jeudi 27 février 2020

Escorte: voyage du mot de l'arabe au siculo-arabe puis à l'italien, au français et à l'anglais



« Voulez-vous voir l'aga ? Il faudra d'abord lui porter des présens : il ne manquera pas de vous donner malgré vous une escorte pour Jérusalem ; l'aga de Rama augmentera cette escorte; les Arabes, persuadés qu'un riche Franc va en pèlerinage au Saint-Sépulcre, augmenteront les droits de Caffaro, ou vous attaqueront. »  (François-René Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, V. 1, Paris, 1811, p. 118)     

« Firman de voyage pour "'***'* pour se rendre avec leurs domestiques aux îles de l'Archipel, à Chypre, Acre, Jaffa, Jérusalem, en Syrie, à Alexandrie, en Égypte et pays environnans, et revenir de là à Constantinople : ils seront traités de la manière la plus amicale; on leur procurera sûreté, assistance, et protection, conformément ans capitulations impériales, et on leur fournira, en payant, dans l'occasion, toutes les escortes nécessaires. » (T. R. G., Lettres sur la Palestine, la Syrie et l'Egypte, trad. Aubert de Vitry, publ. Picard Dubois, Paris, 1820, p. 46, note, 22.)


Il existe en français toute une série de mots commençant par "es-", et un sous-groupe par "esc-", qui sont d'origine arabe. Dont "escorte", attesté en 1520 "scorte"[1] sous la plume de Claude de Seyssel (1450-1520).   

Le TLFi indique que le mot est « emprunté à l'italien scorta » signifiant « troupe armée qui accompagne une personne ou un groupe », attesté depuis le 13e siècle. » Quant à l'origine de scorta, la même source indique qu’il “dérive de scorgere « guider, accompagner », du latin vulgaire excorrigere « diriger », dérivé de corrigere » qui signifie « redresser ».

S'il n'y a rien à redire sur la voie italienne d'emprunt, l'on verra que pour ce corrigere qui porte manifestement à faux, tout procède de ce que j'appelle mythémologie. Mais avant de songer à redresser ce qui boite des deux pieds dans la racine italienne, il ne serait pas superflu de faire un petit tour d’horizon historique éclairant l'insoupçonnable scorta arabe, l'authentique étymon à quoi il faudra restituer les dérivés italien, français, anglais et autres.

Rappelons d'abord que la police arabo-musulmane est une institution aussi vieille que l'islam, née sous le califat d'Othman, entre 644 et 655 [2], si ce n'est bien avant.  L'historien Makrizi qui fut lui-même commissaire de police, rattache les débuts de cette institution au califat d'Abou Bakr, celui-ci, successeur du Prophète ayant institué les patrouilles nocturnes quelque 10 ans plus tôt [3]. Et le premier sahib es-chorta (commissaire) a été Noçaïr, père de Moussa conquérant de l'Espagne [4]. Sous le califat abbasside, la police a acquis les pleins pouvoirs dont dispose de nos jours la police judiciaire [5]. Et à côté de ce pouvoir, elle avait en la personne même du calife, Hâroun ar-Rachîd alias Al Bondocani [6], une "police de la police". Dans l'Espagne musulmane, l'institution s'est davantage développée pour se subdiviser en deux corps distincts : la petite police et la grande. La première s'occupait uniquement des affaires du menu peuple. La seconde avait des pouvoirs plus étendus, qui réprimait les abus et la corruption des fonctionnaires publics, ainsi que les injustices commises par des gens haut placés [7], [8]. Enfin, sous la dynastie des mamelouks d’Égypte, la police devait tenir ce qu'on appelle aujourd'hui une main courante, à présenter quotidiennement au sultan [9], [10].

Rappelons aussi qu'en plus de sa première fonction de veiller à la sécurité publique des cités, cette police avait à charge de combattre les incendies [11] et d'assurer la sécurité routière [12]. Non pas contre des accidents comme c'est le cas aujourd'hui, et pour cause ! mais contre le banditisme, les attaques ciblant les caravanes, les voyageurs, les pèlerins. A ce propos, l'orientaliste allemand Walter Behrnauer (1827-1890), qui a fait un remarquable mémoire sur les institutions policières médiévales du monde arabo-musulman, nous  apprend que Mahmoud Ghazan Khan (1271-1304), ilkhan de Perse de 1295 à sa mort, "ordonna que, sur les routes, dans chaque endroit qui pouvait être infesté, des gardes fussent placés en différents points, pour indiquer aux caravanes la direction qu'elles devaient prendre" [13]. Plus loin, le même auteur nous dit que Timour (1336-1405) " établit dans les villes et leurs quartiers un grand prévôt (kotwal), chargé de veiller à la sûreté du peuple et des soldats, et de punir tous les vols commis dans son département. Il plaça aussi des gardes sur les routes pour faire la patrouille et favoriser la circulation. Les voyageurs et les marchands avaient le droit de faire escorter leurs richesses et leurs effets par ces gardes, qui répondaient de tout ce qui se trouvait égaré ou perdu."[14

L'évocation de ces escortes de route assurées par des gens d'armes, appartenant à la police ou à l'armée, revient souvent dans les récits  médiévaux. Autant arabo-musulmans que chrétiens. Ainsi lit-on sous la plume d'Ibn Battouta (1304-1368)  quittant en caravane Gabès en direction de Tripoli, que sa caffila était sous l'escorte de "cent cavaliers, ou même davantage", à quoi ajouter "un détachement  d'archers" [15]. Ahmed Baba, savant et homme de lettres ouest-africain (1556-1627), raconte que le « mansa » du Mali fit le pèlerinage de la Mecque, en 1324, sous l'escorte de toute une armée [16]. A son tour, en l'an 1418, quand le seigneur de Caumont débarque à Jaffa, c'est sous l'escorte d'un officier turc et de ses soldats qu'il se rend à Jérusalem [17]. Et l'on peut trouver dans les relations de voyageurs occidentaux, du 17e au 20e siècles, une pléthore d'évocations à ce sujet [18].

Venons-en à présent au scorta arabe insoupçonné. L'italien se tire de الشُّرَطُ es-chorat [19], vieille forme de الشُّرْطةُ es-chorta, de nos jours signifiant police, et autrefois signifiant à la fois police, patrouille de sécurité nocturne [20], soldat de garde [21] et escorte [22]. Le vieux terme arabe  الشُّرَطُ es-chorat, variante الشَّرِيطُ es-charit et الشَّرِيطَةُ es-charita, du verbe أَشْرَطَ achrata (marquer d'un signe), désignait d'abord un ruban que la police arabe portait en guise de badge pour être reconnue, un peu comme l'uniforme de ce corps de nos jours. Par métonymie, à l'exemple de "casques bleus", "bérets verts", "chemises noires", etc., le mot a fini par désigner les porteurs de cet insigne originel. 

Comment le mot arabe s'est-il introduit en Europe ?    

Évoquant les fonctions judiciaires de حاكم hakim (préfet) et de صاحب الشرطة sahib-es-schortah (commandant de police) en Espagne musulmane, Michele Amari écrit: "Il semble que le même
Itinéraire du mot
système ait été adopté en Sicile par les musulmans, et qu'on l'ait conservé, même sous la domination chrétienne, tant qu'il exista des populations musulmanes. En effet, Ibn-Djobaïr vient de nous apprendre qu'il existait, à Palerme, un cadi; et nous connaissons, par les lois de la dynastie aragonaise de Sicile, que les patrouilles de police, jusqu'au XIVe siècle, s'appelaient xurta." [23], [24].

 
Ce siculo-arabe xurta semble avoir laissé des traces, dès 1282, à travers ses variantes orthographiques et ses dérivés, dans de nombreuses régions de l'Italie, non seulement au royaume de Sicile (Palerme, Corleone, Alcamo, Castronovo, Catania) mais aussi en Corse, autrefois territoire génois [25]. 
Outre le mot xurta (en dialecte sicilien patrouille de police nocturne), le dictionnaire siculo-arabe de Dionisius A. Agius fournit sciorta, surta, surte, et les dérivés capixurta, sciortino, sciutarello, sciurtino) [26]. D'autre part une note de Michèle Amari stipule que le mot sciorta est utilisé jusqu'au début du 18e siècle en dialecte sicilien, et se rendait en latin par sorta, surta, xurta, etc.[27]
Titre de mérite, Palerme, 27 janv. 1324.

La même note nous apprend aussi qu'un diplôme de Magistri sortrii (latinisation de صاحب الشرطة sahib es-chorta (commandant de police, commissaire) a été délivré par l'Université de Palerme en date du 24 octobre 1269 au dénommé Carlo d'Angiô]. D'autres sources fournissent la déclinaison magistros surterios [28],[29]. Et l'on trouve également un autre document latin, acte de don, datant du 27 janvier 1324, en vertu duquel l'Université de Palerme cède à titre de mérite un local (si je ne me trompe pas) au dénommé Tomasio de Leonardo [30].

Notons également que si Auguste Cherbonneau, qui donne xurta pour mot emprunté (aussi) par l'espagnol [31] semble se tromper, il n'en demeure pas moins que d'autres auteurs croient trouver dans la même racine arabe un dérivé espagnol [32]. 
 
Policière tunisienne

Quoi qu'il en soit, il apparait évident qu'en empruntant ces formes siculos-arabes intermédiaires, la racine  arabe الشرطة es-chorta, ou شرطة chorta, a dû obéir aux mêmes lois d'emprunt qui ont fait de l'arabe السارق es-sariq (voleur), de morphologie analogue, le français escroc et l'italien scrocco [33].  
Ainsi donc, sauf à vouloir cacher le soleil par un tamis, il serait difficile de ne pas reconnaître dans le scorta italien l'évident dérivé de l'arabe chorta.
Escorteur Le Bourguignon


Avant de conclure, deux remarques. La première concerne l'historique des dérivés français: escorter date de 1530; escorteur de 1935, l'anglais escort de 1570 (au sens militaire), de 1936 au sens de «personne accompagnant quelqu'un à une occasion sociale», de la seconde moitié du 20e siècle au sens d'« escort-girl » ou d'« escort-boy ». A travers la marque de voiture américaine Ford Escort, élue Voiture européenne de l'année en 1981, le mot a franchi quasiment toutes les frontières.

Ford Escort de fabrication chinoise
Seconde remarque: il me semble que cette même racine arabe, par l'intermédiaire des mêmes variantes siculos-arabes, pourrait bien être aussi à l'origine de deux autres mots français, en rapport avec la fonction de la police: sécurité et sûreté. Mais je n'en dirai pas plus tant que je n'aurai pas disposé d'éléments assez solides à ce propos.



A. Amri
27.02.2020




Notes:

1- Appian Alexandrin, Des Guerres des Romains, livre XI, trad. Claude de Seyssel [1520], Paris, 1569, n.p.

2- Aḥmad Ibn-ʿAlī al-Maqrīzī, Histoire des Sultans Mamlocks de l'Égypte, trad. et notes de Quatremère, T. 1, P. 1, Paris, 1837, p. 110, suite note 140)

3- Dirāsāt tārīkhīyah, Numéros 45 à 50, Al-Lajnah, 1993, n.p.

4- Ahmed Ibn Mohammed Al-Makkari, The History of the Mohammedan Dynasties in Spain, trad. et notes de Pascal De Gayangos, V. 1, Londres, 1840, p. 398, note 30.

5- Ibn Khaldoun, Les Prolégomènes d'Ibn Khaldoun, trad. De Slane, V. 2, Paris, 1865, p. 35.

6- Le mot bondocani (attesté pour la première fois en français en 1788 "il bondocani"), devenu source d'inspiration pour des auteurs occidentaux du 18e siècle à la faveur de la traduction des Mille et Une Nuits, est, d'après ce recueil de contes, le "nom de guerre" dudit calife qui avait pris l'habitude de faire des randonnées nocturnes, déguisé en marchand étranger, dans les rues de Bagdad, à la fois pour se divertir et s'assurer que l'ordre règnait dans sa capitale. Historiquement, le surnom a été donné d'abord au fameux Baybars (1223-1277), 4e sultan d'Égypte et de Syrie, de la dynastie des Mamelouks Bahrites, qui régna de 1260 à 1277. Le mot est tiré de l'arabe بندقي bondoqi (arquebusier, carabinier), de  بندق bondoq (noisette) qui désigne par métaphore la balle d'un fusil, d'où l'arabe بندقية bondoqia (carabine, fusil).
Pour les oeuvres artistiques évoquées, ce surnom a inspiré l’opéra El bondokani, composé par le musicien allemand Johann Rudolf Zumsteeg (1760-1802), et représenté au théâtre Ducal de Stuttgard vers 1792. Il a également servi de nom au personnage Il Bondocani du Calife de Bagdad, opéra comique en un acte de François-Adrien Boieldieu sur un livret de Claude de Saint-Just, représenté pour la première fois sur le théâtre Favart, le 16 septembre 1800, adapté la même année à l’espagnol, puis en 1801 à l’anglais sous le titre Il Bondocani or the Caliph Robber, enfin à l’italien en 1813. 

7- Walter Behrnauer, Mémoire sur les institutions de la police chez les Arabes, les Persans et les Turcs, in Journal asiatique, 5e série, T. 15, Paris, 1860, p. 469.

8- ابن خلدون، المقدمة، على موقع الوراق، ص. 133

9- Walter Behrnauer, opt. cit., p. 471.

10- Aḥmad Ibn-ʿAlī al-Maqrīzī,, opt. cit. p. 114, note 143.

11- نمر بن محمد حميداني، ولاية الشرطة في الاسلام، دار عالم الكتب، 1993، غ.م

12- Walter Behrnauer, Mémoire sur les institutions de police chez les Arabes, les Persans et les Turcs, Paris, 1861, p. 42.

13- Walter Behrnauer, opt.cit. p. 33.

14- Walter Behrnauer, opt. cit. p. 42.

15- Henri Fournel, Les Berbers...d'après les textes arabes imprimés, V. 1, Paris, 1875, p. 401.

16- Charles Defrémery, Mémoire sur les Emirs Al-Oméra, in Mémoires présentés par divers savants à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, V. 2, Paris, 1852, p. 129.

17- Charles Defrémery, opt. cit. p. 178.

18- Ci-dessous, classés dans l'ordre chronologique de leur parution, quelques titres:
- Adam Olearius, Relation du voyage en Moscovie, Tartarie et Perse, V. 2, aris, 1666, p. 194
- Johann Albrecht von Mandelslo, Voyages célèbres et remarquables, faits de Perse aux Indes Orientales, V. 1, Amsterdam, 1727, p. 155.
- Corneille Le Brun, Voyages la Moscovie, en Perse, et aux Indes [texte néerlandais paru en 1711], Amsterdam, 1718, p. 424.

- François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem..., V. 1, Paris, 1812, p. 393/394.

- Louis Du Couret, L'Arabic heureuse, Paris, 1860, p. 98.

- Joseph-François Michaud, Correspondance d'Orient (1830-1831), Bruxelles, 1841, p. 221.
- Maurice Tamisier, Voyage en Arabie, V. 1, Paris, 1840, p. 241.
- Louis Massignon, Le cheikh admirable, Le Capucin, 2005, p. 59.


19- Attesté dans Ibn Al Athir [*], Ibn Hazm [*], Makrizi [*] et bien d'autres auteurs arabes [*]. Voici ce qu'on peut lire, à titre d'exemple, dans Al-Aghani[*], livre compilé au Xe siècle:  "Rapportant les dires d'Al-Karrani qui les tenait d'Attouzni suivant Abou Obeyda, mon oncle m'a dit:" Alors que Saïd Ibn Al-Âs était en ville, donnant à diner aux gens, et que ceux-ci sortaient un à un, il a vu, assis sur son tapis et causant avec sa clique, un homme laid, aux haillons sordides. Les Es-chorat sont allés pour le faire lever; et il a refusé". [أخبرني عمي قال حدثنا الكراني عن التوزي عن أبي عبيدة قال: بينا سعيد بن العاص يعشي الناس بالمدينة والناس يخرجون أولاً أولاً، إذ نظر على بساطه إلى رجل قبيح المنظر، رث الهيئة، جالسٍ مع أصحاب سمره، فذهب الشرط يقيمونه فأبى أن يقوم] 

20- Walter Behrnauer, opt. cit. p. 7.

21- Philippe Cuche, Qamus arabi faransawi ... Dictionnaire Arabe-Francais, Ed° ?, 1862, p. 28.

22- Albin Kazimirski de Biberstein, Dictionnaire arabe-francais, V. 1, Paris, 1860, p. 1216.

23- Du voyage en Orient de Mohammed ebn-Djobaïr, trad. et notes de Michele Amari, in Journal asiatique, Paris, janvier 1846, p. 229.
24- Michele Amari, Storia dei Musulmani di Sicilia, V. 3, Florence, 1872, p. 890.
25- Deputazione toscana di storia patria, Archivio storico italiano, T. 14, Florence, 1881, p. 309.

26- Dionisius A. Agius, Siculo Arabic, n° 12, Londres et New York, 1996, p. 378.

27- Michele Amari, opt. cit. p. 9.

28- Giacinto Agnello, Notizie intorno ad un codice relativo all' epoca Suevo-Angioina, etc., Palerme, 1832, p. 42, note 136.

29- John Victor Drendel, La société rurale et les institutions gouvernementales au Moyen Âge, Montréal, 1993, p. 15.


30- Vincenzo Di Giovanni, Il Pixotus, la Chazena, la Porta Nova, la Xurta del secolo XIV in Palermo, in Archivio storico siciliano, Palerme, 1887, p. 225.

31- Dictionnaire arabe-français: langue écrite. T. 1, Paris, 1876, p. 511.

32- Reinhart Pieter Anne Dozy, Glossaire des mots espagnols et portugais dérivés de l'arabe, Brill, 1869, p. 391.

33- Escroc, c'est le es-sariq arabe romanisé




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vendredi 21 février 2020

Le Premier Convoi 1948: roman de Michèle Perret

On connait ce à quoi l'histoire qui nous a été enseignée impute la colonisation de l'Algérie: ce fameux coup d'éventail donné par le dey d'Alger, en 1827, au consul de France, pour une histoire de blé impayé qui, en réalité, remonte à 1797.

Première de couverture

Ce sur quoi l'histoire est moins diserte, c'est que, d'abord, la "riposte" à l'incident diplomatique d'Alger n'a été qu'une manœuvre politique pour "rouler dans la farine" le roi Charles X, contraint d'abdiquer alors que l'armée qui aurait pu empêcher sa destitution, éloignée de Paris, était engagée dans la prise d'Alger. Et cette même histoire, davantage moins diserte, n'a presque rien dit sur ce qui a transformé l'expédition punitive de 1830 en colonisation. L'inédit de cette histoire que l'on pourrait assimiler, s'il est permis de faire cette comparaison, à un projet de "goulag" avant la lettre sur la terre algérienne, Michèle Perret nous le révèle à travers un roman, aussi bien fait que ses précédents, qui revisite l'histoire et en éclaire des pans longtemps restés dans l'ombre.

Le 22 février 1848, Paris se soulève contre le roi Louis Philippe.

Quatrième de couverture
Du 22 au 26 juin de la même année, suite à la la dissolution des ateliers nationaux[1], une insurrection ouvrière se termine par un bain de sang: 1500 morts et plusieurs milliers de blessés. A quoi ajouter, parmi les mesures répressives frappant les insurgés, un décret de transportation outre-mer, voté par la Constituante dès le 27 juin. 

C'est dans ce contexte politique précis, marqué par des troubles sociaux allant s'amplifiant, que naît l'idée de coloniser l'Algérie. Et le 27 octobre de la même année, arrive à Arzew près d’Oran le premier convoi de colons, suivi, plus tard, de 16 autres. 


Ces colons, pour la plupart des laissés pour compte, des prolétaires et des petits artisans,  sont issus de la masse des déshérités qui n'a cessé de se révolter contre le pouvoir, depuis la première commune de 1792 à celle de 1871. Et les pionniers, ceux du Premier convoi 1848, ne sont que des rescapés de l'insurrection ouvrière matée 4 mois plus tôt, ex-ouvriers des ateliers dissous, et diverses petites gens du "Paris des Misérables"[2]. Opposants ou jugés comme tels, suspects, traqués, la peur aux tripes, ils n'avaient d'autre alternative que fuir ou rester terrés, sous une épée de Damoclès suspendue au dessus de leur tête: le bagne ou la peine de mort. C'est dire que la colonisation de l'Algérie, au départ et chez ceux qui l'avaient conçue, n'était qu'une mesure de sécurité étatique[3]. Elle n'avait d'autre fin que de prémunir la République contre la menace des "fauteurs de troubles", des révolutionnaires réels ou virtuels, en conséquence enrôlés dans une entreprise supposée les menant au Pays de Cocagne, alors qu'en réalité elle n'était destinée qu'à les déporter loin de Paris. 

Le Premier Convoi 1848, tel que Michèle Perret nous raconte, restitue à ce moment précis, occulté dans l'historiographie de la colonisation de l'Algérie, ses principaux temps forts. Le premier, placé sous le signe de la tourmente, relate le contexte historique déjà exposé, pour aboutir aux conditions ayant décidé ce "peuple élu" à faire partie dudit convoi. Son cadre spatial est Paris, et le faubourg Saint-Antoine en particulier[4]. Le second, en rapport avec le voyage vers la "terre promise", est placé plutôt sous le signe de l'euphorie. La belle France traversée, la France riche laissée derrière soi puis la traversée de la Méditerranée, cette grande ouverture d'horizons pour des gens qui n'avaient jamais vu la mer ni connu autre ciel que celui de Paris, autorise toutes les promesses, les beaux rêves, les meilleures attentes. Jusqu'au moment où tout le monde tombe des nues. 


Ce roman historique est d'autant plus intéressant et attachant qu'il
Michèle Perret
est écrit par une auteure née en Algérie, qui porte dans le cœur et sur le dos sa maison natale, cette terre sur laquelle elle a vécu, pendant 18 ans, son enfance et sa prime jeunesse. Il ne serait pas interdit de voir à travers le moment d'histoire qu'elle reconstitue, les personnages qu'elle met en scène, les lieux décrits en France et en Algérie, une part d'elle-même, tirée de la vie des siens et de son propre passé, et fondue au creuset de l'épreuve qu'elle romance. 


En conclusion, on ne peut qu'être subjugué par cette nouvelle œuvre de Michèle Perret. Même si la nostalgérie[5], finement dosée à travers ce roman, n'égale pas celle qui marque les précédents écrits de l'auteure, le roman n'en est pas dépouillé des résonances intérieures, voire intimes, qui le rendent tout aussi agréable à lire que Les Arbres ne nous oublient pas

A. Amri
21.02.2020


Notes:
1- Organisation destinée à fournir du travail aux chômeurs parisiens après la révolution de février 1848, qui n'a duré que trois mos.

2- Rappelons ici que Victor Hugo fait d'un point situé entre la Râpée et le Faubourg-Saint-Ouen le lieu où vit Jean Valjean.


3-  Il faut remarquer ici qu'une partie des émeutiers arrêtés dans la répression des journées de juin, condamnés à la transportation et n'ayant pu bénéficier de grâce, devront attendre l'exécution de la loi du 24 janvier 1850, votée sous Napoléon III, pour être déportés vers des établissements disciplinaires créés en Algérie. Quant aux graciés, cette même loi de janvier 1850 leur faisait mirer, à travers son article 2, un avenir radieux au bout d'une période de mise à l'épreuve dans des établissements agricoles en Algérie. “Après les trois premières années, ceux qui justifieront de leur bonne conduite pourront obtenir, à titre provisoire, la concession d’une habitation et d’un lot de terre sur l’établissement.”

4- Le choix du Faubourg-Saint-Ouen et la suspicion dont sa population fait l'objet dans ce roman ne sont pas arbitraires. Idéal pour dresser des barricades à cause de l'étroitesse de ses rues, le faubourg a été constamment le principal foyer des révolutions et émeutes parisiennes. Au cours des sanglantes émeutes de juin 1848, pas moins de 65 barricades y ont été élevées, et Les Misérables de Victor Hugo consacrent plusieurs pages à ce haut lieu de résistance parisienne. Au cours des révolutions de 1789, de juillet 1830 et de février 1848, qui s'étaient soldées chacune par la chute d'un monarque, c'est à la population du Faubourg-Saint-Antoine que revient la part déterminante de ces moments historiques.
5- Ce trait humain et quasi commun à tous les auteurs dits pieds-noirs, émerge dans diverses œuvres de Michèle Perret, dont:
Les arbres ne nous oublient pas, Chèvre feuille étoilée, 2017.
- Terre du vent, une enfance dans une ferme algérienne (1939-1945), Paris, L’Harmattan, 2009.
- D’ocre et de cendres, femmes en Algérie (1950-1962), Paris, L’Harmattan, 2012.
- L'enfance des Français d'Algérie avant 1962, collectif, sous la direction de Leïla Sebbar, Saint-Pourçain, Bleu autour, 2014.
- A l'école en Algérie : des années 1930 à l'Indépendance, collectif, sous la direction de Martine Mathieu-Job, Bleu autour, 201 


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jeudi 20 février 2020

Espèces, chèque, carte, aval, crédit: d'où viennent ces mots ?

Que vous payez en espèces, par chèque,  par carte, lettre d'aval ou à crédit, sachez que tous ces modes de règlement tirent chacun son nom de l'arabe.

Espèce, dérive de épice [1],[2],[3],[4], et ce dernier de l'arabeأبْزَارٌ abzar
[5],[6],[7], pluriel de بزْرٌ bizr (épice), racine dont le persan a tiré بازار, bâzâr (« marché »), rendu à l'arabe au même sens, puis  devenu mot français

Parce que les épices étaient autrefois très chers, il était assez fréquent de les utiliser comme mode de paiement. On payait alors en épices, d'où l'expression "payer en espèces".

De épice dérivent épicer, épicien épicier, épicerie, épicé, quatre-épices, épices des juges, pain d'épices...
 

Du même أبْزَارٌ abzar dérive le moyen français espicier et echpicier qui désignaient autrefois un officier ayant soin des épices.

Chèque dérive de l'anglais  check ou cheque (« contrôle », « vérification »), lui-même de l'ancien français  eschec, en jeu d’échecs signifiant attaque sur le roi, issu de l'arabe cheikh [8],[9],[10], (chef, chef de tribu), qui a donné aussi "échec et mat", de l'arabe الشيخ مات [esch-chikh mêtt (le cheikh est mort). 
Remarquons aussi qu'il n'est pas exclu que "chèque" dérive de l'arabe "صِكٌّ sik"[11] signifiant proprement ordre, billet puis chèque.

Dérivés: chéquard, chéquier, traveller chèque, chèque-vacances, chèque-restaurant, chèque-repas, chèque-cadeau, chèque en blanc, chèque en bois, chèque de voyage....

Carte (attesté d'abord en français au sens de "jeux de cartes", 1393), supposé venir du latin charta (papier, écrit, livre), lui-même
Cartomancien cartable, cartouche, carton: dérivés de carte
du grec ancien χάρτης kartès (feuille de papyrus ou de papier), viendrait plutôt de l'arabe dialectal كاغط kart (papier), lui-même  de l'arabe كاغد karid (id.). Et quoiqu'il en soit,
le grec ancien χάρτης kartès dérive à son tour soit de l'arabe قرطاس qartas (même sens), mot persan qui signifie papyrus, soit de ce persan qui serait dérivé à son tour de la racine arabe قرط qart [12]. Cette racine s'apparente probablement au charta [13] latin, mot emprunté à l'égyptien ancien et désignant le papier[14].

Les dérivés de carte dépassent les 150 entre mots et expressions: voir carte sur Wiktionnaire. Carton, cartable, cartouche, cartomancie, entre autres apparentés, dérivent de la même racine.

Rappelons à ce propos que le moyen français cartelle, qui signifie lettre, billet, ne vient pas du latin charta, comme l'indique le TLFi, mais de l'arabo-turc خرطار khartar (peau préparée pour l'écriture), du verbe arabe  خرط kharata [15], qui signifie frotter, racler, et pourrait bien être la racine du français gratter.

Pour le mot aval, comme le défend si bien Salah Guemriche, l’auteur du Dictionnaire des mots français d’origine arabe, il est tiré de l'arabe حوالة hawala (mandat), du verbe حَوٌَلَ hawwala (virer, transférer). Le Robert et le Larousse ont déjà reconnu cette étymologie.


Enfin le mot crédit, emprunté à l’italien credito (emprunt, dette), à la fin du 15e siècle, vient de l'arabe قَرْضٌ qardh [16]. On le soupçonnait, si je ne me trompe pas, depuis Jacob Golius [17] et Georg Wilhelm Freytag [18]. Les dérivés et apparentés de ce mot en français ou en latin (credo étant de la même souche) sont nombreux; nous en citons quelques-un: créance, crédibilité, accréditeur, croire, croyance, croyant.


A. Amri
20.02.2020

Notes:

1- Benoît Crespin, La cuisine du futur, c'est maintenant!, Edipro, 2016, p. 21.
2- Catherine Ducatillion, Landy Blanc-Chabaud, L'art d'acclimater les plantes exotiques: Le jardin de la Villa Thuret, Ed° Quae, 2010, p. 22 
3-  Hussein I. El-Mudarris, Olivier Salmon, Les relations entre les Pays-Bas et la Syrie ottomane au XVIIe siècle, Ed° El-Mudarris, 2007, p. 38
4- Dictionnaire de la conversation et de la lecture, Volume 24, Paris, 1835, p. 475
5- Leopoldo de Eguilaz, Glosario etimologico de las palabras españoles, Grenade 1886, p. 4/5.
6- Louis Pierre Eugène Amélie Sédillot, Histoire générale des Arabes; leur empire, leur civilisation, leurs écoles philosophiques, scientifiques et littéraires, Paris Maisonneuve, 1877, p. 423
7- Henri Lammens, Remarques sur les mots français dérivés de l'arabe, Beyrouth Impr. Catholique, 1890, p. 106
8- New Catholic World, V. 10, New York, 1870, p. 685
9- Comte Abbé de Robiano, Les Échecs simplifiés et approfondis, Bruxelles, 1847, p. 3  
10- Jacques Mislin, Les saints lieux, V. 1, Paris, 1858, p. 300, note 1. 
11- Pour la bonne raison que "س s" et le "ص s" (variante amplifiée, tonique) arabes et le "ch" roman se permutent ( chagrin, chiffre, gamache).
12- Stephen Weston, A specimen of the conformity of the european languages particularly the English, with  the oriental languages, Londres, 1802, p. 130/131. 
13- En latin, le digramme ch se prononce toujours k. Voir Edouard Sommer, Cours complet de grammaire française..., Paris, 1861, p. 2.
14- A. B., Papier, in Annales de philosophie chrétienne, V. 44, Paris, 1852, p. 41.
15- Antoine Paulin Pihan, Dictionnaire étymologique des mots de la langue française dérivés de l'arabe ..., Paris, 1866, p. 101.
16- Jean-Jacques Schmidt, Vers une approche du monde arabe, Dauphin, 2000, p. 219.

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