 1986, p.61 à 67

15- Il faut saluer la mémoire d'Alexandre de Théis qui a restitué une centaine de ces mots à leur source arabe, et ce à travers son Glossaire de Botanique ou Dictionnaire Etymologique, Paris, 1810.

16-Dont anémone, muguet, nénuphar ( pour le TLF, l'arabe n'est qu'une courroie de transmission: l'arabe nainūfar, nīnūfar, nīlūfar, du persan nīlūfar, lui-même emprunté au sanskrit nīlōtpala), suzanne, camélia (la fleur a été introduite en Europe par le botaniste Jiří Josef Camel. Après la mort de ce botaniste,  le naturaliste suédois Carl von Linné a donné à la fleur le nom qu'elle porte à ce jour. Camel (en latin Camellus) du grec ancien κάμηλος, kámêlos, emprunté à l'arabe jamêlجمل [chameau]), capucine (capucin, capuche, capuchon, cappucino, du latin tardif capa, de l'arabe cobbaâ  قبعة [coiffe, calotte, béret] : le mot latin caput est une translittération de l'arabe qafa قفا. Le français cap /chef est issu de l'arabe القب qui signifie la même chose: chef, seigneur, roi et tête), crocus, géranium (de l'arabe gurnûqi غرنوقي géranium, de gurnûq غرنوق grue), guimauve (du radical latin classique malva « mauve », du grec ancien μαλάχη, malakhê, de l'arabe ملوخية mloukhiya. Mauve est l'un de 80 mots empruntés à l'arabe, qui désignent des couleurs), hysope, hibiscus (forme corrompue de l'arabe khubiz خبيز qui signifie la même chose), jacinthe, marguerite (de l'arabe مرجان morjen [corail]), œillet (diminutif de œil, de l'arabe عين ayn qui a donné le celtique eyne, l'anglais eye, les toponymes français Aïn)rhododendron (de l'arabe ward dont le pluriel woroudon a donné le grec ancien rhódon et l'éolique wrodion)...




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Sur l'étymologie arabe de Rose:

Jean-Claude ROLLAND, Dix études de lexicologie arabe, autoédité, 2010 , p.35-41


Antoine Laurent Apollinaire Fée, Flore de Virgile: composée pour la collection des Classiques Latins, Nicolaus Eligius Lemaire,‎ , p.252 

The Academy, A weekly review of litterature, science and art, Janury-June, Volume 5, Londres, 1874, p.517-518

Michel Masson, Mirages étymologiques: Du sémitique ou de l'iranien au grec, La Linguistique, Vol. 25, Fasc. 2 (1989)

Michel Masson Le nom de la rose: problème d'étymologie grecque, Kentron, 1986


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 Au même sujet sur ce blog:

Etymologies, mythémologies et prestige du verbe


Mythémologie: hanche et racines arabes à la pelle

 Un brin de muguet pour toi

 في كلام منسوب للذكتورة نوال السعداوي

Le français en couleurs arabes





samedi 11 juin 2016

Chanson pour le citoyen Mokhtar - Taieb Bouallegue

Mokhtar, de l'arabe اختار ikhtara (choisir), de خير khayr (bienfait), est un prénom masculin qui signifie littéralement "élu / choisi"1.  Il s'apparente au turc muchtar (qui signifie "maire/ élu"), mot que les relations des voyageurs ont introduit en français dans la 2e moitié du 17e s., attesté une première fois sous l'orthographe de "muctar"(1680), qui signifie "l'«élu allumeur de lampes » engagé au service d'une mosquée", d'où muctariat (1680), (office, charge de ces "falotiers"), puis sous les variantes "muktar"(1830), "muchtar"(1857),  et dès 1930 "mokhtar", au sens de maire.

En règle générale, le destin d'un «élu » ne peut qu'être enviable. Mais ce n'est pas le cas du « Mokhtar/ Elu » qu'interpelle à travers son «  poème oral » Taieb Bouallegue. Ce Mokhtar ne fait penser ni à l’Élu de Dieu ni à quelque Elu de Nation. Aux antipodes de l'un et de l'autre, il est le Mokhtar d'une histoire badine, coquine, qui se joue de lui et de sa bonne foi. Il est le dindon que cette coquine farcit à chaque jour, et de balles, cela va de soi, pour convertir son « sang halal » en argent liquide, et sa chair en charbon de bois entretenant l'ardeur des bûchers printaniers. Bref, ce Mokhtar est l'hostie humaine d'une grande débauche sacrificielle à laquelle se livrent les rentiers de tout bord du Printemps arabe.



Et ils te donnent le choix
Ils te persuadent de leurs bonnes intentions
A la croisée des chemins
Et de mille sentiers
Et si les pas se perdent dans l'obscurité
Ils te troquent la sécurité contre la liberté
Et tu te trouves Mokhtar
En décembre et janvier
Dans la nécessité de choisir
Entre la glace et l'eau
Tu t'es noyé Mokhtar
Dans l'excès de bonne foi
Et ils te donnent le choix
Entre sept vipères qui rampent
Et des fauves noctambules affamés
Le vendeur et l'acheteur logent à la même enseigne
Et le bourreau endosse l'habit de la victime
Alors que la victime expiatoire c'est toi
Toi que terrasse l'amour d'une patrie verte et pucelle
Et tu te trouves Mokhtar
Dans cet univers saugrenu désemparé
Comment l'alliance a-t-elle pu se faire
Pour qu'ils nagent ensemble à la surface de l'eau ?
Tu t'es noyé Mokhtar
A force de bonne foi
Et ils te donnent le choix
Sunna et Turcs frères ?
Ou bien l'Iran: chiisme et persanisme ?
Sinon l'abattoir des axes russe et américain
Et toi leur hostie,
Et tu leur paies en-sus un tribut
Toi des peines sur des montagnes de peines
N'ayant ni terre libre ni bouchée digne
Et tu te trouves Mokhtar
Jour et nuit dans les supplices
Couché sur le bûcher
et sur le bûcher rouvrant les yeux
Tu es brûlé Mokhtar
A force de bonne foi
Pauvre de toi, de quelle mort tu meurs ?
Égorgé d'un couteau l'autre
Ton sang coule halal au nom de la religion
Et viré en mandats, renfloue des comptes bancaires
Au lieu d'une marée vers la Palestine
C'est le raz-de-marée siono-barbaro-naphtien
Et tu passes Mokhtar
Un nom dans un journal télévisé
Et une scène pas assez claire
Dans une problématique fiqhienne
Et tu t'es noyé Mokhtar
A force de bonne foi
Et tu capitules, tu te résignes,
Comme si c'était le mektoub
Tu apostasies ces révolutions
Tu en fais pénitence
Et tu te mets à faire le procès de leur cœur en panne
A cause du tohu-bohu de situations et d'instances
Ainsi pour faire repentir un jeteur de toubs2

Il lui faut une prison et une maison de correction
A ce point Mokhtar
L'honneur et le déshonneur sont devenus synonymes
Le parcours s'est allongé, a viré
Puis s'est embobiné comme un serpent
3
Et il a sangloté
Son rêve s'est envolé
Se sont volatilisées la sécurité et la liberté
Ah, que n'aurais-tu, Mokhtar,
Entouré de clôture ce parcours
Pour prévenir le vent, les pluies
Et choisi une autre voie !
Les révolutions, Mokhtar,
Ne se font pas toutes sur de bonnes intentions


Taieb Bouallegue
Traduit par A. Amri
11.06.2016



Qui est Taieb Bouallegue ?


«Je suis un poète de ce pays, originaire de Tébourba, ville à une
trentaine de kilomètres à l'ouest de Tunis. Je n'ai d'autre bien en ce monde que la poésie.

J'écris la qasida dans la langue parlée, imitant en cela mes prédécesseurs: Belgacem Yakoubi, Kamel Ghali, Abdeljabbar Eleuch, Adem Fethi, Ali Saïdane et bien d'autres dont l'expérience a épousé le projet de l'art alternatif. Aussi ne pourrais-je me voir que de la même lignée et sur la même ligne.


J'ai entamé cette expérience avec le groupe Oyoun Al-Kalam, le duo Amel Hamrouni et Khémaïes Bahri, et je la reconduis avec ce même duo. Cela a donné de nombreuses œuvres dont Al-Bahia [l'Exquise], Anfas [Souffles], Wattan wa in ken [Patrie, même si...], Nesj Khayal [Trame d'imaginaire], Ward qbilna [Des roses, on en a reçu], Ya souta [Ô sa voix], Baâth al-kalam [Quelques propos].


En gardant le même esprit, je tente de vivre d'autres expériences comme ma rencontre avec le professeur de luth l'artiste Isan Laribi autour de certaines créations: Fi-essijn min barra [En prison de l'extra-muros], texte écrit en 2008 et dédié aux prisonniers du Bassin minier, Sektat ellil [Silence de la nuit] et d'autres textes, ou encore ce qui va paraître bientôt avec Mohamed Bhar.


Pour les publications, mon recueil Nesj Khayal [Trame d'Imaginaire]en est à ses touches finales. J'attends seulement l'opportunité de le publier. Enfin, ma hantise de l'alternatif: poésie, musique, mot, phrase, est une forme de rêve d'une alternative nationale juste. »



A. Amri
11.06.2016



==== Notes ====


1- Il faut remarquer que ce prénom est l'un des quelque 200 noms-attributs du Prophète. Il a le même sens que Mustapha.

 


2- Ce mot, défini par Charles Brosselard (Les inscriptions arabes de Tlemcen, in Revue africaine, Alger, octobre 1859, p. 196) comme « grosse brique cuite au soleil », est attesté en français 9 ans plus tôt que le mot adobe (de mêmes racine et sens), emprunté à l'arabe الطوب attoub (par la voie de l'espagnol) en 1868, et n'en serait pas moins digne de figurer au dictionnaire français. On le rencontre dans de nombreux auteurs comme Louis Piesse (1862), Jean Chalon (1877), Mathéa Gaudry (1921), Jean Despois (1940), Madeleine Rouvillois-Brigol (1975), Joëlle Deluz-La Bruyère (1988)... Sous la plume d'Isabelle Eberhardt (1908), "toub" revient quasiment comme un leitmotiv. 
D'autres variantes du même mot sont attestés en français, comme "tôb" (1862), "tolb" (1877), "thôb" (1881), "tob" (1922).

3- Serpent : (1100 « reptile à corps cylindrique, très allongé, dépourvu de membres ») n.m. du lat. serpentem, de serpens « serpent », participe présent du verbe serpĕre (« ramper, se traîner par terre »). Comparez le verbe latin ainsi que les substantifs catalan serp, corse sarpe, maltais serp, occitan sèrp,  roumain șarpe (signifiant tous serpent) avec l'arabe سَرَبَ saraba, verbe qui signifie à la fois « courir », « avancer », « marcher », « glisser, se mouvoir », « couler », « pénétrer dans son gite » [en parlant d’une bête sauvage]. De la racine arabe dérivent مسرب « mesrab » (sentier), مسارب « meçarab » [du serpent] (traces laissées par ce reptile), « sarab »(mirage, "ainsi appelé", précise Al Khalil, "parce qu'il donne l'impression de courir", سرب « serb » (eau qui coule + repaire, antre de bête sauvage), insaraba [en parlant d'une bête sauvage] (s'engouffrer dans une tanière)... Hermann Möller, qui a remarqué l'analogie des racines trilitères latine [s-r-p] et arabe [s-r-b] (sans toutefois explorer la large gamme des dérivés arabes), rattache le latin serpère à un substrat pré-indo-européen.

======== Pour le même poète sur youtube webamri =========



Une erreur de frappe a altéré l'orthographe de "néanmoins" une première fois, le copier-coller trois fois de suite juste après. Merci de votre indulgence.





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