samedi 1 février 2020

"Refuser": un verbe qui refuse l'incertitude de Littré et l'ingéniosité de Diez


« Si la langue de Voltaire, suivant Voltaire lui-même, est une gueuse fière à laquelle il faut faire l'aumône, la langue arabe, au contraire, semble la donner. » Pierre Dupuy [1].

 
Le verbe français "refuser" date de 1100 à 1150. On présume qu'il
est issu du provençal refuser, refudar, refuidar (de sens identique). Littré le juge toutefois "mot incertain" [2]. Et Diez veut que le verbe français soit issu d'une confusion entre le latin "refutare" et "recusare"[3][4]. Sans doute par allergie à l'arabe, Diez n'a même pas songé à signaler l'analogie, pourtant plus que frappante, entre le français "refuser" et l'arabe "رفض rafadha" (de sens identi-que), dont l'égyptien tire sa variante dialectale "رفز rafaza". Or le radical arabe est bien plus pertinent que le produit amalgamé de cette cohobation philologique faite par Diez. Rappelons que Littré qualifiait celle-ci de "conjecture ingénieuse, sans être tout à fait sûre". Rappelons aussi que ce même Littré dit ne pas comprendre d'où vient le "h" de l'espagnol "rehusar" (refuser) et le "s [z]" du français que le latin n'a pas. Selon toute apparence, la même allergie évoquée au sujet de Diez semble avoir fait oublier à Littré deux règles de vocalisation mentionnées à la fois par Dozy et Lammens. La première,  le "ف f"  arabe se permute quelquefois, autant dans l'orthographe espagnole que celle du français, avec le "h". En espagnol, on en voit l'illustration à travers des mots tels que الفستق [al fostoq] alhocigo [pistache], الفندق [al fondoq] alhondiga [fondouk],قفيز [qafiz] cahis, [cahis]... En français,فردة [ferda] hardes [voir aussi farde, fardeau], et فرس [faras] haras.

La seconde, le " ض/ظ/ذ dh" arabe (qui se prononce à peu près comme l'anglais "th" [father, mother, this...] se permute avec le "z": حافظ [hafidh], hafiz [inspecteur]; النظم, [an-nadm], anazmes, ضابط [dhabit], zabit [inspecteur de police],  نظام[nidham], nizam, مؤذن [moueddhin] muezzin...

Comparez avec l'occitan "refusar", "refudar", "refuidar", le roumain "refuza", l'italien "rifiutare", l'anglais "refuse". 

A. Amri
01.02.2020

Notes:

1- Le nouvel Anacharsis dans la Nouvelle Grèce, ou L'Hermite d'Épidaure, V. 1, Paris, 1828, p. 302. 
2- Dictionnaire de la langue française, T. 2, Paris, 1869, p. 1552. 
3- « refuser », dans Émile Littré, Dictionnaire de la langue française, 1872–1877
4- « refuser », dans TLFi, Le Trésor de la langue française informatisé, 1971–1994


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jeudi 30 janvier 2020

Maltisation de la société maghrébine


Aux origines, Malte parlait punique. Puis, de la fin du 11e siècle jusqu'au 13e,  arabe, et arabe tunisien surtout. C'est à la faveur de la conquête aghlabide initiée vers 870 et terminée au 11e siècle, que cet arabe s'est imposé -on pourrait dire sans difficulté(1), à une population dont la langue d'origine était du même rameau sémitique. Tout comme pour la Sicile musulmane, la conquête normande (1090) n'a pas marqué de façon notoire ni l'arabité de l'administration ni celle de la population (voir à ce propos les travaux de Joseph Aquilina). Il faut attendre les vagues successives d'expulsion des musulmans maltais (dont la première commence vers 1270 et la dernière à la fin du 15e siècle) pour voir le début d'une romanisation qui, sans réussir à saper le substrat arabe du maltais, l'a quand même assez créolisé.

En 1789, Jean-Claude Pingeron (1730-1795) écrit: "Quoique Malthe soit regardée comme une des Isles de l'Europe, à cause de ses relations avec les différens États de cette partie du monde, il n'en est pas moins vrai qu'elle devrait plutôt appartenir à l'Afrique, dont elle est presque aussi voisine que de la Sicile. La Langue de ses habitans est presque la même que celle des Africains, c'est-à-dire , un Arabe corrompu."[2]. Un siècle plus tôt, Jean Thévenot soulignait que  "la langue naturelle de l'île de Malte est l'Arabe, mais l'Italienne y est fort commune particulièrement à la ville" [3].


Substrat arabe en maltais

De nos jours, on assiste à un processus similaire (dit "maltisation") qui cible, cette fois-ci,  les pays maghrébins. L'usage du francarabe, où alternance codique (ou code-switching) et emprunt lexical se côtoient et se confondent, surtout à travers les médias de télédiffusion, ainsi que la contagion qui s'en répand dans la société maghrébine, n'en sont que les prémices.




Maltisation tunisienne (spécimen)

"Au-delà des problèmes pédagogiques et sociaux qu'il pose, écrit Ahmed Moatassime(4), un choix multilinguistique débridé, notam-ment s'il est dominé par une seule langue étrangère, au détriment de l'arabe, langue officielle et fédératrice, risque de mener à l'impasse. Ce choix pourrait, dans les conditions sociales peu favorables que l'on sait, conduire à un dysfonctionnement cognitif, tout à fait contraire à la "richesse" légitime recherchée. Surtout au niveau de la communication de masse, comme on en voit déjà les prémices à travers le "francarabe" qui contribue à la "pidginisation" de la société maghrébine, voire à sa "créolisation" ou, plus encore, à sa "maltisation". C'est ce qui pourrait se solder par un coût élevé pour de si maigres résultats, sans pour autant garantir à l'élite rescapée un discours national performant, ni d'ailleurs, et encore moins, une communication internationale intégrale qui reste du domaine privilégié de l'anglais."


A. Amri
30.01.2020



Notes:
1- Voir Nathalie Bernardie, Malte: parfum d'Europe, souffle d'Afrique, Cret, Bordeaux III, 1999, p. 343
 

2- Domenico Sestini, Lettres, trad. Jean-Claude Pingeron, T. 2, Paris, 1789, p. 398, note 1.

3- Relation d'un voyage fait au Levant, Rouen, 1664, p. 18.

4- Le Maghreb face aux enjeux culturels euro-méditerranéens, Ed° Wallada (Maroc), 20008, p. 187.







mardi 28 janvier 2020

Elle était de tous les combats

Elle était de tous les combats.

Fille d'une professeure d'arabe et d'un perspectiviste qui a subi la prison et la torture sous Ben Ali, elle semble avoir bu avec le lait maternel sa trempe de résistante tunisienne. Et son courage à toute épreuve, inébranlable, sur tous les fronts. 

De la lutte ardue contre la dictature à celle, pas moins ardue, contre
Lina Ben Mhenni
la maladie(1), en passant par les combats de chaque jour pour une Tunisie qui vaille plus de considé-ration et de fierté, Lina est restée constamment fidèle à la résistante-née.

Ci-dessous, en modeste hommage à celle que la mort nous a ravie, la traduction d'un extrait de sa première page de blogueuse. Je crois que c'est son baptême de feu en tant que cyberdissidente. Et Lina le dédiait aux prisonniers politiques. Non sans en appeler, à travers le dit et le non-dit du texte, à la conscience des Tunisiens soumis au bâillon de la terreur pour en prendre acte.

"Que vous dire ? Une année s'est écoulée; une autre commence. Et vous êtes derrière les barreaux. Que pourrais-je dire encore ? L'histoire sublimera votre résistance mais citera avec mépris notre lâcheté, notre soumission, notre résignation. Je transpire à grosses gouttes d'amertume. La colère tourmente ma langue comme une orange passée au pressoir. 

Que vous dire de plus, sinon ce que Ghassan Kanafani(2) a dit: "[...] Je ne peux pas m'assoir pour ravauder mes blessures comme les hommes leurs chemises."

Hommes libres, la douleur étreint mon cœur quand je vois à quel niveau d'indifférence nous sommes arrivés.

Vous avez porté, vous portez et porterez ce rêve de leur mettre sous la gorge la lame tranchante de la vérité. Et ils vous ont enchainés aux fers. Mais vous avez opposé aux chaînes votre résistance, votre force et votre foi en vos principes.

Puissiez-vous demeurer à jamais libres! Que chaque nouvel an célèbre votre résistance ! "

Lina Ben Mhenni (31 décembre 2009)
Source: http://atunisiangirl.blogspot.com/2009/





1- Souffrant d'une insuffisance rénale dès l'âge de 11 ans, elle a été soumise d'abord à l'hémodialyse pendant un certain temps, puis, l’insuffisance devenant plus aiguë,  à la dialyse péritonéale. On peut imaginer ce que Lina a dû souffrir, quand on sait qu'une séance de ce second type de dialyse dure 10 heures, et que Lina devait en subir 6 par semaine. A quoi ajouter toutes les contraintes imposées par cet état de santé, les privations d'ordre alimentaire, la claustration, etc. Ce calvaire a dû durer je ne sais combien de temps. Son père, puis un oncle, l'un et l'autre voulant lui offrir un rein, ont été disqualifiés, le premier parce que souffrant de diabète, le second étant d'un groupe sanguin incompatible. Puis, en 1916, alors que Lina avait 32 ans, c'est un rein offert par sa maman qui va mettre fin à cette rude épreuve. Lina ressuscitait. Quoique pour quatre ans seulement. Elle pouvait désormais reprendre sa vie normale, travailler comme enseignante d'anglais à l'université, revenir à ses activités sportives, participer à des tournois internationaux au sein d'une équipe nationale de "ressucités" (équipe d'athlètes ayant subi des greffes d'organes) comme elle, et remporter  même des médailles

2- Écrivain palestinien et membre du Front Populaire pour la Libération de la Palestine, né le 8 avril 1936 à Acre, et mort assassiné par le Mossad le 8 juillet 1972 à Beyrouth.





Quand les médias crachent sur Aaron Bushnell (Par Olivier Mukuna)

Visant à médiatiser son refus d'être « complice d'un génocide » et son soutien à une « Palestine libre », l'immolation d'Aar...