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jeudi 9 novembre 2023

Gaza-Palestine, nous n’avons pas trahi nos poèmes (Abdellatif Laâbi)

 

« Ces extraits d’un poème que j’ai écrit il y a plus de vingt ans démontrent à mon avis que, de l’histoire dite humaine, c’est la barbarie qui se répète le plus. Ceux qui dissèquent le phénomène gardent les yeux secs. Moi, je ne le peux pas. Je dis plutôt ce qui me brise le cœur. » (A. Laâbi)

 

Dessin de Naji al-Ali
 

 
Le tunnel, le revoici
long, long
sur une autre terre
où l’on ne peut même pas enterrer ses morts
Je t’ai nommée : Palestine !
Je pense à vous
mes amis de là-bas
dont j’ai traduit les poèmes
« Je vous appelle
et serre vos mains* »
puis je me sens tout bête
Qu’ai-je à dire que vous ne diriez
non pas mieux, mais avec une autre matière des mots :
le blanc insondable de la terreur
le noir indélébile du sang
le pourpre du rêve violé
le gris vénéneux des décombres
le jaune dément de la chair brûlée
le vert du torrent injuste des larmes
le bleu ivre des malédictions ?
Le tunnel, que voici
long, long !
Quelle est cette époque
qui nous broie dans son camion à ordures
Quelle est cette planète
qui nous ferme au nez toutes ses portes
et ne nous laisse comme voie de sortie
que celle où il faut apporter la preuve
du désespoir absolu ?
Ô nuit !
toi de nouveau
rare refuge pour les désemparés
Et pour l’œil
pâturage unique
Peut-être y a-t-il sur une de tes étoiles
un esprit pur, un témoin juste
qui nous regarde et souffre de ne pas pouvoir
lever son petit doigt
Peut-être n’y a-t-il rien
et que ce silence sidéral obéit lui aussi
à l’abjecte loi de l’indifférence
Comment en être sûr ?
Ô nuit !
donne quelque chose
ne serait-ce qu’un brin d’illusion
ce succédané de l’espoir
ne serait-ce qu’un rai
identifiable à une promesse
même la plus vague
ne serait-ce qu’un souffle
même le plus ténu
qui ranime un peu les cendres de l’âme
Mais de grâce, épargne-nous la pitié
Tout, sauf cela !
Je pense à vous
mes amis de là-bas
et brusquement, je ne sais plus ce que penser veut dire
ce qu’écrire veut dire
La douleur a pris les rênes et fouette à mort
la monture du corps
Les parois du tunnel se rapprochent
J’étouffe de votre étouffement
Je me protège la tête comme j’ai vu tant de fois
le faire vos enfants
Je crie pour ne pas nous voir enterrés vivants
Je tremble comme tout être intègre
au moment de la vérité
Je crois un instant et apostasie au suivant
Je crache sur la table des Lois
et appelle à mon secours
l’apocalypse
Je rampe à l’aveuglette sous les décombres
de la défunte humanité
et parfois, ô délice
je doute ferme de mon existence
D’un battement de paupières
j’annule tout
D’abord ma condition de ver de terre
ensuite la Genèse, le jour des Comptes
en passant par le purgatoire
Sans état d’âme, j’efface cette caricature
et sur le métier remets l’ouvrage
Je sens monter en moi la parole sans égale
et je ne suis l’émissaire de personne
Je ne dis pas à la lumière : soit !
mais s’il te plaît
Je ne dis pas à la justice : frappe !
mais sois juste
Je ne dis pas à la beauté: couche-toi !
mais rayonne tel un soleil libre
de toute obligation
Je ne m’adresse pas à des tribus ou à des peuples
mais à ceux-là seuls
qui souffrent de la souffrance des autres
et ne s’en vantent pas
Je délire de votre délire
ô mes amis
pardonnez-moi
Le tunnel est encore là
long, long !
J’y suis tant que vous y serez
car moi non plus
je n’ai pas « trahi mes poèmes »
« Je vous appelle
et serre vos mains »
 
Abdellatif Laâbi (poète marocain)

 



Du même auteur: version arabe
غزّة-فلسطين
لا، لم نَخُنْ أشْعارَنا
النفَق
ها هوذا من جديد
طويلٌ، طويل
في أرض أخرى
لا يستطيع فيها الناسُ
حتى أن يدفنوا موْتاهم
أسْميْتُكِ يا فلسطين!
أفكر بكم
يا أصدقائي هناك
الذين تَرجمْتُ قصائدَهم
"أناديكم
أشدُّ على أياديكم"
ثم أشعر بالغباء
ماذا لديّ لأقوله
ممّا قد تقولونه أنتم
ليس بطريقة أفضل
بل بمادَّةٍ مختلفة من الكلمات:
بياضُ الرّعْب، الذي يتعذَّر سَبُره
سوادُ الدم، الذي يتعذّر مَحْوُه
أرجوانيُّ الحلم المغتَصَب
رماديُّ الأنقاض المسمومُ
الأصفرُ المعتوهُ للَّحمِ المحروقِ
أخضرُ السيْلِ الظالمِ للدموع
أزرقُ اللعَنات الثمِلُ؟
هذا النفق
طويلٌ... طويلٌ
ما هذا العصر
الذي يطْحنُنا في شاحنةِ قمامته
ما هذا الكوكب
الذي يغلق في وجوهنا كلَّ أبوابه
ولا يترك لنا من مَخرجٍ
سوى المسلَك الذي يجب فيه تقديمُ الدليل
على اليأس المطلق؟
يا ليلُ
أنتَ من جديد
أيّها الملاذُ النادر للْحَيارى
والمَرْعى الوحيد
للعَين
ربما توجدُ فوق إحدى نجماتكَ
روحٌ نقيّةٌ، شاهِدٌ منصِفٌ
ينظر إلينا ويتألم من عجزه
على رفْعِ إصبعه الصغير
ربما لا يوجد شيء
وهذا الصمت النجْميّ يمتثل هو أيضا
لقانون اللّامبالاة الوَضيع
كيف لنا أن نعرف؟
يا ليلُ
اِعطِ شيئاً ما
ولو ذرة وهْمٍ
هذا البديلُ البخْس للأمل
ولو شُعاعا يمكن تمييزه من وعدٍ
وإن كان أشدّ الوعود ضبابيةً
ولو نفْحةً وإن كانت في غاية الخفّة
تُحْيي رَمادَ الروح قليلاً
ولكن رجاءً، جنِّبْنا الشفقة
كلُّه، إلاّ هذا!
أفكّر بكم
يا أصدقائي هناك
وفجأةً لا أعودُ أعرف ما معنى تفكير
ما معنى كِتابَة
لقد أمسكَ الألمُ بالزمام
وراح يسوطُ حتى الموت مطيَّةَ الجسد
تتقاربُ جدران النفق الداخلية
أختنقُ من اختناقكم
أحْمي رأسي
مثلما رأيتُ أولادكم مرّات كثيرة
يفعلون
أصرخُ كي لا أرانا نُدفَنُ أحياء
أرتجف مثل أيِّ كائنٍ
ساعةَ الحقيقة
أؤمن في لحظة وأكفُر في التالية
أبصق على لوح الوصايا
وأستنجدُ بالفَناء
أزْحفُ على غير هدىً تحت أنقاضِ
البشريةِ المُتوفّاة
وأحياناً، يا للنعيم!
أشكُّ بشدةٍ بوجودي
بِرَفَّةِ جفنٍ
أُلغي كلَّ شيء
أولاً ظَرفي كدُودةِ أرض
وبَعدَهُ سِفر التكوين
يوم الحساب
مروراً بالمَطهر
بدون تردّد
أمحو هذا الكاريكاتير
وفوق النَّوْلِ أضع من جديدٍ عملي
أشعر بالكلام الفريد من نوعه يصعد بداخلي
ولستُ رسولَ أحد
لا أقول للضّوءِ
كُنْ!
بل من فضلك
لا أقول للعدالةِ
اضرِبي!
بل كوني عادلةً
لا أقول للجمال
استلْقِ!
بل اِسْطَعْ
مثل شمسٍ حُرّةٍ من كل إكراه
لا أتوجَّهُ إلى قبائل أو شعوب
وإنما فقط إلى أولئك
الذين يتألّمون لألم الآخرين
ولا يتباهون بذلك
أهذي لهذيانكم
يا أصدقائي
سامحوني
النفق ما يزال هنا
طويل، طويل
سأبقى فيه طالما بَقيتُمْ
لأنني أنا أيضاً
لم "أخُنْ أشْعاري"
"أناديكم
أشدُّ على أياديكم"
 
 
عبد اللطيف اللعبي ، شاعر مغربي



mercredi 24 avril 2013

Soldat rêvant de lis blanc (Mahmoud Darwich)



« je rêve de lis blancs
d'une rue pleine de chansons et d'une maison illuminée
je veux un cœur tendre, non charger un fusil
je veux un jour ensoleillé
non un moment fou de victoire intolérante
je veux un enfant adressant son sourire à la lumière du jour
non un engin dans la machinerie de guerre
je suis venu pour vivre le lever du soleil
non son déclin »

                              Mahmoud Darwich (Soldat rêvant de lys blanc)

Histoire d'une amitié


Ils s'étaient rencontrés à la faveur d'un poème paru en 1964, traduit de l'arabe à l'hébreu puis à d'autres langues: سجل أنا عربي "Inscris: je suis arabe", et devenu hymne international de soutien à la cause palestinienne (cf vidéo ci-dessous).


Nous sommes à la fin des années 1960, en ce pays dont la nakba de 1948 est commémorée sur les trois quarts de sa terre occupée, tous les 14 mai, comme journée d'indépendance israélienne.

Mahmoud Darwich, Palestinien né en 1942, poète maîtrisant l'hébreu autant que l'arabe
1, qui a publié son premier recueil à l'âge de 19 ans,  redouté pour sa verve
en Israël bien plus qu'un fedayin2, fréquemment harcelé par les soldats de l'occupation, tantôt détenu tantôt assigné à résidence dans sa maison à Ramallah.

Shlomo Sand, juif né en Autriche, en 1946, avant d'émigrer avec ses parents en Israël pour y grandir et découvrir toute la vérité sur le sionisme: l'Eretz d'Israël n'est qu'une terre volée aux Arabes.

Le jeune Sand ne savait pas l'arabe. Il avait découvert Darwich à travers Rameaux d'olivier (Awraq Al-zaytun), le recueil qu'il a lu en hébreu.  Et à la faveur d'un coup de cœur pour le poème précité3 il est allé voir à Ramallah Darwich. La rencontre a dû se dérouler peu de temps avant la guerre de 67.  Shlomo Sand avait 21 ans et était encore étudiant. Mahmoud Darwich, alors âgé de 27 ans, avait fini ses études, publié un deuxième recueil et travaillait comme rédacteur à Al-Fajr.

Depuis, Darwich et Sand étaient devenus de grands amis. Et frères d'armes luttant chacun dans son parti contre le sionisme: le premier au Matzpen, parti d'extrême-gauche, révolutionnaire et internationaliste; le deuxième au Maki, parti communiste descendant du
PCP (Parti communiste palestinien ).


 La soirée bien arrosée


Juin 67: Shlomo Sand est incorporé dans l'armée israélienne et participe en tant que soldat à la guerre de six jours. Une expérience traumatisante dont il ne sortira pas indemne. Il n'oubliera surtout pas un vieillard arabe torturé à mort à Jérusalem, par l'armée du Tsahal. La guerre finie, alors qu'il est toujours mobilisé il est allé voir Mahmoud Darwich pour lui annoncer qu'il repartirait en Europe et n'en reviendrait plus.4

L'ami arabe s'y est alors farouchement opposé: la Palestine a besoin de ses enfants, de toutes races et confessions, arabes et juifs unis pour la défendre. Les ennemis des Palestiniens n'ont jamais été les juifs, mais les Sionistes, et uniquement les Sionistes, qui au reste ne sont pas les ennemis des seuls Palestiniens. Quitter la terre occupée ce serait une façon de la desservir, la livrer à ceux qui ne demandent pas mieux que de la purifier des antisionistes.

Et afin de ne laisser repartir son ami qu'une fois ce dernier revenu sur sa décision, Darwich l'a retenu chez lui pour une "nuit blanche"! Une beuverie commencée au coucher du soleil et terminée au
lever du jour suivant. Toute la nuit, à bâtons rompus ponctuant bouchées de kémia et lampées de rouge, le plaidoyer de l'un "pour pas quitter" la Palestine, et le contre-plaidoyer de l'autre "pour pas rester" en Israël.


Avant de s'être séparés au lendemain de cette soirée bien arrosée, Shlomo Sand a vomi tout ce qu'il a bu et mangé chez son ami. Mais pas assez son complexe culpabilisant d'Israélien. Il ne guérira jamais de l'impression d'avoir "volé une terre arabe". Néanmoins, parce que son ami ne voulait pas qu'il «désertât», il a pris la ferme résolution de rester. Rester pour « se battre et aimer. Aimer à s’en rompre le cœur ».5

Aujourd'hui en Israël, comme l'était de son vivant Mahmoud Darwich, Shlomo Sand est considéré pire qu'un fedayin.

Ci-dessous
Soldat rêvant de lis blanc, le poème que Mahmoud Darwich a dédié à son ami Shlomo Sand, au lendemain de cette nuit blanche arrosée de rouge.6
La traduction est de Abdellatif  Laâbi.

(A. Amri) 
24.04.2013
  
Soldat rêvant de lis blanc
il rêve de lis blancs
d'un rameau d'olivier
de la floraison de ses seins au soir
il rêve – m'a-t-il dit –
de fleurs d'orangers
il ne cherche pas à philosopher autour de son rêve
il comprend les choses
uniquement comme il les sent, hume
il comprend – m'a-t-il dit – que la patrie
c'est de boire le café de sa mère
et de rentrer au soir

je lui ai demandé : Et la terre ?
il a dit : Je ne la connais pas
et je ne sens pas qu'elle soit ma peau ou mon pouls
comme il en va dans les poèmes
Soudainement, je l'ai vue
comme je vois cette boutique, cette rue ou ces journaux
je lui ai demandé : L'aimes-tu ?
il répondit : Mon amour est une courte promenade
un verre de vin ou une aventure
— Mourrais-tu pour elle ?
— Que non !
tout ce qui me rattache à la terre
se limite à un article incendiaire, une conférence
On m'a appris à aimer son amour
mais je n'ai pas senti que son cœur s'identifiait au mien
je n'en ai pas respiré l'herbe, les racines, les branches
— Et son amour
était-il brûlant comme le soleil, la nostalgie ?
il me répondit avec nervosité :
— Ma voie d'accès à l'amour est un fusil
l'avènement de fêtes revenues de vieilles ruines
le silence d'une statue antique
dont l'époque et le nom ont été perdus


il m'a raconté l'instant des adieux
comment sa mère pleurait en silence
lorsqu'il fut conduit quelque part sur le front
et la voix affligée de sa mère
gravant sous sa peau une nouvelle espérance :
Ah si les colombes pouvaient grandir au ministère de la Défense
si les colombes pouvaient grandir !

il tira sur sa cigarette, puis ajouta
comme s'il fuyait une mare de sang :
J'ai rêvé de lis blancs
d'un rameau d'olivier
d'un oiseau embrassant le matin
sur une branche d'oranger
— Et qu'as-tu vu ?
— J'ai vu l'œuvre de mes mains

un cactus rouge
que j'ai fait exploser dans le sable, les poitrines, les ventres
— Combien en as-tu tué ?
— Il m'est difficile de les compter
mais j'ai gagné une seule médaille
Je lui ai demandé, me faisant violence à moi-même :
Décris-moi donc un seul tué
il se redressa sur son siège
caressa le journal plié
et me dit comme s'il me faisait entendre une chanson :
Telle une tente, il s'écroula sur les gravats
il étreignit les astres fracassés
sur son large front, resplendissait un diadème de sang
il n'y avait pas de décoration sur sa poitrine
il était, paraît-il, cultivateur ou ouvrier
ou alors marchand ambulant
telle une tente, il s'écroula sur les gravats
ses bras
étaient tendus comme deux ruisseaux à sec
et lorsque j'ai fouillé ses poches
pour chercher son nom
j'ai trouvé deux photos
l'une... de sa femme
l'autre de sa fille

je lui ai demandé : T'es-tu attristé ?
il m'interrompit pour dire : Ami Mahmoud, écoute
la tristesse est un oiseau blanc
qui ne hante guère les champs de bataille, et les soldats
commettent un péché lorsqu'ils s'attristent
Là-bas, j'étais une machine crachant le feu et la mort
transformant l'espace en un oiseau d'acier

il m'a parlé de son premier amour
et après cela
de rues lointaines
des réactions d'après guerre
de l'héroïsme de la radio et du journal
et lorsqu'il cacha un crachat dans son mouchoir
je lui ai demandé : Nous reverrons-nous ?
il répondit : Dans une ville lointaine
Mahmoud Darwich et Tamar Ben Ami7

lorsque j'ai rempli son quatrième verre
j'ai dit en plaisantant : Tu veux émigrer ? Et la patrie ?
il me répondit : Laisse-moi
je rêve de lis blancs
d'une rue pleine de chansons et d'une maison illuminée
je veux un cœur tendre, non charger un fusil
je veux un jour ensoleillé
non un moment fou de victoire intolérante
je veux un enfant adressant son sourire à la lumière du jour
non un engin dans la machinerie de guerre
je suis venu pour vivre le lever du soleil
non son déclin

il m'a quitté, car il cherche des lis blancs
un oiseau accueillant le matin
sur un rameau d'olivier
car il ne comprend les choses
que comme il les sent, hume
il comprend – m'a-t-il dit – que la patrie
c'est de boire le café de sa mère
et rentrer, en paix, avec le soir


Extrait mis en musique

Le premier passage du poème a été mis en musique par Joseph Khalife. En le présentant, Majda Erroumi qui s'adressait au président du Liban dit:"Monsieur le Président, j'ai chanté pour la première fois cet extrait, il y a une vingtaine de jours, c'est-à-dire au moment où finissait le dernier épisode de la guerre
8. Je l'ai chanté en espérant que l'on comprendra que nous en avons assez avec les guerres, que l'on comprendra qu'il y a autre chose de plus beau à faire depuis les 33 ans que nous faisons la guerre."



Mahmoud Darwich
Traduit par Abdellatif Laâbi9

Introduit par A.Amri
24.04.2013



Inscris: je suis arabe (poème Mahmoud Darwich)
Comment le peuple juif fut inventé   (traduction arabe d'article écrit par Shlomo Sand)


=== Notes ===

1- Voici ce que Mahmoud Darwich dit à propos de la richesse culturelle qu'il doit à son bilinguisme: "nous avons appris l'hébreu en même temps que l'arabe. Toute ma génération maîtrise l'hébreu. La langue hébraïque est pour nous une fenêtre donnant sur deux mondes: celui de la Bible d'abord, celui de la littérature traduite ensuite. Ma première lecture de Lorca se fit en hébreu. De même pour Neruda. Je ne peux que reconnaître ma dette envers l'hébreu pour ce qui est de ma découverte des littératures étrangères. Je considère que la Bible est partie intégrante de mon héritage, alors que l'islam ne fait pas partie, [aux yeux de l'Israélien] de l'héritage de l'Autre. Je n'ai aucun problème à me considérer comme le produit, le métis, de tout ce que cette terre palestinienne a dit, de tout ce que l'humanité a dit... "

Mahmoud Darwich, La Palestine comme métaphore, entretiens traduits de l'arabe par Elias Sanbar et de l'hébreu par Somone Bitton, éditions Actes-sud Babel

2- Shlomo Sand écrit au sujet de son ami: "Mahmoud devint bientôt un élément subversif : dans les années 1960, Israël redoutait plus les poètes que les chahîds. Il fut fréquemment maintenu en détention, assigné à son domicile, et, dans les périodes plus calmes, il lui était interdit de quitter Haïfa sans autorisation de la police. Il endura ces tracasseries et persécutions avec un sang-froid stoïque dépourvu de toute poésie. Il se consolait de cette réclusion par le fait que ses amis venaient à pied lui rendre visite dans son appartement de Wadi Nisnas, à Haïfa."                                 
Comment le peuple juif fut inventé, Shlomo Sand, Fayard, 2008, p.18

Il faut souligner aussi, pour compléter le témoignage de Sand, que le poète plus redouté que les chahids était très apprécié par les Israéliens qui ont pu le lire. Pour rappel, Yossi Sarid, ministre israélien de l'Éducation dans le gouvernement de coalition d'Ehud Barak (1999-2001) a proposé d'insérer quelques uns de ses poèmes au programme du secondaire. Et Ehud Barak s'y est opposé. Exemple qui illustre d'un côté comme de l'autre quel pouvoir détient cette plume à la fois irrésistible, prisée pour ses qualités esthétiques, et redoutable, bannie des manuels scolaires en raison de ses capacités "subversives". Autre exemple non moins significatif: Ariel Sharon, celui qu'on surnommait le Bulldozer, n'a pas caché le plaisir qu'il trouvait à lire Darwich, et son coup de cœur pour "Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude?"

3- Le poème débute par ces vers adressés au fonctionnaire de police israélien qui lui demande, pour un contrôle, un procès verbal ou une simple provocation, de décliner l'identité:
« Inscris !
Je suis arabe
Le numéro de ma carte : cinquante mille
Nombre d'enfants : huit
Et le neuvième [...] arrivera après l'été 1
Et te voilà furieux ! »

Afin d'éclairer le contexte précis qui fut derrière ce poème, rappelons que, sur leurs pièces d’identité, les Palestiniens qui ont pu rester en Israël ne sont ni Israéliens ni Palestiniens. En vertu d'un décret appliqué dans tous les services administratifs, définissant leur "nationalité", carte d'identité, passeport ou autre document désignent leur nationalité par le mot «Arabe».
Ce racisme qui ne dit pas son nom, ou qui le dit explicitement plutôt, fait dire à Shlomo Sand qu'"Israël est l'un des seuls lieux au monde où sont reconnues non seulement la nationalité catalane mais aussi la nationalité arabe !"  (Comment le peuple juif fut inventé, Shlomo Sand, Fayard, 2008, p.18)

4- Évoquant dans un récit à la 3e personne le personnage qu'il fut à cette époque, Shlomo Sand écrit: "Il se sentait très mal à l'aise et exhalait l'odeur nauséabonde de la guerre. Il brûlait de l'envie de partir au loin, de tout abandonner, mais il voulait auparavant rencontrer une ultime fois le poète qu'il admirait." ( Ibid. p.19)

5- Abdellatif Laâbi, Le règne de barbarie, (Préface de Ghislain Ripault), Edition: Seuil, 1980

6-  Le poème a été écrit en arabe et traduit le même jour en hébreu par Mahmoud Darwich. Shlomo Sand s'étant rendormi après avoir vomi "de tout son être", il se l'est fait lire par le poète, en se réveillant vers le coup de midi,
(Comment le peuple juif fut inventé, Shlomo Sand, Fayard, 2008, p.19)


7- Tamar est l'amour de jeunesse de Mahmoud Darwich, la belle juive à qui il a dédié son poème célèbre Entre Rita et mes yeux, mis en musique et chanté par Marcel Khalife.




8- Par «dernier épisode de la guerre», Majda Erroumi fait allusion aux affrontements armés qui, entre le 7 et 14 mai 2008, ont opposé les forces de la coalition du 8 mars (opposition) aux miliciens du Courant du futur (fidèles au gouvernement) à la suite de la tentative du Premier ministre Fouad Siniora de reprendre le contrôle de l'aéroport de Beyrouth. Ces affrontements ont fait 80 morts.

9- Rien qu’une autre année - Anthologie poétique (1966-1982), traduit par Abdellatif Laâbi, Minuit, 1983,





samedi 11 décembre 2010

Elle était une foi
















aura souverain
de l'ensorceleuse
émoi qui étreint
l'Atlas
sirène au chant imparable
des hautes mers
qui rappelle incessamment au large
la felouque de Sindbad
dis-moi pourquoi
le sang impur des hyènes
ni leur magie noire
ne peuvent désamorcer
le vent du Maroc
ni le charme de décembre
sous le ciel de Marrakech

dis pourquoi
des quatre points cardinaux
la boussole et l'acribie
dans sa formule cabalistique

au marin invétéré


ne reconnaissent

que les chiffres aimantés


de ton nom
saida
mennebhi (1)

tu étais une foi

content

captives du rêve
que lègue au jour orphelin
la nuit de Shahryar
ma candide utopie
et ma hantise
ta chevelure
ô belle de Marrakech
soutenant le frère de Prométhée
et cette irréfragable fragrance
incrustée dans la pupille et le nez


envers et contre

le benjoin de siam
que ma légitime brûle
sur les ornières de mes succubes
et les cristaux triés
de gomme arabique dure
bardant mes grigris
envers le sel opalescent
ô ma belle
encroûtant mes cheveux
alors que les tiens
depuis la nuit des temps
y sont rebelles
le poème ne peut se soustraire
aux rets de notre serment

des ailes et des cils
j'ai beau frétiller
beau secouer
le fond des paupières
et la glu de ton kohol
beau vieillir
sous les fanes
de tant d'hivers
tant de décembres
égrenés et pilonnés
dans la conjuration du temps
le mortier sent toujours le cumin (2)


petite sœur
que la barbarie m'a ravie
alors que j'avais vingt ans
et autant de rimes
en gestation
accolées à notre soif
de justice

irrépressible parfum
qui me revient
dans la mouture de plomb
visage d'aplomb
ciselé sous le battage
sur ma photo
lutine
qui me cligne des yeux
et délurée
me lèche des rets
brasse l'écume
et sel de la mer
puis sourit
émoustillée
et de mon conte
se rit
il était une fois toi
conception immaculée
du poème
vierge utopie
et ton fils
de pourpre et vert emmailloté
ôtée à la faim
Saida
houri du Maroc
et le nourrisson vagissant
sur le pourpre de tes lèvres
à ton sein crucifié
rêve douillet
de nos vingt ans
en cet onze décembre
de l'an mille et décombres
sous mes cendres
vous deux
à jamais
vivants




A. Amri
11.12.10

1- Pour en savoir plus sur son combat et les circonstances de sa mort, Abraham Serfaty: rétrospective d'un combat.
2- Des années après sa libération, Abdellatif Laâbi, un rescapé des années de braise et de plomb marocaines, écrit, hanté par les séquelles de la torture: « Les grains de cumin, plus on les écrase, plus ils donnent de l'odeur. Et sans perdre de temps, on met la sagesse du proverbe en pratique. Le cumin de notre être est versé dans un pilon. Et les bouchers-mécaniciens écrasent. Moulin à meules, moulin à eau, moulin électrique, jusqu'à ce que notre cri nous devienne méconnaissable. Insupportable, notre cri de bête humaine, interminable.
C'est une autre douleur qui nous réveillera." Abdellatif aâbi (Tous les déchirements)

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