mercredi 16 février 2022

Sami Yusuf au-delà des étoiles

Ses cantiques, composés par lui-même ou puisés dans le vaste répertoire des maîtres classiques de l'école soufie[1], sont tellement prisés par les mélomanes du genre qu’il a vendu, de 2003 à 2015, plus de 34 millions d’albums[2]. Tous ses concerts, un peu partout aux cinq continents, sont donnés à guichets fermés. Et il est le seul artiste, le seul chanteur au monde à avoir battu un record d'affluence au cours d'un concert à Istanbul avec 250 000 spectateurs massés coude à coude au square Taksim. Largement considéré comme le musicien musulman le plus en vue au Royaume-Uni, il apparaît chaque année depuis 2010 sur la liste des « 500 musulmans les plus influents du monde ». Il est aussi le plus jeune récipiendaire du doctorat honorifique en lettres, délivré par l'université de Roehampton en 2009, pour sa « contribution inestimable au domaine de la musique ». En 2006, le Time magazine le définit comme « la plus grande rock star de l'islam », et le journal d’information britannique The Guardian comme « la plus grande star du Moyen-Orient ». Dans une liste de Britanniques célèbres établie par la BBC News en 2009, il arrive à la 14e place.

Citoyen britannique né en Iran de parents azéris, Sami Yusuf (aujourd’hui âgé de 41 ans) a passé la majeure partie de sa vie à Londres. Comme sa musique, il est un syncrétisme de l'Orient et de l'Occident. Il doit à son père, compositeur, et ses professeurs de la Royal Academy de Londres sa passion pour Bach, Chopin, U2, Sting, ainsi que son étude approfondie de la musique moyen-orientale et classique. Musulman, pratiquant, et quoique se disant apolitique, il n’est pas resté à l’écart des questions brûlantes de cette époque. Il estime que c'est un devoir musulman de dénoncer l'oppression et l’intolérance, quelle que soit la religion de leurs victimes. A travers ses chansons, il a fustigé tour à tour les rebelles musulmans pour le massacre d'écoliers de Beslan en Tchétchénie, les massacres commis par les Israéliens à Gaza ou ailleurs, le gouvernement français pour avoir interdit le foulard dans les écoles publiques, le décret migratoire de Donald Trump qui interdit l’entrée sur le territoire américain, de façon permanente, aux ressortissants de six pays majoritairement musulmans…

@Sami Yusuf - Beyond the Stars (Live at @Expo 2020 Dubai)

 Voici comment le Time Magazine évoque l’ambiance suscitée par ses concerts en 2006. « La salle de concert est comble, conquise d’avance. Les 5 000 Arabes présents dans le public poussent des acclamations assourdissantes, tapent des pieds, frappent dans leurs mains et scandent « Sa-mi ! Sa-mi ! » jusqu'à ce que les lumières s'éteignent enfin. L'orchestre s’enfle et Sami Yusuf, 26 ans, émerge à travers des volutes de fumée, vêtu d'un chic costume noir et d'une chemise blanche à col ouvert. En l'apercevant, la foule devient folle, crie et siffle comme si Elvis venait d'entrer dans le bâtiment. Mais quand Yusuf commence à chanter, il est clair qu'il n'est pas tout à fait comme les autres rock stars. « Paix et salutations sur vous, ô Messager de Dieu », chantonne-t-il. Et malgré toute l'excitation palpable du public, un décorum tacite est observé. Les acclamations et les chants sincères ne se transforment jamais en danse mixte dans les allées – après tout, cela pourrait être considéré comme une violation de la loi islamique. »[3]

 

Ahmed Amri
16. 02. 2022


mercredi 9 février 2022

Dissolution: poème d'Abdou Belhadj (traduction)

 


avant que le médecin n'incisât ma tête
je me suis remémoré le café Ennakhil[1]
les mains des indicateurs, proches de tout comme si elles étaient la main de Dieu
la purulence des rues
le frimas des pavés
l'usure de la chemise
les chiens du village
les déclinaisons de la lune
l'anxiété des gares
le sifflement du maudit train de phosphate
les poèmes d'Ennawab[2], d'Essayyab[3] et d'Abdeljabbar Eleuch[4]
la vilenie des bouteilles
l'impudence des théories momifiées
la môle de mon père
les tresses de ma petite sœur
les cheveux blancs de ma dévote mère
les imprécations de la philosophie et de l'histoire
l'Esprit de Dieu flottant à travers la Genèse
les nouvelles littéraires de Tchekhov
les caricatures de Naji al-Ali qui ont tout dit
l'horreur de la globalisation en milieu rural
les marchands de causes, de modernité et de portefeuilles ministériels
les queues caprines qui se dressent aux heures de pâturage plus haut que les plafonds de la démocratie
le nombre de poignées de portes claquées à mon nez
la fille des voisins qui m'a permis d'étrenner le bel émoi
c'était la blancheur marmoréenne de ses jambes qui m'a fait porter mon premier toast
le nombre de mouettes qui ont pris l'habitude de comprendre mon mal-être
l'hypocrisie de l'auteur
la tyrannie de ma tante dans la famille
le nombre de cris que je n'ai pas encore crachés

Dissolution par Saint Oma (2015)

puis ils m'ont anesthésié
et je ne me souviens plus de rien
les scorpions des extinctions ont vadrouillé à travers mon corps
j'en suis venu à ne plus voir
j'en suis venu à ne plus parler
j'en suis venu à ne plus entendre
sauf les chants des chasseurs
bourrés de coton pour femme, de lumière feutrée et de dissolution



[1] Ce mot signifie « Palmeraie » en arabe.

[2] Poète et opposant politique irakien (né en 1934) réputé pour son style mordant et son langage crû. Voir sur le lien ci-dessous la traduction de l’un de ses poèmes.

Moudhaffer Ennawab: Au vieux bistrot

[3] Poète et traducteur irakien (1926-1964) considéré comme la référence incontestée de la poésie arabe moderne. Il est l'un des fondateurs du Vers libre dans la littérature arabe.

[4] Poète et romancier tunisien né à Sfax le 27 juin 1960. C'est assurément l'une des plus belles plumes tunisiennes d'expression arabe, auteur de plusieurs recueils de poésie dont Poésies (1988) et Gollanar (1997), ainsi que de nombreux romans dont Chronique de la cité étrange (2000), roman qui lui a valu le prix Comar d'Or (Tunis, 2001), Ifriqistan (2002) et Procès d'un chien (2007) traduit en français par Hédi Khlil (Centre National de Traduction, 2010). Abdeljabbar Eleuch est également co-auteur d'un ouvrage collectif paru en langue française :  Enfances tunisiennes, récits recueillis par Sophie Bessis et Leïla Sebbar (Editions Elyzad, 2011). Voir sur le lien ci-dessous la traduction de l’un de ses poèmes :

Illuminé du nimbe des balles: Hussein Marwa - Abdeljabbar Eleuch

Texte original

 

Texte d'Abdou Belhadj
Traduit de l'arabe par A. Amri 

09. 02. 2022

 

 

jeudi 3 février 2022

Le bleu ne fait pas de bruit



« Le bleu ne fait pas de bruit », assure Jean-Michel Maulpoix.

Quoique discret comme on le voit sur ce tableau, le bleu couvre, et presque impudemment, la fleur et la femme. La peau et le pot. Le Beau et la belle. Et le contraste qui naît de cette combinaison du jaune et du bleu, du gazeux et du solide, de l'humide et du sec, du chaud et du froid, a beaucoup d'allure. Cet heureux appareillement fait songer au mariage du ciel et de la terre, la fusion d'Ouranos et de Gaïa en ce qu'elle a de fécond et d'exubérant.
Débauche de bleu: reproduction par Amina Bettaieb

Le bleu qui ceint de son nimbe diffus et voûté un luxuriant bouquet de fleurs a quelque chose de céleste, à la fois mystique et orgiaque, et de terrien, autant matriciel que nourricier. Jaune, ocre, doré, avec la gamme indéfinie de leurs nuances: auréolin, canari, banane, impérial, moutarde, et la palette n'en finit pas, ça et là émaillée de quelques teintes plus chaudes encore, orangées, roses et rouges. La chaleur au centre de l'univers, le soleil explosé, l'énergie qui se déchaîne, la richesse qui s’accumule, l'opulence étalée. Ce bouquet qui déborde du vase comme si, par le zèle de la palette chaude, devient ailé, ces fleurs qui fusent et s'évasent à droite et à gauche,  jusqu'à toucher aux extrêmes bords de la toile, font songer tantôt à un pontifex aux radiations chaotiques, un arc-en-ciel, une couronne de vierge, tantôt à une nuée d’oiseaux décagés. On songe ici à la vie sortant du magma primitif et froid, de quelque œuf orphique éclos au nid chthonien de l'aube bleue.

La femme qui émerge elle-même du même magma se profile comme un élément indissociable du bouquet. Fleur dont juste la tige et les pétales roses permettent d'en discerner, plus vivaces et parfumés, la nature et le gabarit. On peinerait à distinguer qui, des fleurs en pot et de la femme qui s'y mêle, respire et hume l'autre. Le végétal autant que l'humain semblent battre des narines et communier dans l'ivresse des senteurs dont ils sont de part et d'autre incubateurs et buveurs.

"Le bleu ne fait pas de bruit", c'est sûr. Mais le bleu n'en est pas pour autant silencieux. A qui sache l'entendre, il peut verser des versets et des cantiques, dire des sagesses, susurrer des fredons, conter fleurette. L'azur où musardent les muses et les dieux, les  elfes, les sylphes, les efrits, sourd perpétuellement de ces voix mystérieuses qui courtisent les pensées lutines des bardes, harcèlent la troisième oreille des prophètes, illuminent l’œil intérieur des poètes. Le bleu où pâture l'imaginaire des fous, des artistes, des rêveurs n'est pas muet. Il grouille de voix inépuisables que l’éther et le vent modulent, tamisent et amendent, de sorte que ceux qui savent se faire réceptifs aux murmures des cieux les entendent et les transmettent sous divers langages aux mal-entendants que nous sommes.

Ahmed Amri
11. 04. 2021
 
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