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vendredi 24 avril 2015

Amel Hamrouni: retour sur une vie

Deux ans après la publication d'un article consacré à la chanteuse sur ce blog1, Tunisie politique et culture a rencontré Amel Hamrouni pour l'interroger sur les grands moments de son parcours. Retour sur une vie marquée de combats, de résistances, de moments heureux et d'autres pénibles.


Enfance

TPC : Pour commencer, si vous voulez bien nous parler un peu de votre enfance ?

A.H:  Je suis née à El Hamma, de Gabès, dont ma propre mère est originaire, mes parents y ont travaillé pendant un certain temps.
Ma mère était fonctionnaire des PTT, mon père infirmier. En fait, le jeune couple, marié en 1957, a travaillé au début de sa carrière au Kef, à Siliana et à Makhtar. Mes parents ont adoré cette région, ils en ont toujours parlé avec beaucoup d’affection. C’est là que mon frère ainé est né. Khaled est un « Ayari » par excellence !

Amel Hamrouni (2016)
TPC: Vous êtes donc Hamienne de naissance et de mère, mais c’est à Gabès que vous avez grandi ?

A.H: Oui, j’ai quitté El Hamma alors que j’avais à peine un an. Mes parents avaient demandé à être mutés à Gabès où ils avaient acquis un lot de terrain pour y construire une maison. Ma tendre enfance, de un à cinq ans, je l’ai passée à Ain Slem2, chez mes grands parents paternels. C’est là où mes parents s’étaient installés, tout en faisant construire leur petite maison tant rêvée d’EL Mansourah. »

TPC: En somme, en 1966,  vous êtes « chassée » de l’éden Aïn slem ?

A.H: « Chassée », non, quand je pense aux  « maîtres de l'éden » mes grands-parents. Eux auraient tout donné pour me garder à leurs côtés. N'empêche que lorsque je me suis installée avec mes parents dans notre nouvelle maison,  les années Aïn Slem refusaient de se faire oublier. C'était mon âge d'or, mon paradis perdu. Comme dit Ferrat, nul ne guérit de son enfance. Et je crois que la véritable enfance est celle qui résiste à tout sevrage, à tout vaccin. Elle vous poursuit comme votre ombre et vous ne pourrez nulle part la semer.
Heureusement qu’une petite sœur, qui avait rejoint entretemps la fratrie, a réduit d'une certaine manière ce "premier exil". Et puis avec le début de l’école, un an après notre déménagement, la camaraderie scolaire m’a dédommagée un peu des petites amies laissées à Aïn Slem. »


Etudes

 TPC : Vous avez commencé vos études primaires en 1966 ?

A.H: J’ai fait l’école primaire à Ben Attia3 à partir de 66. Ensuite, les trois années collège à Sidi Marzoug4. Et en 1972, j’ai commencé mon second cycle au Lycée Mixte de Gabès ».

TPC: Le Lycée Mixte de Gabès avant qu'il ne soit scindé en deux, les jeunes générations, évidemment, n’en savent rien.
 
A.H: Oui, le lycée mythique aux 4500 élèves ! Tout Gabès et sa petite banlieue: Tébelbou, Chéninni, Bouchemma, Oudhref, Métouia, Ghannouche n'avaient encore qu'un seul lycée. Ensuite, on a construit Echebbi puis divisé en deux établissements le lycée mixte.


Carrière artistique
 
TPC: Aujourd'hui lycées El Manara et Abou Loubaba. En 1979, vous décrochez le bac et en 1984, l'énarque que vous êtes est nommée dans les services du Ministère des Finances. Je voudrais revenir à l'année 1979, date où commence votre carrière d'artiste.

A.H: Plutôt notre carrière d'artistes, parce que nous étions tous fondus dans ce groupe qui a vu le jour grâce à la volonté commune de ses membres. Al Bahth c'était une famille au sens artistique du terme: nous étions tous sur la même longueur d'ondes, politiquement parlant, et nous avions une volonté farouche commune d'impliquer l'art dans les luttes sociales et politiques.

TPC: Mais, au départ, si je ne me trompe pas, vous étiez aussi presque une seule famille, au sens dénotatif de l'expression, à faire le noyau d'Al Bahth ?

A.H: Nous étions surtout 5 camarades bien au dessus des liens de sang : Khaled Hamrouni, Nebrass Chammam, Chokri Hamrouni, Tawhid Azouzi et moi-même. Khémaies Bahri a rejoint le groupe en 1982, après son bac. Dans le groupe, il y a bien trois Hamrouni: le frère, sa sœur et leur cousin...


TPC: Et votre futur mari Tawhid...

A.H: Oui, mais la vraie famille à laquelle l'ensemble s'identifiait c'est, sans fioriture aucune, celle qui partageait les idéaux politique et artistique. Al Bahth n'est pas un The Jackson Brothers à la mode des Hamrouni, si vous êtes tenté de faire une comparaison de cet ordre. Dès sa création, le groupe a œuvré pour faire de la chanson alternative un levier d'éveil de la conscience civique. Les reprises de Cheikh Limam -je pense que Limam était celui qui nous a le plus marqués, autant par ses chansons que par son authenticité, nos propres titres qui s'inscrivent dans l'école initiée par lui - il a aimé pas mal de nos titres mais beaucoup El Bssissa, n'avaient d'autre fin que servir cette conscience dont je parle. Et d'ailleurs, pour ne rien vous cacher, je n'ai pas aimé le titre de votre premier article5. L'arbre ne cache pas la forêt.

Amel Hamrouni
TPC: Le groupe Al Bahth a connu des hauts et des bas. Il y a eu les années 1980 marquées par votre présence sur les campus, dans les manifestations politiques ou culturelles de l'UGTT, de la LTDH et d'autres organisations et formations politiques de gauche. Il y a eu aussi la consécration, à travers votre personne, de la RFI qui vous a décerné en 1987 son prix Musiques du Monde. Il y a eu encore cette première télévisuelle dans la Tunisie de Ben Ali. Avant d'aborder "les bas", rappelez-nous dans quelles circonstances Najib Al-Khattab vous a invités à son émission Laou samahtom, en 1988 ?

A.H: Feu Najib Alkhattab m'a adressé une première invitation, en octobre 87, à titre personnel. Je le crois sincère quand il m'a dit que l'invitation ne faisant pas cas des autres membres n'émanait pas de lui. En tout cas, j'y ai opposé une fin de non recevoir, et fait savoir que le lauréat du prix RFI n'était pas moi, mais l'ensemble musical Al Bahth. Juste après l'accession de Ben Ali au pouvoir, l'animateur a dû renégocier avec la direction, ou des instances plus élevées, l'autorisation de passage pour le groupe, et dès qu'il a obtenu le feu vert, il nous a contactés une seconde fois, adressant l’invitation à tout le groupe.


TPC: C'est-à-dire khémaïes Bahri (à l'époque flûte), Nebras Chammam (luth), Khaled Hamrouni (darbouka), Chokri Azzouzi (castagnettes) et vous chanteuse-interprète.
Quand on revoit la vidéo de ce baptême de feu télé, on est frappé de constater quelque chose de pas commun sur ce plateau: le devant de la scène à l'orchestre, et la chanteuse est derrière. C'est bien vous qui avez fixé votre place derrière le groupe et pas devant ? Modestie ?




A.H: L'idéal pour moi aurait été d'être au milieu du groupe. Mais il y a deux rangées comme vous avez dû le constater. Et si je m'étais mise derrière, ce n'était pas tellement par souci de céder toute la lumière aux camarades. J'avais le cœur qui battait, et le bouclier que j'ai trouvé en mes camarades m'a permis de surmonter le trac.

Les années de braise

TPC: L'état de grâce qui a suivi le putsch de Ben Ali n'a pas duré. Et vous avez eu votre part des persécutions qui ont marqué les années de braise.

A.H: Bien avant Ben Ali, en 86, Tawhid [NTPC: mari de la chanteuse] a été arrêté et incarcéré une première fois. Nous étions jeune couple tout heureux, sans enfants encore. Mais résolument engagés dans la lutte politique.

TPC: Vous étiez alors militants du PCOT (Parti Communiste des Ouvriers Tunisiens) qui n'était pas reconnu6.

A.H: Oui, et la clandestinité à laquelle nous étions contraints nous exposait aux harcèlements constants de la police. En 92, Tawhid a été incarcéré une deuxième fois, lui et Khémaïes Bahri ainsi que d'autres camarades. Et c'est d'ailleurs pour cette raison-là que le groupe musical s'est trouvé dans l'incapacité de poursuivre ses activités.

TPC: Votre mari et Khémaïes en prison, et vous à cette époque jeune mère allaitant encore votre premier bébé, on imagine votre calvaire mais aussi votre courage, le soutien que vous avez apporté à ceux qui étaient sous les verrous. Finalement, la dictature de fer qui espérait vous briser en tant que Bahth et communistes n'a réussi qu'à vous rendre plus solidaires si j'ai bien compris ?


A.H: Absolument. au bout du calvaire, malgré ces longues années difficiles, en 99, nous avons pu remonter en scène. Nous avons même tenté un retour dès 95, après la sortie de Khémaiès et Tawhid de prison. Nous avons donné quatre concerts, dans une lecture musicale de nos chansons de Ridha Chmek, avec un orchestre de 40 instrumentistes qu'il a dirigés lui-même. Mais cette première tentative de retour n'est pas allée plus loin. "

TPC: En 2005, Khémaiës Bahri et vous, vous avez créé Oyoun Al Kalam. Derrière ce nouveau-né, il y avait des dissensions intestines qui ont scindé Al Bahth.
Je ne vous demanderais pas de laver le linge sale de la famille Al-Bhath en public, sachant que vous n'êtes pas du genre à faire cela.
Je voudrais juste rappeler, en vous citant7 pour conclure cette interview, ce que représente pour vous Oyoun Al Kalam: 
 
 "Pour ce qui est de notre expérience actuelle, c'est l'histoire d'un duo, d'une tendre amitié, de chemins parcourus ensemble, parfois péniblement, qui me fait avancer main dans la main avec Khmaies. Honnêtement, sans lui je ne sais pas si j'aurais été capable de revenir sur scène. Je voudrais tellement, par honnêteté intellectuelle, que l'on sache que Oyoun Al-Kalam est la troupe d'un duo qui espère avoir le temps de réaliser plein de belles chansons encore ..."






A. Amri
24.04.2016


Sur ce blog, voir aussi:
Amel Hamrouni ou la conscience de ceux qui n'ont pas de voix

Oyoun Al-Kalam (Les Yeux des Mots): Anthologie de chants traduits



=== Notes ===1- Voir Amel Hamrouni ou la conscience de ceux qui n'ont pas de voix.

2- Aïn Slem est un quartier du Menzel de Gabès.

3- Aujourd'hui lycée, l'école Ben Attia se trouve à mi-chemin de Jara et Bab Bhar, rue Bourguiba.

4- Aujourd'hui lycée, Sidi Marzoug a été construit à l'emplacement du vieux marabout éponyme, avenue la République.

5- En titrant son article Amel Hamrouni ou la conscience de ceux qui n'ont pas de voix, TPS lésait d'une certaine façon les groupes Al-Bahth et Oyoun Al-Kalam.  

6-Dès sa création en 1986, le PCOT restera interdit jusqu'au 18 mars 2011, date de sa légalisation.

7- Voir Amel Hamrouni ou la conscience de ceux qui n'ont pas de voix.





mardi 13 mai 2014

Pourquoi la mer rigole-t-elle?


"Ils m'ont intercepté sitôt mon retour de Damas et m'ont expédié.. mais doucement ! non pas vers l'une des prisons gouvernementales connues et encombrées de détenus, mais vers les hôpitaux pour fous. L'Hôpital psychiatrique d'Al-Abassia ! L'essentiel est que je suis sorti de cet hôpital par miracle, mais plutôt comme une épave humaine, si ce n'est pire ! Je suis sorti pour la rue, pour la faim, le dénuement, la clochardise, la perdition et le tabassage dans tous les postes de police[...] Je suis sorti pour tourner en rond comme un chien pourchassé, sans refuge et sans  mes deux enfants et ma femme. Et je suis resté gelé, assiégé, arrêté et loin des domaines de mon activité comme dramaturge, metteur en scène et comédien. Loin des domaines de l'édition en tant que poète, critique, zajaliste1 et parolier !"                                                                                                                         
                                                 Extrait d'une lettre envoyée à Youssef Idris2



Le pourquoi du pourquoi

"Pourquoi la mer rigole t-elle?" est le titre d'une chanson égyptienne devenue populaire dans l'ensemble des pays arabes depuis que Cheikh Imam l'a intégrée à son répertoire en 1978. Bien que le titre soit l'un des vieux succès de la chanson arabe alternative, le contexte biographique dans lequel le poème a vu le jour n'est pas assez connu. Quand et par qui fut-il interprété d'abord comme chanson ?  Et quand et pourquoi Cheikh Imam l'a-t-il reprise ? Le propos de cet article est d'éclairer l'histoire de cette chanson.

C'est en 1974 que le poète, critique et dramaturge égyptien Najib Srour a écrit  البحر بيضحك ليه (La mer pourquoi elle rigole). Il s'agit d'un chant soliste ouvrant sa pièce de théâtre منين أجيب ناس (Où trouverais-je des gens?). Et sa musique originale a été composée par Mohamed Cheikh.

La chanson comme la pièce de  théâtre3 à laquelle elle appartient (sorte de tragédie lyrique qui traite de la période post-nassérienne à travers le mythe d'Isis et Osiris réécrit et réactualisé) dénoncent le mal-vivre du peuple égyptien tout autant qu'elles traduisent les hantises et les affres existentielles de l'auteur. La pièce a été écrite en deux semaines alors que Najib Srour était interné dans un hôpital psychiatrique.



La mer, pourquoi elle rigole
quand je descends, coquetant,
pour remplir les gargoulettes ?
la mer est en colère
elle ne rigole pas
parce que l'histoire n'est pas drôle
la mer, sa plaie est incurable
et notre plaie à nous
ne s'est jamais cicatrise
entre toi et moi
des murailles et des murailles
et je ne suis ni un titan ni un oiseau
j'ai un luth à la main
causeur et audacieux
et je suis devenu en amour
une légende
(
Najib Srour, traduit par A.Amri)

Supplicié du souvenir

Psychiatrique ?
Avant d'aborder les circonstances de cet internement, un retour en arrière est nécessaire pour comprendre à la fois l'homme et les rouages politiques qui l'ont brisé.

Srour collégien
Najib Srour est né en 1932 dans un village pauvre, et soumis au joug de la féodalité. Tout enfant, il a vu son père, humble paysan, se faire humilier et battre par l'omda4, une bête brute, un vampire qui traitait tous les villageois en serfs rattachés à sa seigneurie. Le souvenir lancinant de ce père humilié sous ses yeux ne le quittera jamais. Jamais, adolescent, jeune étudiant, homme au fort de sa maturité, il ne guérira des séquelles laissées par cet acte de la plus haute barbarie. Et l'idéal suprême qui guidera sa pensée et son combat, tout au long de sa vie, sera de restaurer la dignité de son père et son honneur, à travers l'alignement inconditionnel derrière tout homme humble écrasé par l'injustice. Et l'on imagine avec quelle chaleur, quel enthousiasme et quelle gratitude à Nasser le jeune homme a pu vivre, alors qu'il était étudiant, la révolution des Officiers libres, en 1952, et l’abolition du féodalisme qui en fut la conséquence directe.

En 1956, âgé de 24 ans, Srour obtient un diplôme de l'Institut Supérieur des Arts dramatiques. Et deux ans plus tard, une bourse d'études à l'étranger pour la poursuite d'un 3e cycle à Moscou. C'est un miracle que les Renseignements égyptiens n'aient pas disqualifié le candidat à la mission universitaire pour affinités avec le marxisme-léninisme.

Communiste circonspect

La mission arrive à Moscou en 1959. Dès qu'il a fini les formalités d'inscription à l'université, Srour a tout fait pour s'entourer de solitude, évitant autant que possible toute fréquentation des participants à la mission. Il était convaincu que tous ceux qui ont bénéficié d'une bourse d'Etat comme lui, triés sur le volet, étaient vaccinés, immunisés, contre l'utopie internationaliste et l'idéal égalitaire. De sorte qu'aucun d'eux ne ne pouvait être digne de confiance pour lui découvrir sa couleur politique. Ce climat de suspicion, qui régnait également entre les autres missions arabes, le mettait lui aussi, aux yeux de beaucoup d'étudiants communistes, dans le même camp sentant le roussi, c'est-à-dire nassérien et panarabiste. Quand il pouvait laisser de côté la circonspection, parlant à des rouges déclarés, ceux-ci ne manquaient pas de lui demander -non sans de bonne raisons- comment il a pu échapper à la vigilance des Renseignements. S'il était authentiquement rouge, lui dit-on, il devrait le dire haut et sans plus tarder. En somme, on le défiait à une "ordalie". Et s'il refusait de s'y soumettre, ce serait donner raison à ceux qui jugeaient suspect son communisme. Il a fini par accepter, malgré les tracas prévisibles pour le membre de mission qu'il était, l'épreuve de sa probité politique.

Ordalie rouge

Cette épreuve s'est déroulée au lendemain de l'échec en 1961 de la RAU (République arabe unie). Najib Srour était fraichment marié avec Sachas Kursakova, jeune moscovite qui préparait une licence de lettres. Dès 1958, le communiste qu'il était avait critiqué l'union déclarée entre l’Égypte et la Syrie, qu'il jugeait improvisée. Et l'échec de de la RAU ne pouvait que le renforcer dans ses convictions de marxiste-léniniste. Au moment où le pouvoir au Caire comme à Damas persécutait de plus en plus les communistes, Srour estima le temps opportun de couper court à toute équivoque au sujet de son opinion politique. C'était le moment, ou jamais, de montrer que ce qu'il avait dans les veines, c'était du sang rouge, et pas du jus de navet ! Il s'illustra à l'université par un acte osé et retentissant, qui lui a valu l'estime des camarades. Profitant d'un congrès de solidarité avec le peuple cubain organisé à l'université de Moscou, il a pris la parole, en s'emparant de force d'un micro, pour lire un manifeste contre "le système dictatorial et répressif égypto-syrien". Il eut droit à une salve d'applaudissements du côté de ceux qui ne doutaient plus de la probité du camarade. Mais les retombées de l'acte sur le délégué boursier de l’État étaient désastreuses.  Le pouvoir nassérien ne lui a pas pardonné un tel "acte de félonie". Il a gelé immédiatement sa bourse, déclaré nul son passeport, l'a radié de la liste de délégation et demandé à l’État soviétique son extradition.

Cette demande d'extradition, si elle avait été satisfaite, l'aurait conduit directement à la prison après les sévices physiques, et il aurait peut fait son deuil de sa femme. Heureusement pour lui, c'était cette jeune femme et les nombreux camarades qu'elle avait mobilisés pour son soutien, qui ont empêché les autorités soviétiques d'exaucer la demande du pays ami. Néanmoins, ces autorités ont contraint le "camarade fougueux" à s'éloigner de Moscou. Et Srour a déménagé sans sa femme vers une autre ville où il s'est fait inscrire dans une nouvelle université.

C'est à partir de ce moment que, loin de Sacha et hanté par les affres de la nécessité, que Srour a commencé à boire. La Vodka et autres boissons alcooliques, acquises à tarif étudiant, lui permettaient à la fois de noyer ses peines et de se procurer un peu de chaleur, en compensation de celle qu'il trouvait à Moscou auprès de Sacha.

Arabe offensé

L'étudiant à Moscou
En 1963, alors qu'il était au comptoir d'un bar à causer politique avec un ami, Srour n'a pu s'empêcher de commettre un autre "faux-pas" aux conséquences fâcheuses. En s'exprimant sans circonspection sur la montée de l'influence sioniste en URSS. Un voisin éméché, étudiant russe de droite et se croyant visé en personne par "la calomnie", a insulté les deux amis arabes. Même dans toute sa lucidité, Srour aurait été incapable d'essuyer l'insulte sans broncher. Il a riposté par un coup de poing, et il a fallu l'intervention musclée de la police pour mettre fin au pugilat qui a suivi. Mais quand les deux ou trois agents dépêchés sur les lieux ont voulu passer les menottes aux mains de Srour, ces agents ont trouvé  plus musclé qu'eux. Des renforts ont été appelés afin de maitriser le rebelle, dans toute sa vigueur et surexcité par l'alcool. Embarqué, on le fit payer cher sa "désobéissance à agents de la force publique". Il a plu sur lui des volées de coups de matraque et de poing à le faire dire plus tard: "j'ai pleuré ce soir-là, non pas de douleur mais de la chute d'un modèle d'Etat. J'ai senti qu'il n'y a aucune différence entre la police soviétique et les barbouzes égyptiens."5

Quelques jours plus tard, déprimé et accablé de dettes, Najib Sroura a quitté l'URSS pour la Hongrie. L'un des réfugiés politiques égyptiens dans ce pays lui avait trouvé un emploi à la radio de Budapest. Sa jeune épouse,Sasha Kursakova, était restée à Moscou pour terminer sa licence.

Grâce et disgrâce

En 1964, grâce à un article de presse écrit par Raja Annakash et publié dans Al-Joumhourya (La République), article dont le titre est "Tragédie d'un artiste égyptien à Budapest", Najib Srour est autorisé à rentrer avec sa famille en Égypte. Il est nommé professeur à l'Institut Supérieur des Arts dramatiques. Il publie son épopée en vers Yassine et Bahya qu'il avait commencée à Moscou et terminée à Budapest. Il produit de nombreuses pièces de théâtre et les joue avec sa troupe en plusieurs villes d'Egypte. Tout semble annoncer un avenir heureux et prospère. Mais en 1966, au bout de deux ans d'enseignement, on juge que le professeur d'art dramatique est moins socialiste que communiste, plus internationaliste que panarabiste. Et il est licencié.


Il frappe à toutes les portes, écrit, s'écrie pour faire cesser l'injustice. Mais on ne l'écoute pas. On essaie quand même de récupérer son génie en lui proposant d'écrire pour la télévision. On veut des comédies de divertissement, quelque chose comme le théâtre du boulevard, des mélodrames et des vaudevilles qui feraient oublier aux Égyptiens leur quotidien sans attrait, leur misère de chaque jour.
Najib Srour, pourtant dans l'extrême nécessité, refuse ce qu'il juge "chantage". Il est engagé, et le théâtre a pour mission d'éduquer le peuple, non de lui servir d'opium. "La mission du théâtre, dit-il, est être un instrument révolutionnaire qui contribue au processus du changement social en faveur des classes opprimées".


Mouches bleues

Il a dû vivoter quelque temps de son métier de comédien avant d'émigrer vers la Syrie où il a travaillé
Srour professeur et dramaturge
quelques mois.  En septembre 1971 il donne à Beyrouth, dans les camps de réfugiés palestiniens, la première représentation de sa pièce satirique Les Mouches Bleues الذباب الأزرق. Il s'agit d'un réquisitoire virulent contre le roi jordanien Hussein, écrit, mis en scène et joué en commémoration du triste septembre noir de l'année écoulée. Pour rappel, entre le 17 et le 27 septembre 1970, 10 000 réfugiés palestiniens ont trouvé la mort à Amman,  et plus de 110 000 ont été blessés. Leurs camps ayant été rasés, les survivants ont fui vers Beyrouth pour y être accueillis aux camps de Sabra et Chattila, lesquels, onze ans plus tard, du 16 au 18 septembre 1982, vont connaitre à leur tour un massacre dont l'ampleur fera oublier Septembre noir [ أيلول الأسود].

De retour en Égypte, ses écrits, sa poésie6 et l'ensemble de son œuvre théâtrale, sont censurés. Et par dessus cette mise sous le bâillon, il est interné de force, "pour soins", dans un hôpital psychiatrique jusqu'en 1972. Redoutant le pouvoir de son discours, la machine répressive de l’État espérait discréditer ainsi l'auteur en le faisant passer pour un fou.

Sebaï: planche au damné
Srour et sa famille
En 1973, libéré de son asile il fuit avec sa femme et ses enfants vers Alexandrie pour loger chez son frère. A peine arrivé, il est interné de nouveau à l'hôpital psychiatrique de la Maâmoura. Sa femme revient au Caire et réussit à voir le ministre de la culture, à l'époque l'écrivain Youssef Sebaï. Le chaouch de celui-ci croyait Sasha Kursakova journaliste britannique, et c'était grâce à cette méprise providentielle que la femme a pu parler au ministre et obtenir son soutien. Youssef Sebaï a nommé Najib Srour directeur du Théâtre National: le salaire n'était pas assez élevé mais le titre l'était. Sacha a obtenu également une recommandation au préfet d'Alexandrie, ami du ministre, pour donner au directeur du théâtre un appartement. Malheureusement, le temps que Sacha a pu regagner Alexandrie et annoncer la bonne nouvelle à son mari, le préfet a été muté vers une autre ville et son successeur a jugé qu'il n'était pas concerné par la recommandation ministérielle. Mais Najib Srour s'estimait heureux quand même. Malgré la promiscuité gênante, voire honteuse, dans un logement exigu et insalubre, malgré les conditions d’études difficiles pour ses enfants, cette planche offerte au moment où il était au bout du rouleau autorisait tous les espoirs. Sa nouvelle fonction lui permettait de pourvoir à la subsistance de sa petite famille, et  réhabilitait en lui et autour de lui l'intellectuel, le poète, le génie du théâtre.

En 1975, Najib Sourour est réintégré dans sa fonction de professeur à l'Institut Supérieur des Arts dramatiques. Il se réinstalle avec sa famille au Caire. Sacha retrouve le bonheur d'une vie conjugale et familiale plus paisible, plus épanouissante. Leurs enfants, Chohdi et Farid, reprennent goût aux études. Bref, tout porte à croire que cette famille, ainsi remise sur se rails, a tourné la triste page du passé. Tout porte à croire que l'avenir ne sera que radieux.

La mise en croix

Mais à peine une année s'est-elle écoulée que le beau rêve s'évanouit.
Najib Srour est de nouveau licencié parce que communiste. Rached Roshdi, un haut responsable au Théâtre National et à l'Académie des Arts, vouant une haine farouche à tout ce qui sent de près ou de loin le matérialisme athée, n'a pas digéré la réinsertion du Rouge dans l’enseignent. Et il a obtenu ce que la haine réclamait depuis un an.    

L'homme ainsi brisé au moment où il croyait avoir remonté la pente s'écroule. Cette fois-ci pour n'en plus se relever. Le coup est dur et lâche, venant d'un homme de théâtre comme lui, un enseignant comme lui, un intellectuel comme lui, mais sectaire et pourri jusqu'à la moelle des os.
A intervalles réguliers, le damné est remis sous la camisole de force, reconduit à l'asile des fous. Et quand il en ressort, c'est pour faire le tour des bars cairotes à la recherche d'un ami qui lui paie un pot. C'est l'enfer pour l'épave humaine, comme pour son foyer, sa famille on ne peut plus en détresse.

Srour et l'alccol
Faute de moyens de  subsistance, incapable de payer le loyer pour rester au Caire, Sacha à dû quitter l’Égypte avec ses enfants en 1978, alors que le maboul venait d'être remis dans son asile, et réintégrer la maison parentale à Moscou. Pour certaines mauvaises langues, amis ou proches de Srour, ce "plaquage" du mari, au moment où celui-ci touchait à la plus haute solitude, n'était pas très chic. Comme si la malheureuse Sasha les avait trouvés au bon moment à leurs côtés, à elle, à son mari et aux enfants, avec peu ou prou de chic, ces proches et amis. Comme si préserver les enfants, leur survie immédiate autant que leur avenir, n'était pas ce qu'il y avait de mieux à faire, et de plus urgent, pour assister celui dont la plus grande souffrance, parvenu au sommet de la déchéance, était sa honte, quand il pouvait échapper à l'emprise des médicaments psychotropes, de constater qu'il pouvait se procurer grâces aux âmes charitables une, deux, cinq bouteilles de vin, mais pas une de lait pour ses enfants.
Deux garçons dont l'aîné Roshdi, né à Moscou, ne parvenait pas à se rattraper en arabe pour trouver sa place au collège. Elle-même sans travail en Egypte, Sacha n'avait pas véritablement d'alternative pour contourner la présumée "défection"7 que d'aucuns ont pu lui prêter.

Le 24 octobre 1978, Najib Srour meurt à l'hôpital psychiatrique d'Al-Abassia, à l'âge de 46 ans. Cette mort précoce est la conséquence d'un long calvaire dont le principal artisan est l’État. L’État et le système arabe à pensée unique, à parti unique, à vérité unique, lesquels ont détruit un génie et causé d'irréparables torts à sa famille.

Poème testamentaire

Chohdi à sa petite enfance
Parmi les dernières œuvres de Najib Srour, un poème enregistré de sa voix, qui se lit comme un testament à ses enfants.

mon enfant,
moi j'ai eu faim
j'ai eu froid
j'ai vu le pire
j'ai bu mes jours verre après verre
absinthe jusqu'à la lie

mon enfant
pour l'amour de la terre
pour l'amour du Nil et son bleu
si jamais comme moi tu as faim
même s'ils te condamnent à la potence
ne maudis pas l'Egypte
hais autant que tu veux, qui tu veux
mais aime le Nil

aime l'Egypte mère de l'univers
en géographie, ce pays
est hors pair, Chohdi,
8 
et jamais classé deuxième en histoire9
(Traduit par A.Amri)

Cheikh Imam et l'hommage

En hommage à ce damné de la terre, ce mal-aimé du système aberrant, au lendemain de sa mort Cheikh Imam a repris son poème-chanson "La mer pourquoi elle rigole البحر بيضحك ليه ". Le père de la chanson engagée dans le monde arabe en a fait un titre de base de ses concerts, tout comme Oyoun Al-kalam "عيون الكلام Les Yeux des Mots"10 écrite, presque à la même époque, par Ahmed Fouâd Nejm en prison. L'une et l'autre chansons sont des hymnes à la résistance des intellectuels de gauche, des cris défiant la matraque et le bâillon.



A.Amri
12 mai 2014




==== Notes ====


1- Le zajaliste est un auteur de zajals, chansons écrites ou improvisées en arabe dialectal.

2- Traduit par moi-même d'après le texte arabe ci-dessous:
لقد تلقفوني فور عودتي من دمشق وأرسلوني.. لكن مهلا، ليس في معتقل من المعتقلات الحكومية المعروفة والمزدحمة بالنزلاء، وإنما في مستشفيات المجانين، مستشفى الأمراض العقلية بالعباسية!!...المهم أنني خرجت من مستشفى الأمراض العقلية بمعجزة حطاما أو كالحطام! خرجت إلى الشارع.. إلى الجوع والعري والتشرد والبطالة والضياع وإلى الضرب في جميع أقسام البوليس المخلص في تنفيذ أغراض الأعداء والمحسوب علينا من المصريين أو نحن العرب!خرجت أدور وأدور كالكلب المطارد بلا مأوى، بلا طفلي وزوجتي..وظللت مجمدا محاصرا موقوفا. وبعيدا عن مجالات نشاطي كمؤلف مسرحي ومخرج وممثل، وبعيدا عن ميادين النشر كشاعر وناقد وزجال ومؤلف أغان"!!
La lettre dans son intégralité sur ce lien.

3- Najib Srour a écrit un poème en 1956, intitulé Al-hidha  الحذاء , [Le soulier], dans lequel il évoque le père qu'il a vu se faire battre à coups de soulier par l'omda.

4- L’œuvre est disponible en ligne sur les liens ci-dessous (pas de sous-titrage fr):
Première partie:



Deuxième partie:





6- Les œuvres faisant le procès des politiques arabes, dont une série de poèmes (Le con [au sens trivial] des analphabètes كس الأميات ), ont été retirées des circuits de diffusion.


7- Le lecteur arabophone trouvera une excellente référence dans la biographie romancée écrite par Talal Fayçal سرور، رواية لطلال فيصل، الكتب خان للنشر والتوزيع، 2013 , à la fois hommage au disparu et éclairage de sa vie, avec des témoignages poignants de sa femme. 

8- En 2002, ce fils cadet de Najib Srour, poète, webdesigner et directeur de l'édition électronique  "Al-Ahram Weekly" d'expression anglaise, a été condamné à un an de prison pour avoir publié sur internet l’œuvre censurée de son père:  Le con des analphabètes كس الأميات. La publication de ce texte truffé d'expressions triviales a été considérée comme une atteinte à la morale, tendant à corrompre les bonnes mœurs. Pour rappel, Najib Srour de son vivant n'a pas été jugé à cause de ce poème, ni pour un quelconque délit d'immoralité.


10- Oyoun Al-Kalam (Les Yeux des Mots) interprétée par le duo Oyoun-Al-Kalam.






Bibliographie:

-   دون كيخوته المصري، حازم خيري، المجلس الأعلى للثقافة، 2009  [Don Quichotte l'Egyptien, Essai, Conseil Supérieur de la Culture, 2009]

- سرور، رواية لطلال فيصل، الكتب خان للنشر والتوزيع، 2013- [ Srour, roman, Talal Fayçal, Al-Kotob Khan Editions, 2013]

- إتمام الأعلام، نزار أباضة، محمد رياض المالح، دار صادر بيروت، 1999،  ص. 273



Sur internet:
نجيب سرور.. ومنين أجيب ناس  sur albawabhnews.com
نجيب سرور في أوج أزمته، شهادة ,  sur http://www.jamaliya.com
اكتشاف رواية للشاعر نجيب سرور , http://www.almustaqbal.com




dimanche 6 janvier 2013

Amel Hamrouni ou la conscience de ceux qui n'ont pas de voix

Photo Amel Hamrouni

Quand elle évoque son parcours artistique, c'est Oyoun Al-Kalam ou Al-Bahth Al-Moussiqui qui priment en toute circonstance sur le patronyme et le prénom siens. Quand on lui attribue un titre, un succès, une performance sur un plateau de télévision, c'est tout juste si elle ne se fâche pas! A cause de ce tropisme mécanique, injuste, maladroit, qui détourne le mérite collectif au profit de sa modeste personne! Car, et elle rectifie sur-le-champ, c'est le titre de Oyoun Al-Kalam, le succès d'Albahth Al-Mousiqi, la performance du groupe!
Il y a en elle un tel respect de cette dimension identitaire partagée, un tel sens de l'honnêteté intellectuelle -l'honnêteté tout court- qu'elle refuse tout hommage qui ne soit pas à l'honneur du groupe auquel elle appartient. Alors même que ce groupe n'est plus qu'un duo depuis 2004, tel souci demeure inchangé
chez elle.

Mais comment persuader alors de sa maladresse et son impertinence le maudit
tropisme mécanique si, à travers un hommage comme celui qui suit, il se révèle irrémédiable? Nous y reviendrons.
Aux origines du texte ci-dessous, il y avait un désir, vieux et quasi obsessionnel, de rendre hommage à l'ensemble Al-Bahth Al-Moussiqi qui, outre sa contribution à l'éveil d'une conscience nationale progressiste et révolutionnaire, a donné à la ville de Gabès une bouffée d'oxygène inappréciable. Inappréciable et inespérée, d'autant que la pollution chimique asphyxiant la région semblait affecter par une forme de contagion sournoise la vie culturelle même. Mais au moment précis où le désir est né, des dissensions internes ont fracturé l'ensemble une première fois en 95. Et de nouveau en 2004. Certains membres ont pris une retraite anticipée. D'autres se sont attelés à la relance de l'ensemble. Tandis que
deux cartes maîtresses de la troupe dispersée la Dame de cœur et le Valet de carreau! ont crée leur propre ensemble, le duo Oyoun Al-Kalam.
Revenons à la question posée précédemment au sujet de ce
tropisme mécanique incurable! Comment le persuader de sa maladresse et son impertinence?
Lui rappeler que l'arbre ne peut cacher la forêt? Ce serait tout aussi absurde qu'interpeller en pleine nuit un non-voyant pour lui dire:" bougre d'aveugle, regarde où tu mets ta canne!"
L'émotion esthétique a ses lois que la raison dialectique n'a pas. C'est à sa rencontre en 1962 avec Ahmed Fouad Nejm et l'étroite collaboration du duo, auquel s'est jointe la compagne du poète Azza,  que Cheikh Imam doit l'éclat de ses nom et renom. Et pourtant l'arbre a fini par éclipser la forêt. Dans l'ombre de Marcel Khalifa, qui se souvient de l'ensemble Al Mayadeen? Qui distingue assez nettement l'imperceptible Oumaïma? Dans l’Église d'Orient, sous l'aura des saintes icônes byzantines Dieu même n'est-il plus qu'un pâle figurant?
 

A. Amri
09.01.2013



Enfance et études

Amel Hamrouni est née à El Hamma de Gabès, le 7 avril 1961, d'un père infirmier et d'une mère employée des PTT. Le jeune couple s'était marié 4 ans plus tôt et avait travaillé au Nord-Ouest du pays, au Kef d'abord, à Siliana ensuite puis au Makthar où leur premier enfant, Khaled, est né.
A l'âge d'un an, Amel quitte El Hamma, avec ses parents mutés à Gabès, pour s'installer à Aïn Slem, chez ses grands parents parentaux. "C'était l'éden de mon enfance, ces 4 années passées chez la grande famille, le temps que mes parents finissaient la construction de notre maison à Cité El Mansourah".
En 1966, la famille Hamrouni s'installe dans sa nouvelle maison. Amel et Khaled auront trois autres membres dans leur fratrie: Ilhem, Hallouma et Khalil.

De 1966 à 1972, les études primaires à l'École Ben Attia. Puis les années collège à Sidi Marzoug. En 1975, début du second cycle au lycée mixte de Gabès:" le mythologique, pas celui d'aujourd'hui ! le lycée qui comptait 4500 élèves avant d'être scindé en 2 lycées". Bachelière en 1979, elle prépare un diplôme à l’École nationale d'administration (ENA). En 1984, l'énarque est nommée dans les services du ministère des finances tunisien.

Carrière artistique

Depuis les années 1980, Amel Hamrouni s'est engagée sur cette voie peu frayée par la gent artistique, féminine surtout, de la chanson du combat. Et contre vents et marées,  censure des médias et froideur des promoteurs artistiques, elle(1) a réussi non seulement à sortir ce genre de son enclave traditionnellement élitiste  à l'intérieur du pays. Mais aussi à lui donner des ailes pour  faire rayonner la chanson arabe engagée au delà des frontières nationales.

Irréductible voix de la révolution et du progrès, que ce soit sous le règne allant sur son déclin de Bourguiba ou, à son apogée dictatoriale, de son successeur Ben Ali, Amel Hamrouni n'a raté aucun temps fort des luttes sociales nationales. De la révolte du pain en 83 à celle du Bassin minier en 2008, puis  la révolution du 14 janvier, sa voix et voie n'ont cessé d'être intimement soudées à cette belle épopée tunisienne en action. Tantôt levier moral dans les intermèdes des luttes, tantôt catalyseur dans les mêlées, quand la rhétorique politique s'essoufflait ou perdait tant soit peu sa force de persuasion, c'était dans le répertoire de cette artiste que le combat puisait l'essentiel de son credo mobilisateur(2).

"Je me suis engagée dans le combat politique, dit-elle, poussée par mon désir de participer à l’éveil démocratique et à la construction d’une société égalitaire." (Le Temps, 14 janvier 2012)

Soldate défricheuse incontestée, à bon droit pionnière de son sexe dans la chanson nationale engagée, c'est peu dire qu'Amel Hamrouni a prêté sa voix à la gauche tunisienne, au peuple plutôt(3), quand les partis, la presse, l'opinion politique opposante étaient sous le bâillon. C'est sa vie qu'elle a donnée, les plus belles années de sa jeunesse, aux luttes sociales tunisiennes, en même temps qu'aux idéaux progressistes et valeurs humaines universelles.
Fadhel Sassi, Jamila Bouhired, Dalal Maghrebi:
quelques icônes, et non des moindres,
des luttes historiques arabes


Voix chaude et cristalline, féminine quoique grave, Amel Hamrouni chante à juste titre pour ceux qui n'ont pas de voix(4).
L'artiste révolutionnaire, quel que soit le mode d'expression qu'il emprunte pour traduire son art, est sommé d'honorer comme il se doit ce qualificatif. Loin du populisme cher à certains politiques. "En incarnant autant que possible la conscience vive du peuple. En se hissant autant que peut se faire à hauteur de ses aspirations légitimes"(5). S'il ne se cabre pas, ou pas assez, pour les masses laborieuses qui peinent au fil des saisons, et ne touchent que le salaire de la misère, tel artiste ne porte du révolutionnaire que l'épithète usurpée, les pâles oripeaux. S'il n'écoute pas les plaintes sourdes qui montent de l'enfer(6), la prière de l'humble mère dédiée avec le seul dinar qu'elle a, en menue monnaie, à son fils, la détresse de cette même mère à qui la raison d'Etat confisque  foie et bâton de vieillesse(7), s'il ne rappelle pas aux légataires du martyr son testament(8), s'il boude les cris justes du terroir et ceux non moins justes des peuples frères ou des indignés où qu'ils soient sur cette terre(9), on n'a que faire de tel courtisan du peuple et son pseudo art!

Avec le principal leader de la révolte
du Bassin minier, Adnan Hajji
Amel Hamrouni a chanté et chante, sans ride aucune dans la voix,  pour ces déshérités et laissés-pour-compte que le pouvoir local, l'ordre colonial, le nouvel ordre mondial et l'ancien, et sa télé à chacun, ne voient pas. Elle chante pour les damnés de la terre.  Non sans enchanter aussi, et cela n'a rien de paradoxal, les mélomanes de quelque bord soient-ils. L'esthétique, même quand l'artiste se produit avec un seul musicien, un seul instrument, n'est jamais absente de sa scène. Les textes de ses chansons(10), parce que beaux et percutants, assument une bonne part de cette dimension incontournable dans  l'expression artistique. La musique tout autant. A quoi ajouter cette formidable puissance d'interprétation qui donne à la mélodie son point d'orgue, cette capacité à synchroniser les modulations de la voix avec les inflexions de l'âme, du cœur, de l'inconscient. Voix restituant sa force d'émotion originelle à chaque mot, à chaque poème: voilà ce qui complète le tout et couronne la dimension esthétique. N'ayons pas peur des mots, des expressions que d'aucuns puristes de la gauche marxiste jugeraient équivoques: cette dame a de la classe.  Et c'est peu dire!

En 1987, elle est lauréate du prix « RFI Musiques du Monde ». Cette distinction honorait à travers sa voix non seulement son groupe Al-Bahth Al-Moussiqi, mais aussi son pays, et pour la 2è année consécutive. En 1986,  le lauréat était Zine Essafi. Et, jamais deux sans trois, en 1988  c'est Mohamed Bhar qui sera honoré à son tour par ce prix.

Le poète Adam Fethi
A ce propos précis,  il faut rendre à Amel Hamrouni cette justice qu'elle n'est pas qu'une voix de la révolte, consciencieuse et politisée. Jeune (et je ne voudrais pas insinuer qu'elle ne l'est plus!) elle avait tous les dons et les ingrédients pour prétendre à la gloire d'une star du show-business. Timbre vocal gorgé de féminité, charisme physique abstrait de tout clinquant de style et de fausse beauté, formation musicale des plus solide, présence scénique, culture de l'énarque, et j'en passe. Mais damnée de politique et tête brûlée, elle a choisi de s'investir, diraient certains, dans ce genre plutôt pas gras et ingrat.

Tant mieux pour ses fans dont l'humble auteur de ces lignes est, au fil des ans, un inconditionnel! tant mieux pour l'Art qu'elle ennoblit avec mérite autant qu'elle s'en ennoblit elle-même! Si la chanson engagée pouvait élire sa diva, on ne verrait pas qui puisse prétendre à  l'honneur du titre avec un mérite incontestable à part cette dame!



Al-Baht Al-Moussiqi, Khemaïes Bahri,
Nebrass Chammam

On ne peut rendre hommage à cette militante infatigable et grande artiste sans citer en même temps Al-Bahth Al-Moussiqi (ar. Recherche musicale), la troupe qui fut associée à sa découverte par le public dans les années 80. De la troupe et Amel Hamrouni, je ne saurais dire qui a fait l'âge d'or de l'autre. Œuvre réciproque ne serait pas injuste. Il n'en reste pas moins que les nostalgiques du bel âge vous diraient que depuis qu'Amel s'en est séparée, Al-Bahth Al-Moussiqi n'est plus ce qu'il était.


Oyoun Al-Kalam: hymne identitaire
des résistances arabes




Quoiqu'il en soit, avec sa nouvelle troupe Oyoun Al Kalam (ar. les Yeux des Mots)(11) comme avec Al-Bahth Al-Moussiqi, Amel Hamrouni a su conserver, inaltérable, le pouvoir de ses chansons-tracts. Et intacte, la chaleur de la voix épaulant le tract.
Saluons ici trois musiciens à qui la chanteuse doit l'essentiel de son répertoire: Nebrass Chammam, Khaled Hamrouni et Khémaïes Bahri.

La couleur politique

Amel Hamrouni a adhéré au PCOT (Parti Communiste des Ouvriers Tunisiens) dès sa création en 1986. Le PCOT n'a jamais été autorisé tant que Ben Ali fut au pouvoir. Ce n'est que le 18 mars 2011 qu'il a été légalisé.
En 1986, Tawhid Azouzi, compagnon d'Amel Hamrouni, est arrêté et incarcéré une première fois. Il sera incarcéré une seconde fois avec Khémaïes Bahri en 1991.
A partir de 1995, Amel Hamrouni n'est plus tout à fait adhérente au  PCOT mais elle reste solidaire du parti et des militants, y voyant sa véritable famille politique.
Après la révolution de 2010-2011, Amel Hamrouni est candidate du Pôle démocratique moderniste (PDM) pour la circonscription de Gabès et tête de liste à l'Élection de l'Assemblée constituante tunisienne de 2011.

Conclusion

Le mot de la fin, c'est Amel Hamrouni en personne qui l'écrit:" Pour ce qui est de notre expérience actuelle, c'est l'histoire d'un duo, d'une tendre amitié, de chemins parcourus ensemble, parfois péniblement, qui me fait avancer main dans la main avec Khmaies. Honnêtement, sans lui je ne sais pas si j'aurais été capable de revenir sur scène. Je voudrais tellement, par honnêteté intellectuelle, que l'on sache que Oyoun Al-Kalam est la troupe d'un duo qui espère avoir le temps de réaliser plein de belles chansons encore ..."

A.Amri
06.01.2013



Sur ce même blog, voir aussi:

Oyoun Al-Kalam (Les Yeux des Mots): Anthologie de chants traduits

Amel Hamrouni: retour sur une vie





Notes: 
1- Autriche, Belgique, France, Algérie, Cameroun: quelques jalons dans ce champ de rayonnement international que la culture tunisienne doit à la chanteuse.
2- Le répertoire d'Amel Hamrouni compte une bonne quarantaine de chansons dont les plus célèbres sont Héla, Héla ya matar (Hourra, hourra, pluie), prix de la meilleure composition issue du patrimoine (Radio France Internationale 87), El Bsissa (La bsissa (cocktail de céréales aromatisées et richement nutritif)), Nachid Al-Ardh (Hymne de La terre), Guevara Etin (Guevara est de retour), Ennada (La rosée), Ya ommi la tibki (Maman, ne pleure pas), Len yamorrou (Ils ne passeront pas), Sabra...

D'aussi loin que je me souvienne, que ce soit dans les locaux de l'UGTT ou de la LDHT, dans les facs ou tout QG de la résistance civile, ce sont les cassettes puis les CD de cette artiste et de Cheikh Imam qui ouvrent les grands meetings politiques ou précèdent les manifestations.
3- "Le peuple plutôt" parce que tout au long de la période antérieure à la révolution du 14 janvier, il y avait le pouvoir d'une part, l'opposition de l'autre. Les clivages idéologiques et partisans entre les forces politiques de l'opposition ne vont apparaître et peser réellement qu'après la chute de la dictature.
4- Sous la dictature du parti unique ou tout au long des années de braise, -est-il besoin de le rappeler? ils se comptaient par millions ces citoyennes et citoyens condamnés pour la raison de l’État à l'aphasie.
5- Amel Hamrouni, Labes, Attounsia Tv, 05.01.2013.
6- Pour les vieux militants, l'enfer c'était Réjim Maâtoug et sa prison.
7- Foie (kebd en tunisien) est une appellation affectueuse que les parents utilisent pour appeler ou désigner leurs enfants.  L'immortelle Bsissa, écrite par feu Belgacem Yagoubi, chef-d’œuvre à tous les niveaux artistiques, donne de l'étoffe et de la résonance à la détresse de cette mère qui voit débarquer chez elle l'omda, sbire de la dictature, venu arrêter son fils pour délit d'opinion.
8- Ya Chahid, écrite par Lazhar Dhaoui pour sa troupe et reprise par A. Hamrouni et Al-Bahth Al-Moussiqi.
9- On note ici de nombreuses chansons dédiées à la cause palestinienne et la reprise de l'Internationale,  version Al-Bahth Al-Moussiqui.
10-  Textes qu'on doit à des poètes comme Belgacem Yagoubi, Abdejjabbar El Euch, Kamel El-Ghali, Adam Fathi, Touhami Chaieb, Taieb Bouallègue, entre autres.
11- Avant de devenir enseigne de la nouvelle troupe d'Amel Hamrouni, Oyoun Al-Kalam (Les Yeux des Mots) est d'abord un célèbre titre du répertoire de Cheikh Imam et Ahmed Fouad Nejm.
Depuis 1973 à sa mort, Cheikh imam -maître de la chanson arabe engagée- n'ouvrait ses concerts qu'avec ces vers composés 3 ans plus tôt par Ahmed Fouad Nejm à la prison Al-Qanater (gouvernorat de Qalyubiya, à 25 km du Caire). Avec le temps, ce sont tous les disciples d'Imam de par le monde arabe qui ont fait à leur tour de ce poème la "fatiha" de leurs concerts et l'hymne identitaire des résistants (cliquer sur la photo ci-haut pour lire le texte).

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Quelques titres du duo Oyoun Al-Kalam (sous-titrage français)













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