samedi 9 juillet 2016

L'insatiable feu tunisien

Au pays du jasmin, les suicides se suivent et se ressemblent au quotidien. Et à l'exception des échotiers qui les honorent ici ou là de quelques lignes, ces corbans humains dédiés au feu ou à la corde touchent de moins en moins le citoyen. De plus en plus, la tendance est à laisser mourir qui veut et peut dans l'indifférence quasi totale. Il est à craindre qu'en raison de son étendue, le suicide soit devenu pour les Tunisiens une banalité, un pain quotidien qui n'a d'impact que sur les familles directement concernés par ce malheur.

Le 5 juillet, un homme de 43 ans a été admis en soins intensifs à l'hôpital de Sfax après s'être mis le feu au corps aspergé d'essence, au poste de la Garde nationale d'El Hencha. Le 6 juillet, une jeune fille a tenté de s'immoler elle aussi par le feu à Menzel Tmim. Deux ou trois membres de sa famille qui ont essayé de la secourir se sont fait brûler à leur tour. Le 8 juillet, une jeune fille de 30 ans s'est pendue à Mahdia. Et le même jour, on apprend que le «Bouazizi» d'El Hencha a succombé à ses brûlures.

Depuis Mohamed Bouazizi à Sidi Bouzid -il y a de cela 6 ans, il ne se passe presque plus un jour sans que les médias nous rapportent la triste information d'un suicide au moins ou d'une tentative de suicide dans notre pays. Rien que pour l'année 2015, la moyenne mensuelle de ces tragédies est de 45 cas. Et la tranche d'âge la plus touchée par cet acte de désespoir suprême se situe entre 25 et 35 ans.*

Même si toutes les tragédies se valent dans ce contexte précis, celle de Imed Ghanmi, en tout rappelant le martyre de Bouazizi, mérite un intérêt particulier ici.

Ce 5 juillet, dernier jour de ramadan, les Tunisiens étaient à la veille de l'aïd. Comment, à tel jour surtout, Imed Ghanmi, pourtant âgé de 43 ans, pourtant marié et père de 3 enfants, ait-il pu céder au désespoir et se donner la mort d'une manière aussi spectaculaire ?

Imed Ghanmi
Contractuel dans l'enseignement supérieur et finissant une thèse de doctorat en mathématiques, Imed a perdu tout récemment son emploi à l'université, son contrat et celui de quelque 2600 enseignants dans le même cas ayant expiré avec la fin de l'année universitaire 2015/2016. Après 7 ans d'enseignement à l'INSAT, dont 4 à Mahdia et 3 à  Tunis, cet homme est contraint de travailler comme simple serveur de narguilés dans un café. 
C'est triste mais c'est la condition commune d'un nombre indéterminé de diplômés tunisiens. Que faire d'autre pour assurer le pain et un semblant de décence à sa famille dans ce pays allant de pis en pire,  qui ne fait que régresser, économiquement et socialement parlant, depuis la révolution de 2010/2011 ? 
Imed Ghanmi a une moto et il a dû négocier avec son patron le privilège de devenir son fournisseur exclusif de tabac à chicha («maâssel»). Une fois l'accord conclu, le serveur de narguilés a traversé le pays à moto, se rendant de Bizerte (à l'extrême nord du pays) à Sfax au sud, afin de se procurer au meilleur prix la marchandise. Et il semble qu'il a emprunté à son patron ou à quelque ami l'argent nécessaire pour faire cet achat.

Un professeur d'université déchu, un mathématicien doctorant, l'un de ceux que nous appelons notre élite scientifique, est sommé par le besoin de vivoter d'expédients. Expédients même si le commerce s'effectue dans la transparence et n'a rien de malhonnête. Pendant que des non diplômés, des non instruits, des mafieux, des parasites sociaux de tout bord, parce que pistonnés et jouissant de l'appui de gens corrompus, trouvent le moyen d'accéder à des postes élevés, de toucher des salaires quelquefois inimaginables, faramineux, de réussir et parvenir.

Ce 5 juillet, à 5 heures du matin, alors qu'il rentrait à Bizerte, Imed Ghanmi est arrêté à El Hencha par deux agents de la Garde nationale. Sans le moindre égard pour sa condition sociale ni pour la circonstance de fête, les agents ont d'abord confisqué sa marchandise, abusivement jugée «contrebande». Quand il a contesté un tel abus, on l'a tabassé et sa moto elle-même a reçu sa part de « raclée »  avant d'être confisquée.

Imed a téléphoné alors à l'un de ses amis motorisés vivant à Boumerdès. Et cet ami qui devait initialement le prendre et le déposer à la plus proche gare l'a incité à rester au poste de la Garde nationale. Pour y attendre l'officier chef de poste et tenter de récupérer sa marchandise et sa moto.

Vers 9 heures moins le quart du matin, Imed téléphone à sa femme. Puis il éteint son appareil. Une heure plus tard, sa femme apprend qu'il a été admis
en soins intensifs à l'hôpital de Sfax, après s'être aspergé d'essence et mis le feu à son corps. Ayant subi des brûlures de troisième degré, Imed Ghanmi est mort ce vendredi 8 juillet.

Imed Ghanmi au sit-in des enseignants et assistants contractuels de l'enseignement supérieur
 (janvier 2016 à Tunis)




A. Amri
09.07.2016



* Chiffres établis par l'Observatoire social tunisien (Forum tunisien des droits économiques et sociaux)

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