mardi 11 novembre 2014

Marzouki tel que j'ai connu - Par Ahmed Manai

Dr Ahmed Manai se passe de présentation pour ceux qui ont vécu les années de braises tunisiennes, ou en savent l'histoire. Mais s'il faut le présenter quand même, et de façon succincte pour introduire le témoignage ci-dessous, nous dirons que cet agronome et expert international auprès de l'ONU est le premier opposant déclaré de Ben Ali. Pour s'être présenté aux élections d'avril 1989 et avoir transgressé un tel tabou politique, il était devenu l'ennemi public numéro 1 du dictateur déchu. Torturé, emprisonné, traqué en exil, tabassé à maintes reprises par les sbires du palais de Carthage, menacé de mort lui et sa famille, en janvier 1993 il a créé avec Mondher Sfar le Comité tunisien d'appel à la démission de Ben Ali. Un an plus tard, il a publié Supplice Tunisien - Le jardin secret du général Ben Ali, livre dans lequel il a dénoncé la torture et les persécutions ciblant les opposants au dictateur.

Le témoignage ci-dessous, qui paraitra en arabe au journal Akhbaraljoumhouria le vendredi 11 novembre 2014, tout en rappelant les circonstances dans lesquelles Manai a pu connaître de près Marzouki, éclaire la personnalité pour le moins paranoïaque de ce dernier.

Merci à mon ami Dr Ahmed Manaï de m'avoir accordé l'exclusivité de sa publication et sa traduction en français sur ce blog.



Au mois d'octobre 1981, l'ami Dr Abdelhamid Hachem, nommé  Chef du Département de Chirurgie Orthopédique à la Faculté de Médecine de Monastir, m'a rendu visite à ma maison à Ouardanine. Je m'occupais alors des prisonniers du mouvement  de la Tendance Islamique (ndt: acuelle Ennhdha) et je militais activement pour leur défense avec feus Dr Hammadi Farhat, Ali Arnaout et Taieb Kacem.

J'ai demandé à Taieb Kacem s'il connaissait personnellement parmi ses amis quelqu'un pouvant nous aider dans ce qui nous préoccupait. Il m'a recommandé Dr Moncef Marzouki et m'a conseillé de le contacter de sa part. J'ai agi en conséquence et j'ai rencontré Marzouki à la plage Boujaâfar à Sousse.
Nous nous sommes assis pour plus d'une heure; et alors que je lui expliquais l'affaire des détenus et les problèmes de leurs familles, l'homme était absorbé par ses méditations, la face tournée à la mer, à peine conscient de ma présence. Puis, subitement, lui ayant dit que j'allais bientôt partir au Maroc où je travaillais à la B.I (Banque Internationale), il s'est tourné vers moi et m'a dit que son père vivait au Maroc. Puis il m'a demandé si je pouvais lui rendre visite à Marrakech pour lui transmettre une lettre, ce que j'ai accepté.

Tout au long de la décennie des années 80, nous ne nous sommes pas rencontrés beaucoup, deux ou trois fois tout au plus, qui ne m'ont pas permis de garder de lui de bonnes impressions. C'était un homme hautain, grossier, dont le visage ne savait jamais sourire.
En avril 1991, j'ai été arrêté au ministère de l'intérieur et ma famille est restée plusieurs jours dans l'ignorance de mon sort. Ma femme Malika a alors contacté Marzouki en sa qualité de président de la LDH (Ligue des droits de l'homme) et ancien ami. Elle lui a demandé de s'enquérir seulement si j'étais vivant ou mort. Il lui a répondu qu'il y avait des centaines de cas, voire des milliers, comme moi et qu'il ne pouvait rien faire.
Après avoir quitté la Tunisie fin mai, je l'ai rencontré à Paris le 15 juin 1991, en marge d'un colloque organisé au siège de l'Unesco. Il devait y faire une allocution mais il y a renoncé. Et il a refusé de m'adresser même la parole.
Nous nous sommes rencontrés plusieurs fois par la suite. Dans un symposium organisé par le CEDETIM (Centre d'études et d'initiatives de solidarité internationale), dans un autre organisé par moi personnellement au lendemain de l'annonce de sa candidature pour la présidentielle de 1994. Et j'ai saisi cette occasion pour déclarer mon désistement en sa faveur, comme je l'avais annoncé au mois d'août 1993.
Quand il fut arrêté après son retour en Tunisie,  je crois m'être acquitté de mon devoir de soutien et de sensibilisation à sa cause, moi, feu Ali Saïdi et Mondher Sfar. Nous avons constitué un comité de soutien et dénoncé sa persécution et la persécution de toutes les parties libres. Nous avons fait agir plusieurs organisations des droits de l'homme pour le soutenir et mobilisé beaucoup de journalistes pour faire connaître sa cause. Le défunt Ali Saïdi surtout n'a pas manqué de faire des communiqués chaque fois qu'il apprenait que quelqu'un a harcelé Marzouki au souk ou lui a fait un clin d’œil, ou même qu'un moustique l'a piqué !

Dans les années 1990, il ne se passait pas une semaine sans que je ne téléphone à Marzouki, sachant l'isolement mortel dans lequel il vivait. Quand son téléphone ne répondait pas, c'était à son frère Mokhles que je téléphonais. En contrepartie, jamais une fois il ne m'a téléphoné, pas même quand on m'a agressé le 29 février 1996 et le 14 mars 1997. Il ne m'a même pas contacté pour une simple consolation. L'un de ses partisans devenu plus tard son conseiller m'a appris qu'il lui serait difficile de me téléphoner. Je ne lui en ai pas voulu pour autant et j'ai continué de lui téléphoner et de le rencontrer chaque fois qu'il venait à Paris. En 1999, il a assisté au mariage de mon fils Badis. Et je l'ai présenté à toutes mes connaissances, arabes ou non arabes, comme le candidat de l'opposition aux élections présidentielles.

A la fin de l'année 2000, il m'a envoyé un livre manuscrit et m'a demandé de lui trouver un éditeur. Je m'étais démené à chercher durant un an cet éditeur mais sans succès.
Le 3 janvier 2001, je l'ai contacté par téléphone pour le mettre au courant de ce qui se passait en Tunisie, en particulier les protestations estudiantines dont il ne savait rien. Ce jour-là, il m'a confié quelque chose de bizarre. Il m'a dit que c'était le jour le plus heureux dans sa vie car l'un de ses ex-étudiants l'a contacté et lui a exprimé sa solidarité suite à la mesure arbitraire prise par le gouvernement contre lui. Plus d'un quart de siècle d'enseignement à la faculté de médecine, des centaines de médecins diplômés formés par lui, et un seul lui exprime son soutien !

Je lui ai écrit à plusieurs reprises pour le conseiller en particulier au sujet de son appel à changer le drapeau national, à transférer le siège de la capitale de Tunis à Kairouan et d'autres galéjades sur lesquelles il a fondé son programme politique.
A sa venue à Paris à la fin de 2001, quand bien même j'étais fraichement opéré j'ai été à son accueil à l'aéroport. Et je ne saurais dire tout ce que j'ai fait pour lui car je considère ces actions faites pour notre cause commune.

Trois mois après son arrivé à Paris, Moncef Marzouki s'est envolé à Washington mais en est revenu déçu. A l'époque, les Américains étaient encore satisfaits de Ben Ali et, dans tous les cas, ne pariaient pas sur Marzouki.
En 2003, un colloque s'est organisé à Aix-en-Provence avec la participation de nombreuses composantes de l'opposition tunisienne. Le colloque était parrainé par une organisation chrétienne, à l'exemple de ce qui s'était produit à Rome avec l'opposition algérienne en 1995. Mais le vrai parrain était en fait les Renseignements français qui ont pris en main la restructuration de l'opposition tunisienne. On visait d'abord à faire sortir de son isolement le mouvement Ennahdha pour l'intégrer aux autres factions. Et nommer ensuite à la tête de cette opposition Marzouki. Le colloque a duré trois jours au cours desquels on a délibéré, discuté, manœuvré, puis s'est couronné par une déclaration finale. Toutefois, Ben Jaâfar a refusé de la signer car il ambitionnait lui aussi la présidence et avait peur de la réaction du régime à son retour.
En 2008, Marzouki a signé une lettre adressée à Obama, rédigée par Radhouan Masmoudi,  demandant à l'administration américaine d'intervenir dans le monde arabe pour y instaurer la démocratie.   Cet appel initiait les préparatifs de  ce qui sera appelé le printemps arabe, coïncidant avec l'année où la chaine de télévision Al-Jazeera a ouvert ses portes pour embaucher pêle-mêle les partisans d'Ennahdha.

J'ai rompu tout contact avec Marzouki depuis 2003, et ce pour ses agissements inconsidérés, sa langue de vipère, son égoïsme et son narcissisme outré. De ses innombrables attitudes répréhensibles, je vais citer deux seulement.
La première, c'était après l'avoir reçu à l'aéroport. Nous avons convenu d'un rendez-vous pour lui présenter une amie algérienne, professeure d'économie dans une université parisienne et militante au sein du FFSA (Front des forces socialistes algériennes). Marzouki est arrivé au rendez-vous. Je l'ai salué et prié de s'assoir. Mais il est resté debout. Puis mettant à plat ses mains sur la table, il m'a dit à brûle-pourpoint:" allons, viens avec moi !"
- Où aller, lui dis-je, alors que nous sommes en rendez-vous avec la dame?" Celle-ci était assise à une table voisine.
- Tu vas venir avec moi vers le CPR (Congrès pour la république)".
Très désappointé, je lui ai lancé:" même si tu étais venu pour braconner une prostituée, tu devrais traiter celle-ci avec respect."
Il est parti sur-le-champ alors que je lui rappelais notre rendez-vous avec la dame.
La deuxième, c'était au cours d'un colloque organisé au début de l'année 2003 à Paris. A la fin de la séance matinale, les participants ont quitté la salle des travaux pour le restaurant. Alors que je tenais mon plateau et cherchais une chaise vide, j'en ai vu une à la table occupée par Marzouki. C'était juste en face de lui et j'ai dû y aller m'assoir à contrecœur. Je l'ai salué et nous avons commencé à parler de la situation en Tunisie. A un moment donné, nous avons évoqué la sécurité. Et parlant de la police politique, il s'est mis à baver et postillonner.
Je lui ai dit en toute politesse:" Si Moncef, la sécurité est indispensable dans toute société et sous n'importe quel régime." Il a quitté alors sa chaise, furieux, pris son plateau et est allé s'assoir à une autre table en me disant, rageur: " puisque tu aimes la sécurité, reste là avec ta sécurité !"
Sans doute certains se souviennent-ils comment, le 1er janvier 2012, il a présenté ses vœux de chef d'Etat à tous les corps civils et militaires mais omis le corps sécuritaire. Le lendemain, il a été contraint de se rattraper suite à la vague de protestations.
J'ai tenté, pendant des années, d'inciter Marzouki au dialogue sérieux concernant l'alternative qu'il envisage et de le prévenir contre le danger de penser et d’œuvrer à faire tomber le régime et causer un vide constitutionnel faute d'alternative prête et capable d'assumer les charges de l'Etat. Mais il est resté fidèle à son tempérament turbulent et sa nature révolutionniste, rôle dont il maîtrise le jeu.
Je me suis habitué à ne garder de ceux que j'ai connus, y compris ceux qui m’ont fait du mal, que le bon côté. Mais je suis incapable de trouver ce bon côté chez lui. En lui je n'ai trouvé que l'ingratitude, l'égoïsme, l'arrogance, la langue vipérine et le mensonge.
Parmi ses mensonges, ce qu'il a répandu lui et ses nervis sur moi et mon fils dans son livre noir, en prétendant s'appuyer sur les archives de l'ATCE (Agence Tunisienne de Communication Extérieure).
Je dédie ce papier à certains de ses camarades du parti, de ceux qui sont devenus ministres et conseillers dans son Etat et qui venaient me voir pour se plaindre de leur président, de sa mauvaise conduite à leur égard, ce qui a fait que 4 fondateurs seulement sont restés en 2011 des 31 que comptait le parti à sa fondation en 2001.

samedi 8 novembre 2014

Lumière au bout du tunnel, par Amina Bettaieb

Comment expliquer mon émotion esthétique face à ce tableau?

Peinture d'Amina Bettaieb
Mais à quoi bon expliquer l'émotion d'abord ? Le Beau n'a pas besoin de mots pour se faire valoir ni voir. Son pouvoir intrinsèque, souverain, l'assure de la magie inouïe qui y fait mordre tout œil émotif, sensible, généreux.

La première impression qui se dégage de cette toile est la chaleur. Non seulement de la palette des couleurs, étouffante ! mais de l’atmosphère ambiante qui enveloppe ce beau brin de fille rêvant. Tout est chaud dans ce tableau. Même le regard triste et distrait de la belle rêveuse semble consumé dans le halo des teintes dorées, rougeâtres, orangées, grenadines qui procèdent du champ chromatique du feu.

Le décolleté ne peut que rajouter à telle impression. Le verre pareillement. De même que les cheveux en chignon et, en arrière plan, comme une mise en abyme, ou la bulle d'une vignette de bande dessinée qui éclaire une pensée, ce tableau dans le tableau, riche, opulent en évocations.

Le livre ouvert mais délaissé au profit de la rêverie, le verre plein et si alléchant mais boudé par les lèvres vermeilles, semblent connoter tout autant la soif spirituelle que la soif physique. Toutes deux capables de se désaltérer mais paraissant "en mal de force apéritive". Sans doute parce que la vraie substance désaltérante se trouverait ailleurs. Dans cette chose qui habite et taraude la tête, l'appesantit un peu et lui donne ce regard fixe abimé dans l'ailleurs.

Le violet et les teintes froides, comme des nuages qui surplombent la tête, semblent dire qu'on a beau être jeune et beau, c'est du noir qu'on broie. Mais pourquoi broyer du noir?

Parce que le Beau ne respire ni ne s'épanouit entre quatre murs, serait-il pourvu de toutes les commodités nécessaires à son confort.
Et c'est ce qui semble faire la force suggestive du tableau dans le tableau, incrusté à l'angle droit, à hauteur du front appesanti et incliné.

Au bout d'un tunnel ou d'une porte ouverte (la symbolique serait quasiment la même), une femme apparemment dans son élément, vue de dos mais pas moins coquette, qui jouit de la mobilité au grand air, en plein soleil. Et qui, tout en tournant le dos à un espace clos, ou un passé sombre, esquisse un pas vers l'avant et ouvre grand ses bras comme pour étreindre l'horizon. Le vent qui soulève sa robe, ou sa jupe, et l'eau de mer qui tempête autour d'elle, semblent traduire la symbiose entre la chair féminine vivante et les quatre éléments qui s'offrent à elle dans toute leur exubérance.

Ce petit tableau incrusté dans la toile est un peu comme la fenêtre dans l'univers de Madame Bovary. Ou de toute vie qui languit dans telle ou telle prison. C'est également, dans une optique en rapport avec le taoïsme et les pratiques méditatives, le troisième œil, celui de la connaissance de soi.

A. Amri
8.11.14

 Sur le même sujet:

Amina Bettaieb: portraitiste de la révolution

Damnés de la guerre syrienne



En 2012, cette famille de Kurdes syriens originaires de la ville d'Alep quitte son pays pour se réfugier en Libye.

Pour Hassan Youssef Wahid, médecin, sa femme Manal Hachache et leurs quatre fillettes dont l'ainée n'a que 10 ans(1), comme pour tant de milliers de Syriens condamnés à s'expatrier dans l'espoir de trouver quelque part un havre de salut, c'est l'énième tranche de tribut à payer à cette guerre dont les principaux acteurs sont surtout des non Syriens: les jihadistes de l'internationale islamiste et leurs bailleurs de fonds qataro-saoudiens.

Quand ils débarquent en Libye, les Youssef Wahid croient avoir laissé loin derrière eux la mort et la destruction. Cependant ils déchantent vite car non seulement la Libye elle-même est livrée à une guerre civile, mais certaines de ses factions armées veulent y faire en parallèle une autre guerre, leur sainte guerre islamiste anti-Bashar.
Kurdes et ne pouvant passer que pour des pro-Bashar, Hassan Youssef Wahid et sa famille s'aperçoivent vite qu'ils n'ont fait que fuir la goutte pour tomber sous la gouttière. Malgré les éminents services qu'il est censé rendre à un pays où pour se soigner beaucoup de gens sont souvent obligés de traverser les frontières, le médecin syrien est harcelé par des menaces directes de mort. Puis sauvagement passé à tabac. Il décide alors de fuir le plus tôt possible, soit vers l'Egypte soit vers la Tunisie.

"J’ai essayé d’aller en Égypte, confie-t-il à des militants d'Amnesty, mais ils ont fermé leurs frontières aux Syriens. J’ai fait une demande de visa pour la Tunisie, mais elle a été rejetée. J’ai demandé un visa pour Malte, mais il m’a été refusé aussi. Alors, à ce stade, ma seule option était la mer." (2)

Acculé à se jeter avec sa famille dans la mer, Hassan Youssef Wahid a payé 4500 dollars pour la traversée qui devait le conduire avec les siens au "havre de salut". Le passeur qui l'a ainsi écorché lui a assuré que l'embarcation serait un navire à passagers, et non un bateau de pêche. Mais au jour "J", dans la nuit du 11 octobre 2013, le médecin et sa famille découvrent que non seulement le navire est un chalutier de pêche, mais ce chalutier est de surcroit vétuste. Quand on a tant attendu un moment aussi crucial, une opportunité aussi prometteuse, il serait difficile de puiser en soi assez de courage pour faire marche-arrière. Bon gré mal gré, s'est dit le médecin, il faut se résigner à ne pas rater le coche. D'autant que le sentiment de communauté, les quelque 500 passagers, pour la plupart syriens, qui se bousculent en la circonstance pour se jeter encaqués dans le chalutier, ne pourraient inciter qu'aux réactions suivistes.

Quelques heures après l'appareillage, l'enfer syro-libyen ne semblait pas vouloir tenir quittes ses fugitifs, qui s'acharnait à les talonner jusque au large de la mer. Le chalutier est poursuivi par un hors-bord armé qui le somme de s'arrêter. En pareille circonstance, le réflexe de tout passeur qui s'adonne à un trafic aussi juteux est d'agir au vu des risques supputés. Avec un demi-millier de passagers servant de boucliers humains, à supposer que les éléments armés du hors-bord seraient une autorité marine légale, le risque de se faire tirer dessus est minime. Mais il faut remarquer aussi que depuis la chute de Kaddhafi, il n'y a plus d'Etat en Libye, à supposer que tel Etat ait existé par le passé. Et le capitaine du chalutier savait que s'il s'arrêtait, il devait lui et ses passagers payer une lourde rançon aux éléments armés, ceux-ci, même en uniformes, étant plus pirates que véritables agents d'autorité libyenne probe. Malgré les rafales de coups de feu en l'air, le capitaine a refusé d'obtempérer. Et ce qu'on estimait peu probable en raison des boucliers humains s'est produit. Le chalutier a subi un feu nourri ciblant son corps comme ses passagers, avant que le hors-bord ne se décide à abandonner sa poursuite et rebrousser chemin. L'attaque a fait trois blessés parmi les passagers et causé de sérieux dommages à la coque du chalutier.

A partir de ce moment, alors même que le chalutier continuait de naviguer, pour tous les passagers le naufrage se profilait inévitable. D'autant que le temps tournait à l'orage et que l'eau commençait à monter à l’intérieur du bateau. En dépit de l'assistance d'une autre embarcation à laquelle le capitaine a confié quelques passagers dont les quatre fillettes du couple Youssef Wahid, l'issue tragique ne pouvait être conjurée. Il semble même que ce transfert de passagers, outre son insuffisance à contrecarrer la tragédie, ait condamné au même péril l’embarcation secourable. Déjà assez surchargée, celle-ci s'en trouvait désormais dans le même pétrin.

S'en est suivie pour quelque temps, et sur les deux embarcations, une lutte acharnée afin de pomper l'eau pour les uns et résister aux coups de vent et à l'assaut des vagues pour les autres. Mais le nombre très élevé de passagers a fini par condamner au chavirement le premier bateau. Et comme un malheur n'arrive jamais seul, presque dans les minutes qui ont suivi l'autre embarcation a subi le même sort.

Inestimable aubaine toutefois pour la cinquantaine de personnes qui réchapperont à la noyade: au moment précis où le premier bateau coulait, un hélicoptère providentiel est passé au dessus des naufragés. Les ayant immédiatement repérés, l'hélicoptère a alerté les autorités maltaises et italiennes.

Deux heures plus tard alors que la nuit tombait et que les vagues le poussaient loin des embarcations sinistrées, Hassan Youssef Wahid est secouru par les garde-côtes maltais. Un ami connu en Libye et repêché par la même équipe de secouristes lui a dit qu'il avait vu l'une de ses filles à bord d'un bateau de sauvetage. La description donnée correspond à Sherihan âgée de 8 ans. « Elle m’a appelé, dit-il, et demandé si j’avais vu son père. Je lui ai répondu de ne pas s’inquiéter et que papa viendrait la chercher. » (3)

Quelques jours plus tard, de toute sa famille frappée par cette catastrophe, Hassan Youssef Wahid ne retrouvera que sa femme, sauvée par les garde-côtes italiens. Aujourd'hui, le couple vit en Suisse où il est en passe de bénéficier du statut de réfugiés. Et malgré une année de vaines recherches par l'intermédiaire de la Croix-Rouge en Malte et en Italie, ce couple est incapable de faire son deuil de ses enfants. Il s'accroche encore à la faible lueur d'espoir suscitée par cet homme qui aurait vu saine et sauve l'une de leurs filles.


A. Amri
8.11.14



Notes:
1- Randa, Sherihan, Nurhan et Kristina, respectivement âgées de 10 ans, huit ans, six ans et deux ans.

2- Le récit d'un père qui a perdu ses quatre filles

3- Ce même témoin précise: "elle a huit ans et elle a perdu ses dents de devant. Elle a le teint plus foncé que ses sœurs": c'est à la lumière de ces éléments que l'identification de Sherihan par son père est établie.

jeudi 16 octobre 2014

Al-Atlal - Brahim Naji

Al-atlal: extrait avec sous-titrage français.



Al-Atlal (les Ruines) est sans doute la meilleure chanson d'Oum Kalthoum. La plus aboutie tant au niveau de sa facture poétique qu'au niveau de sa composition musicale. Mais elle serait aussi, aux yeux de nombreux critiques musicaux, la meilleure chanson arabe du 20e siècle. Cette consécration critique semble corroborée, à l'échelle des pays arabes (1), par les chiffres liés à la vente de la chanson, comme de son passage à la radio depuis sa première interprétation en 1965.

Comment expliquer l'engouement arabe pour cette chanson ? Le génie artistique suffit-il à expliquer cet immense succès qui, plus d'un demi siècle après la sortie de la chanson, ne semble pas près de s'affaiblir?

Il serait difficile d'admettre qu'un tube de cette longévité ait pu perdurer seulement pour sa valeur exclusivement artistique.  Si la dimension tarabienne (2) s'impose fortement tout au long de cette chanson dont la durée est d'une heure, il ne serait pas aisé d'en attribuer la force transcendante (agissant sur deux générations) au seul pouvoir des mots (3). Pas plus qu'au seul génie conjugué du poète, du compositeur et de la cantatrice. A notre sens, le succès énorme et durable de la chanson s'expliquerait surtout par l'équivocité ad hoc de certains vers, consécutive à leur interprétation par une voix féminine.  Sous l'ascendant artistique d'Oum Kalthoum, la Quatrième-Pyramide-d'Egypte, l'Astre-Resplendissant-de-l'Orient, le public qui entend "Oh, rends-moi ma liberté, délie-moi les mains", interprète ce passage non comme l'expression d'un damné masculin de l'amour, repenti, ou feignant le repentir, mais comme une revendication féministe d'émancipation. Ce quiproquo, associé à d'autres passages interprétés comme apologétiques de l'ivresse et de l'épicurisme, a donné au poème une autre lecture, pas conforme au discours initial du poète, plaçant le lyrisme du texte et son apparence transgressive sous l'autorité exclusive de la chanteuse. Et comme les moyens rhétoriques de la langue (4) assurent au jeu des pronoms la neutralité du sexe, dans l'esprit de l'auditeur non averti, le locuteur et la chanteuse se confondent aisément, tout comme l’allocutaire et le public masculin qui s'y verrait interpellé. 

Dans quel contexte la chanson Al-Atlal a-t-elle été écrite?

Brahim Naji(5) aurait écrit ce poème au milieu des années 1930. Néanmoins la genèse de Al-Atlal remonte à 1911, date à laquelle le poète a juste 13 ans. L'adolescent vit alors au quartier cairote de Chabra. C'est un collégien brillant et très doué en matières scientifiques. Mais il est également passionné de littérature et de langues étrangères. Son père, employé aux PTT et maîtrisant l'anglais, le français et l'italien, lui a transmis cet amour des Belles lettres à travers une riche bibliothèque pourvue des meilleurs auteurs de la littérature arabe et mondiale. C'est vers cet âge qu'il commence à écrire ses premiers vers. Il en doit l'inspiration à une jeune fille rencontrée au collège, dont il s'est épris. A cette muse, à cet amour dont il ne guérira jamais, des années plus tard il devra Al-Atlal (les Ruines). Et sans doute aussi, ses meilleurs poèmes d'amour (6).

En 1916, Brahim Naji est bachelier et il opte pour des études de médecine à l'EMS (Ecole de Médecine Sultanale), l'actuelle faculté de médecine à l'Université du Caire. Il en sort médecin en 1923 et ouvre un cabinet à la place cairote Al-Ataba. Entretemps, il perd de vue la bien-aimée. Mais il ne peut que s'attacher davantage à elle. Puis, un beau jour, il apprend qu'elle s'est mariée. Rude épreuve pour le jeune médecin, laquelle va marquer de son sceau indélébile, jusqu'à sa mort, le poète romantique du groupe Apollo.

Bien des années plus tard au milieu de la nuit,  alors que Brahim Naji dort, quelqu'un est venu frapper à sa porte.  C'est un homme en détresse venu demander l'assistance du médecin pour sa femme qui a des difficultés d'accouchement. Le médecin prend sa mallette et le suit. Une fois arrivé à destination, surprise inimaginable: il découvre que la patiente à assister n'est autre que sa dulcinée. Malgré la forte émotion, il l'aide à accoucher dans les meilleures conditions. Et sitôt rentré chez lui, d'un seul jet d'encre il écrit Al-Atlal. Cent vingt-cinq vers (l'équivalent de 250 français) encrés dans la fièvre succédant à cette circonstance de brèves retrouvailles et d'adieux définitifs.

Brahim Naji est mort en 1953 des suites d'un accident de la route. De son vivant, il voulait que Kawkeb Acharq (l'Astre de l'Orient) interprète son poème Al-Atlal. Il le lui a proposé à plusieurs reprises; mais son vœu ne sera exaucé que de façon posthume, en 1965. Deux raisons seraient derrière cette interprétation tardive. D'abord, il semble que Oum Kalthoum n'ait pas voulu contrarier Ahmed Rami, son principal parolier qui ne voulait pas que la cantatrice honore des poètes vivants, excepté lui. Mais comme Oum Kalthoum avait déjà dérogé à cette "loi" par trois fois au passé, elle a fini par se décider à y déroger une quatrième fois pour le talent de Brahim Naji. Elle a confié à Riadh Sumbati le poème (8) pour le mettre en musique. Le compositeur, trouvant le texte long, en a sélectionné une partie à laquelle il a ajouté des vers d'un autre poème de Naji: الوداع al wadaâ [L'Adieu], texte également dédié à la même femme aimée. Au moment où le titre est fin prêt pour être chanté, la révolution des Officiers Libres, intervenue en 1952, a contraint Oum Kalthoum d'en remettre à une date ultérieure l’interprétation. Finalement, c'est treize ans après la mort de son auteur que Al Atlal est interprétée pour la première fois par Oum Kalthoum.

Les Ruines (traduction)

Mon cœur, ne cherche pas où l'amour est parti
ce beau château de chimères s'est écroulé
Sers-moi à boire et portons un toast à ses ruines
puis, tant que les larmes ne seront pas taries,
dis pour moi comment tel amour est devenu
dits du passé et pâture à mélancolie


Brahim Naji

 Oh, je ne t'oublie pas, toi qui m'as fascinée
 d'une bouche voluptueuse au doux bagou
d'une main vivante qui se tendait vers moi
comme vers un naufragé la main secourable
et d'un phare hélant le voyageur de nuit
Où est donc passé un tel éclat dans tes yeux?



Amant dont j'ai visité un jour le buisson
comme un désir ailé ramageant mon mal
il me tarde de te voir à en perdre le nord
et donner tort au Ciel qui décide de tout
mon mal de toi me brûle, torride, les côtes
et les secondes sont des braises dans mon sang

Oh, rends-moi ma liberté, délie-moi les mains
J'ai tout donné, ne conservant plus rien pour moi
oh, que je saigne dur des poignets sous tes fers !
pourquoi garder sur moi des chaines qui me tuent?
Des attaches dont toi tu t'es délié?
Pour quand encore ce joug au détriment de la vie?

Oum Kalthoum dans sa jeunesse
Où est-il passé l'amant autrefois charmant
noble et majestueux, galant homme d'honneur
qui marchait, le pas sûr, d'une allure royale
beau à faire chavirer et d'orgueil ragoûtant
alors que son haleine fleurait bon les monts
et son doux regard mirait les rêves du soir ?




Où est donc cette alcôve où tu m'étais lumière
tentation qui me lézardait par ses éclairs
tandis que moi j'y étais corps et cœur perdus
créature aux abois de sa sœur s'approchant
alors que le désir nous tenait de courtier
Riadh Sumbati
et de commensal servant à chacun son verre ?

L'amour a-t-il vu fin souls comme nous ?
Que de belles chimères nous nous sommes repus !
Combien nous avons marché au clair de la lune
cependant que la joie dans nos cœurs gambadait !
Que de fois nous avons ri comme des enfants
et couru au point de devancer notre ombre !

Le nectar fini, nous avons rouvert les yeux
quel amer réveil dont nous nous serions passés !
Il nous a dégrisés et confisquant nos rêves
jeté chacun de nous dans sa nuit solitaire
la lumière nous est devenue si funeste
que l'aurore s'annonce comme un incendie
et la vie désormais est pareille au désert
où chaque amant de son côté va son chemin

Oh, toi damné des nuits blanches qui t'assoupis
et te réveilles, pendu au passé défunt
Dès que se referme dans ton cœur
le souvenir lancinant rouvre grand une autre
Oum Kalthoum, portrait
Mon bien-aimé, tout est affaire de destin
Ce n'est pas à nous d'imputer notre malheur
Peut-être est-il écrit que nous nous revoyions
un jour que nous aurons fini de galérer
mais si l'amour apostasie alors son âge
si nous nous croisons comme des étrangers
nous entêtant à errer chacun dans sa voie
n'en veux qu'à la malchance qui l'aura voulu.


Al Atlal (intégrale, mais sans sou-tirage fr)

Paroles: Brahim Naji
Musique: Riadh Sumbati
Interprétation: Oum Kalthoum
Traduction: A.Amri
16.10.2014


 
  

  






Notes:

1- Bien des années après sa mort en 1975, en tant qu'industrie musicale (cassettes, DVD, CD) Oum Kalthoum n'a pas concédé sa première place aux marchés des ventes, que ce soit au Machrek ou au Maghreb arabes.

2- Tarab طرب est un terme qui désigne l’émotion poétique et musicale suscitée chez l'auditeur par l'écoute d'une chanson, dont le succès ou l'échec de celle-ci est tributaire.
Pour plus de détails, consulter cet article.

3- Sans vouloir minimiser le talent du poète ni l'impact du sentiment des ruines sur le public arabe (le romantisme local remonterait chez les Arabes à la Jahilya, période préislamique), peut-être serait-il judicieux de remarquer ici que l'auteur de ce poème, Brahim Naji, a été très mal apprécié à la sortie de son premier recueil de poésie. Taha Hussein et Al-Akkad, entre autres, l'ont sévèrement critiqué et le poète a songé un moment à répudier définitivement l'écriture poétique.

4- A titre d'exemple, dans l'arabe littéraire mais aussi dans tous ses dialectes, l'euphémisme permet de dire "habib حبيب bien-aimé " pour désigner l'homme ou la femme. Par analogie, la poétesse qui fait permuter "habiba" à "habib" use du même procédé.

5- Médecin, poète et traducteur égyptien (31 décembre 1889- 25 mars 1953), il a fait partie du groupe Apollo, école littéraire arabe fondée en 1932 au Caire et développant une écriture à mi-chemin entre le romantisme et le symbolisme. En tant qu'auteur, il a publié 4 recueils de poésie et un recueil de nouvelles. En tant que traducteur, il a traduit à partir de la version anglaise Crime et Châtiment (Dostoïevski), plusieurs poèmes français (Alfred de Musset et Baudelaire) et plusieurs poèmes de Thomas Moore.
Wikipédia lui attribue la traduction, à partir de l'italien, d'un roman intitulé "Mort en congé". Mais sans mentionner l'auteur dudit roman.

6- Il lui doit aussi une nouvelle, la nouvelle éponyme de son recueil La Cité des Rêves مدينة الأحلام .
 
7- Le vers arabe classique est un distique en bonne et due forme, composé de deux hémistiches séparés d'un blanc en guise de césure.

8- Oum Kalthoum et Riadh Sumbati ont fait des coupes pour étoffer la mouture originale. De même, ils y ont inséré une strophe extraite d'un autre poème de Brahim Naji, intitulé l'Adieu الوداع .

mardi 14 octobre 2014

A la recherche d'un mendiant tunisien - par Amr Abdelhamid

Quand ils parlent de leur pays, surtout à l'intérieur, les Tunisiens ont rarement l'occasion de se montrer élogieux. Il y a toujours mille et une choses qui ne vont pas. Et quand la politique est de la partie, le plus chauvin comme le moins ne manqueraient jamais de prétexte pour renchérir et accabler en toute circonstance le pays.
Fort heureusement, cette vision si réductrice de la Tunisie n'est jamais corroborée par les  étrangers qui y viennent du Nord comme du Sud. Et en livrent souvent des impressions pour le moins flatteuses.

En témoigne l'article ci-dessous écrit par 
Amr Abdelhamid, homme de médias égyptien.
 
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J'avoue que mon premier voyage en Tunisie a longuement tardé. J'avais envie de faire la visite de ce pays depuis le départ, à la gare Sidi Bouzid, du train de printemps arabe en fin de décembre 2010. J'ai maintes fois projeté d'y aller. Mais il y avait toujours un contretemps qui m'en empêchait.

Et finalement, j'y suis parti et j'y ai passé cinq jours entiers, me déplaçant entre la capitale Tunis, le village enchanté de Sidi Bou Saïd et Carthage, sa riveraine pittoresque.

Les impressions que j'en ai gardées sont celles d'un homme qui y avait fugué pour oublier la politique et ses palabres, et non celles d'un homme de médias.


A la célèbre avenue Habib Bourguiba, j'ai scruté les visages des gens assis aux terrasses des cafés sur les deux bords. Des centaines de jeunes des deux sexes, des hommes, des femmes, des enfants, des étrangers. A les voir si nombreux, on penserait qu'ils se sont donné rendez-vous pour se voir à la même heure. Tandis que à voir sur l'allée piétonne séparant les deux voies de l'avenue de nombreuses patrouilles de police, de la statue Ibn Khaldoun à la place 14 Janvier, on a le sentiment d'être, en tout instant, en sécurité.

Mais quelle que soit l'importance de ce sentiment, on ne peut le comparer à un sentiment plus merveilleux qui fait défaut au touriste dans les rues du Caire: le sentiment de vie privée. Flâner ici et là sans avoir à se faire agacer par des importuns, si le touriste est un homme, ou par des harceleurs s'il s'agit d'une femme âgée entre 12 et 62 ans !
La plupart des Tunisiennes et des étrangères sont "branchées", habillées à la mode. Néanmoins on ne voit nulle part ni n'entend acte ou parole de harcèlement.

"Peut-être que ce constat ne s'appliquerait qu'au centre de la capitale, me suis-je dit, en raison des forces de l'ordre déployées à proximité du ministère de l'intérieur et de l'ambassade de France". J'ai gardé cette réserve et je me suis dirigé vers le Vieux Marché qui rappelle  Khan El Khalili au Caire. Là, les venelles sont étroites et s'étendent de Bab B'har à la vieille mosquée la Zitouna. Des boutiques étalent ce qui peut affrioler les visiteurs de la Médina: mosaïques, poteries, curiosités artisanales, parfums, confiseries, etc. La plupart des marchands ne se retournent même pas à votre passage, comme si votre présence ne les intéresse pas, quand bien même vous vous arrêteriez pour tourner et retourner à votre guise leurs marchandises. Si un marchand pressent que vous avez réellement envie d'acheter quelque chose, et seulement dans cette condition-là, il vous propose alors ses conseils. Mais de manière pudique et avec civilité. Et sans jamais courir après vous si vous repartez sans rien lui acheter. Ici, vous êtes libre de flâner, de vous arrêter, de vous assoir à l'intérieur d'un café au style européen ou un autre populaire. Et à la Médina comme à l'avenue Bourguiba, c'est le même constat.

Sidi Bou Saïd
Je me suis dit alors:" rien ne peut objectiver le sentiment de vie privée autant qu'une course dans un taxi." J'ai décidé d'aller à Sidi Bou Saïd. Un village perché en douceur sur une colline qui surplombe la Méditerranée. Regarder la mer d'une telle hauteur est une volupté indicible. J'ai arrêté un taxi et je me suis engouffré dedans. On a déclenché le compteur. L'auto-radio diffusait une chanson de Amr Dhiab. A la faveur d'un appel que j'ai reçu du Caire, le chauffeur a compris que je suis égyptien. Mais il ne s'est  permis de causer avec moi que lorsque je l'y ai incité. Je me suis enquis de la situation du pays, des préparatifs aux élections présidentielles. Il m'a répondu sur le ton d'une personne plutôt satisfaite. On ne pourrait espérer mieux, dit-il, quand on voit ce qui se passe chez nos voisins les Libyens. Il ne s'est plaint ni de la hausse des prix des carburants, de la flambée des prix en général, ni du décès de sa tante. Il n'a parlé ni du coût de la rentrée scolaire ni de l'échéance de taxi tombant mal à propos. Et il n'a pas abusé de mon statut de touriste pour garder la monnaie quand je l'ai payé. Ce n'était pas, là, un taxi d'exception en Tunisie. C'était la conduite communément observée que j'ai constatée durant ce séjour, faisant appel aux services de 4 à 5 taxis au quotidien.
Carthage: site archéologique

Sur les sites archéologiques de Carthage, j'ai été frappé par la propreté et l'ordre qui règnent partout. J'ai vu la résidence de notre ambassadeur sur le rivage de la mer, avoisinant d'un côté avec la Méditerranée, de l'autre avec ce que la civilisation romaine a "offert" à l'humanité. Je me suis exclamé en invoquant le Prophète, pour ne pas avoir l'air d'envier l'heureux ambassadeur !

Dans la périphérie du Musée de Carthage, il n'y avait pas la trace d'une poubelle. Il n'y avait pas non plus un quelconque arbitraire dans les rapports avec les visiteurs. Je n'ai pas vu de marchands ambulants. Par contre, il y avait de nombreux kiosques, mais alignés de manière ordonnée et proposant des souvenirs qu'on achèterait en toute spontanéité. Je n'ai pas vu des types qui vous extorquent en vous proposant des services que vous n'avez pas requis. Et personne ne vous aborderait de manière intruse dans votre promenade pour vous lancer comme un robot:" Bonne année, Pacha!"
Durant cinq jours, j'ai été heureux de ne pas entendre cette formule rituelle en Egypte, qu'on entend six mois avant l'Aïd et six mois après. Pour l'obole à en tirer par ses diseurs ! Je n'ai entendu que: " joyeux Aïd !" Un souhait sincère et désintéressé.
Tunis - La Médina

Encore une fois, je me suis dit:" est-ce que je me trompe dans mes constations? Est-ce que je suis injuste à l'égard de mon pays en le mettant dans une telle comparaison?"
Peut-être ! mais nonobstant l'amertume de l'Egyptien pour son pays, c'est le sentiment fort d'avoir à bon droit de telles impressions qui l'emporte toujours sur toute tentation de nuancer. C'est du moins ce que j'ai acquis durant ce voyage.

Tout marche en Tunisie comme j'aurais voulu que ce soit en Egypte ! Normalement à tout le moins. Sans tout le superflu qui devient source d'ennuis, d'énervement, de tensions. Et je me suis rappelé l'expression "la Tunisie comme réponse!"

Les Egyptiens ont répété cette expression quand les Tunisiens s'étaient révoltés contre Ben Ali. Et l'ont réitérée encore quand les dirigeants du mouvement Ennahdha (branche tunisienne des Frères Musulmans) se sont conduits de manière intelligente à leur accession au pouvoir. Ils ont tiré profit des erreurs de leurs frères en Egypte, ne perdant pas la raison lorsque les Tunisiens ont investi la rue pour contester la façon dont le chef de gouvernement islamiste a géré le pays.

Au dernier jour de mon séjour en Tunisie, je me suis assis dans un café et j'ai demandé une confiserie tunisienne. J'ai été surpris de constater que ce qu'on m'a servi suffirait amplement à satisfaire trois personnes. Au moment de m'en aller, j'ai hésité un moment pour laisser le reste de l'assiette. Puis j'ai décidé de l'emporter à la "take away". Mon intention était de donner ce reste au premier mendiant croisé dans la rue. Et là, nouvelle surprise pour moi ! J'ai découvert que durant les cinq jours passés en Tunisie, je n'ai vu nulle part des mendiants. Est-ce logique?

J'ai voyagé dans pas moins de 50 pays. Et même dans certains appartenant à ce qu'on appelle premier monde, j'avais l'habitude de rencontrer des nécessiteux faisant la manche à l'entrée des stations du métro ou sur les places publiques. Néanmoins, tout en étant certain qu'il devrait y avoir des mendiants à Tunis, pour l'honnêteté je n'en ai pas vu un durant mes promenades quotidiennes dans son centre ou dans son vieux marché.
    
Alors que le taxi me conduisait à l'aéroport de Tunis-Carthage, veillant à ce que le chauffeur ne m'entende pas, j'ai dit en guise d'adieu à Tunis:  " heureuse cité où les mendiants et les harceleurs n'ont pas droit de cité!"  



Amr Abdelhamid
Traduction A. Amri
14 octobre 2014



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jeudi 2 octobre 2014

Julien Bernard Jalal Eddine Weiss et l'ensemble musical Al-Kindi

"Voué depuis vingt ans à la musique arabe savante, le quintette Al-Kindi a non seulement perpétué cette tradition mais a introduit quelques subtiles innovations dans son interprétation avec les arrangements judicieux de Julien Weiss. Ce qui reste la manière la plus intelligente de garder vivant un art multiséculaire(...) Sheikh Habboush chante d'une voix captivante hymnes religieux et autres évocations qui mènent l'adepte à l'extase. La psalmodie devient plus intense quand elle est au centre de rituels de transe qui passent du murmure à la véhémence spectaculaire du chant des corps et s'achève dans la plénitude." (Libération – Janvier 2004)


Un jour de l'an 1983, alors qu'il se promène incognito dans la ville syrienne d'Alep, un grand musicien européen s'arrête devant une mosquée. Non pas tant pour admirer sa belle architecture orientale ni les somptueux arabesques  qui ornent sa façade. Mais plutôt pour écouter dans un profond recueillement de belles voix qui en sortent. Sans être accompagnées d'instruments, ces voix chantent à l'intérieur du lieu de culte musulman. Et enchantent le musicien, alors âgé de 48 ans. Elles ont sur lui un pouvoir si saisissant qu'il s'approche de la porte pour mieux s'imprégner d'une telle douceur. Puis, sans trop savoir comment, il est irrésistiblement entrainé vers l'intérieur.

Ce qu'il voit alors le subjugue davantage. Pendant que des cheikhs assis en demi-cercle psalmodient du
dhikr (chant liturgique), au milieu de tel croissant soufi des derviches tourneurs pirouettent à l'infini sur le talon du pied droit. Bras déployés de part et d'autre du long tarbouche sur la tête renversée vers l'arrière, la paume de la main droite dirigée vers le ciel, celle de la main gauche vers la terre, ces derviches ont l'air de cueillir d'une main la grâce divine et la transmettre de l'autre vers la terre.  Pendant que les amples jupes coniques semblent  les emporter comme un ouragan dans leur vertigineux tourbillon  giratoire.  

C'est le prélude d'une grande et belle histoire d'amour entre Julien Bernard Weiss, un musicien français de renommée mondiale passionné de musique arabe, et l'univers spirituel du Moyen-orient à travers le soufisme, la mystique musulmane.

Trois ans plus tard, le musicien français qui a élu domicile en Syrie, se convertit à l'islam et se rebaptise Julien Bernard Jalal Eddine Weiss (Jalal Eddine par amour du grand mystique persan Jalal Eddine Erroumi). En même temps, il fonde son Takht Sharqi (ensemble oriental traditionnel) constitué du qânun (cythare sur table à cordes pincées), du Ud (luth oriental), du Ney (flûte en roseau) et du Riqq  (petit tambourin à cymbalettes). L'ensemble a pour nom Al Kindi, par hommage au génie encyclopédique du savant arabe portant ce nom, qui était à la fois philosophe, mathématicien, médecin, musicien, physicien, astronome...

Tout en dirigeant cet ensemble musical, Julien Bernard Jalal Eddine Weiss s'est consacré durant plusieurs années à l'étude des traités musicaux des Grecs antiques, mais aussi et surtout des Arabo-musulmans. comme Al-Kindî, Al-Farabî, Avicenne, ainsi que d'autres théoriciens, turcs, byzantins et même occidentaux. En même temps, sa passion du qânun (cithare arabe trapézoïdale à cordes pincées munie de résonateurs en peaux de poissons) le pousse à développer les performances de cet instrument pour le rendre capable d'accompagner n'importe quelle musique, que celle-ci soit orientale ou occidentale.

A travers le chant liturgique ci-dessous dédié à la "Mère des Cieux" (Marie la Vierge), on peut admirer non seulement Julien Bernard Jalal Eddine Weiss en tant que virtuose de la cithare arabe, mais aussi l'interprétation de l'ensemble musical qui revalorise à la fois les instruments orientaux et la musique savante, qu'elle soit sacrée ou profane. Sans compter cette valeur culturelle ajoutée, ou plutôt restituée à l'islam, laquelle montre combien le respect des autres religions est une valeur fondamentale de son message. N'en déplaise à ceux qui, zélotes de l'islamisme ou de l'islamophobie, ne lésinent pas sur les moyens pour rendre impertinente une telle valeur.



Ci-dessous la traduction du chant interprété par Sheikh Hamza Shakour, composé de deux vers de Umayya Ibn Abī ṣ-Ṣalt, poète hanifiste mort en 626, et l'ode d'Ibn Arabi datant du 13e.

En votre religion il est un signe du Dieu de Marie
Qui vous renseigne sur le serviteur Jésus fils de Marie

je professe l'amour
en quelque chemin ses montures s'engagent
car l'amour est ma religion et ma foi


autrefois je désavouais mon ami
si sa religion n'attenait à la mienne
mais à présent mon cœur
à toute image est receveur
il est tantôt prairie pour gazelles
tantôt pour moines leur monastère
aux idolâtres il est leur temple
comme aux mahométans
la Kaaba de leur circumambulation
il est les tables de la Torah
et les pages compilées du Coran
 

je professe l'amour
en quelque chemin ses montures s'engagent
car l'amour est ma religion et ma foi



A. Amri
2 octobre 2014













dimanche 28 septembre 2014

Le devoir de mémoire: pourquoi pas?

C'est leur sourire solaire, à la croisée des chemins, qui m'a guidé. Leur front polaire et l'ascendant du sang par quoi leurs veines vertes ont irrigué les roses de l'amour m'ont décidé à faire ce choix.

Tous les trois sont morts debout.


L'avocat, l'ingénieur et le député avaient, tous les trois, de quoi se la couler douce. Mais, tête haute et front polaire, ils se sont refusé tout compromis de conscience. Et à la postérité de la postérité, l'histoire le dira et redira: ils étaient ce qu'il y a de plus intègre comme militants de la révolution tunisienne.

Tous les trois ont laissé qui une veuve et des orphelins, qui un père et une mère dont il fut le bâton de vieillesse, qui des pupilles de l'école publique devenues après lui sans soutien.

Chacun de ces trois martyrs a honoré de son vivant, et de manière infaillible et admirable, l'engagement intègre pour la justice et la démocratie. Et le ralliement inconditionnel à la cause des pauvres, des exclus sociaux et des laissés-pour-compte. C'est-à-dire ceux qui ont été les artisans de notre révolution et ses premiers perdants.

Tous les trois, des années après leur martyre, leurs assassins courent toujours. Et peuvent profiter en tout moment de l'impunité pour revenir à la charge.

Belaid, Brahmi, Belmufti: tous les trois ont la même initiale patronymique.

Et contre les donneurs de baies, ce B donneur de sang et de beauté doit avoir plus d'ascendant sur l'oreille citoyenne que toutes les belles promesses électorales des populistes mythomanes !

Dans le labyrinthe électoral national où les candidats aux législatives et présidentielles sont presque plus nombreux que le peuple, moi modeste citoyen signataire de ce papier qui n'ai jamais été frontiste, aujourd'hui j'ai choisi l'honneur de la mémoire et son devoir.

J'ai choisi cette étoile polaire à trois branches, et seulement cette étoile-là, pour m'éclairer le jour du scrutin.
C'est mon vote-sanction contre ceux qui s'engagent dans la surenchère électorale et la désunion pour nous "servir", contre ceux qui n'ont tiré aucune leçon des précédentes élections et des tribulations qui s'ensuivent à ce jour, contre ceux que nous avons essayés et qui nous ont mordus, contre ceux qui ont fait de la Tunisie une aire de terrorisme, de zizanies sectaires et d'obscurantisme, contre ceux qui rêvent de restaurer le régime déchu, contre les opportunistes aux basses ambitions hantés par la seule obsession du pouvoir, contre les arrivistes de tout bord, les candidatures de mauvais aloi et les mauvais plaisantins. Moi modeste citoyen signataire de ce papier qui n'ai jamais été frontiste, en mon âme et conscience je suis persuadé que c'est le seul vote utile pour le peuple qui a consenti tant de sacrifices et, à ce jour, n'a tiré de la révolution que d'amers déboires, des frustrations allant croissant, des deuils qui se suivent sans répit, et mille fois plus de misères et de désillusions.

En mon âme et conscience, c'est le seul choix honorable par quoi je puisse m'acquitter d'une part de mon devoir à l'endroit des martyrs, de leurs familles, épouses, enfants, parents. Et de la justice à rendre aux disparus et leurs ayants droit comme au peuple tant bafoué et tant trahi.

Belaid, Brahmi, Belmufti: voilà mon unique repère de vote utile aux législatives comme aux présidentielles !




A. Amri
10.09.14

Quand les médias crachent sur Aaron Bushnell (Par Olivier Mukuna)

Visant à médiatiser son refus d'être « complice d'un génocide » et son soutien à une « Palestine libre », l'immolation d'Aar...