mercredi 9 février 2022

Dissolution: poème d'Abdou Belhadj (traduction)

 


avant que le médecin n'incisât ma tête
je me suis remémoré le café Ennakhil[1]
les mains des indicateurs, proches de tout comme si elles étaient la main de Dieu
la purulence des rues
le frimas des pavés
l'usure de la chemise
les chiens du village
les déclinaisons de la lune
l'anxiété des gares
le sifflement du maudit train de phosphate
les poèmes d'Ennawab[2], d'Essayyab[3] et d'Abdeljabbar Eleuch[4]
la vilenie des bouteilles
l'impudence des théories momifiées
la môle de mon père
les tresses de ma petite sœur
les cheveux blancs de ma dévote mère
les imprécations de la philosophie et de l'histoire
l'Esprit de Dieu flottant à travers la Genèse
les nouvelles littéraires de Tchekhov
les caricatures de Naji al-Ali qui ont tout dit
l'horreur de la globalisation en milieu rural
les marchands de causes, de modernité et de portefeuilles ministériels
les queues caprines qui se dressent aux heures de pâturage plus haut que les plafonds de la démocratie
le nombre de poignées de portes claquées à mon nez
la fille des voisins qui m'a permis d'étrenner le bel émoi
c'était la blancheur marmoréenne de ses jambes qui m'a fait porter mon premier toast
le nombre de mouettes qui ont pris l'habitude de comprendre mon mal-être
l'hypocrisie de l'auteur
la tyrannie de ma tante dans la famille
le nombre de cris que je n'ai pas encore crachés

Dissolution par Saint Oma (2015)

puis ils m'ont anesthésié
et je ne me souviens plus de rien
les scorpions des extinctions ont vadrouillé à travers mon corps
j'en suis venu à ne plus voir
j'en suis venu à ne plus parler
j'en suis venu à ne plus entendre
sauf les chants des chasseurs
bourrés de coton pour femme, de lumière feutrée et de dissolution



[1] Ce mot signifie « Palmeraie » en arabe.

[2] Poète et opposant politique irakien (né en 1934) réputé pour son style mordant et son langage crû. Voir sur le lien ci-dessous la traduction de l’un de ses poèmes.

Moudhaffer Ennawab: Au vieux bistrot

[3] Poète et traducteur irakien (1926-1964) considéré comme la référence incontestée de la poésie arabe moderne. Il est l'un des fondateurs du Vers libre dans la littérature arabe.

[4] Poète et romancier tunisien né à Sfax le 27 juin 1960. C'est assurément l'une des plus belles plumes tunisiennes d'expression arabe, auteur de plusieurs recueils de poésie dont Poésies (1988) et Gollanar (1997), ainsi que de nombreux romans dont Chronique de la cité étrange (2000), roman qui lui a valu le prix Comar d'Or (Tunis, 2001), Ifriqistan (2002) et Procès d'un chien (2007) traduit en français par Hédi Khlil (Centre National de Traduction, 2010). Abdeljabbar Eleuch est également co-auteur d'un ouvrage collectif paru en langue française :  Enfances tunisiennes, récits recueillis par Sophie Bessis et Leïla Sebbar (Editions Elyzad, 2011). Voir sur le lien ci-dessous la traduction de l’un de ses poèmes :

Illuminé du nimbe des balles: Hussein Marwa - Abdeljabbar Eleuch

Texte original

 

Texte d'Abdou Belhadj
Traduit de l'arabe par A. Amri 

09. 02. 2022

 

 

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