mardi 11 novembre 2014

Marzouki tel que j'ai connu - Par Ahmed Manai

Dr Ahmed Manai se passe de présentation pour ceux qui ont vécu les années de braises tunisiennes, ou en savent l'histoire. Mais s'il faut le présenter quand même, et de façon succincte pour introduire le témoignage ci-dessous, nous dirons que cet agronome et expert international auprès de l'ONU est le premier opposant déclaré de Ben Ali. Pour s'être présenté aux élections d'avril 1989 et avoir transgressé un tel tabou politique, il était devenu l'ennemi public numéro 1 du dictateur déchu. Torturé, emprisonné, traqué en exil, tabassé à maintes reprises par les sbires du palais de Carthage, menacé de mort lui et sa famille, en janvier 1993 il a créé avec Mondher Sfar le Comité tunisien d'appel à la démission de Ben Ali. Un an plus tard, il a publié Supplice Tunisien - Le jardin secret du général Ben Ali, livre dans lequel il a dénoncé la torture et les persécutions ciblant les opposants au dictateur.

Le témoignage ci-dessous, qui paraitra en arabe au journal Akhbaraljoumhouria le vendredi 11 novembre 2014, tout en rappelant les circonstances dans lesquelles Manai a pu connaître de près Marzouki, éclaire la personnalité pour le moins paranoïaque de ce dernier.

Merci à mon ami Dr Ahmed Manaï de m'avoir accordé l'exclusivité de sa publication et sa traduction en français sur ce blog.



Au mois d'octobre 1981, l'ami Dr Abdelhamid Hachem, nommé  Chef du Département de Chirurgie Orthopédique à la Faculté de Médecine de Monastir, m'a rendu visite à ma maison à Ouardanine. Je m'occupais alors des prisonniers du mouvement  de la Tendance Islamique (ndt: acuelle Ennhdha) et je militais activement pour leur défense avec feus Dr Hammadi Farhat, Ali Arnaout et Taieb Kacem.

J'ai demandé à Taieb Kacem s'il connaissait personnellement parmi ses amis quelqu'un pouvant nous aider dans ce qui nous préoccupait. Il m'a recommandé Dr Moncef Marzouki et m'a conseillé de le contacter de sa part. J'ai agi en conséquence et j'ai rencontré Marzouki à la plage Boujaâfar à Sousse.
Nous nous sommes assis pour plus d'une heure; et alors que je lui expliquais l'affaire des détenus et les problèmes de leurs familles, l'homme était absorbé par ses méditations, la face tournée à la mer, à peine conscient de ma présence. Puis, subitement, lui ayant dit que j'allais bientôt partir au Maroc où je travaillais à la B.I (Banque Internationale), il s'est tourné vers moi et m'a dit que son père vivait au Maroc. Puis il m'a demandé si je pouvais lui rendre visite à Marrakech pour lui transmettre une lettre, ce que j'ai accepté.

Tout au long de la décennie des années 80, nous ne nous sommes pas rencontrés beaucoup, deux ou trois fois tout au plus, qui ne m'ont pas permis de garder de lui de bonnes impressions. C'était un homme hautain, grossier, dont le visage ne savait jamais sourire.
En avril 1991, j'ai été arrêté au ministère de l'intérieur et ma famille est restée plusieurs jours dans l'ignorance de mon sort. Ma femme Malika a alors contacté Marzouki en sa qualité de président de la LDH (Ligue des droits de l'homme) et ancien ami. Elle lui a demandé de s'enquérir seulement si j'étais vivant ou mort. Il lui a répondu qu'il y avait des centaines de cas, voire des milliers, comme moi et qu'il ne pouvait rien faire.
Après avoir quitté la Tunisie fin mai, je l'ai rencontré à Paris le 15 juin 1991, en marge d'un colloque organisé au siège de l'Unesco. Il devait y faire une allocution mais il y a renoncé. Et il a refusé de m'adresser même la parole.
Nous nous sommes rencontrés plusieurs fois par la suite. Dans un symposium organisé par le CEDETIM (Centre d'études et d'initiatives de solidarité internationale), dans un autre organisé par moi personnellement au lendemain de l'annonce de sa candidature pour la présidentielle de 1994. Et j'ai saisi cette occasion pour déclarer mon désistement en sa faveur, comme je l'avais annoncé au mois d'août 1993.
Quand il fut arrêté après son retour en Tunisie,  je crois m'être acquitté de mon devoir de soutien et de sensibilisation à sa cause, moi, feu Ali Saïdi et Mondher Sfar. Nous avons constitué un comité de soutien et dénoncé sa persécution et la persécution de toutes les parties libres. Nous avons fait agir plusieurs organisations des droits de l'homme pour le soutenir et mobilisé beaucoup de journalistes pour faire connaître sa cause. Le défunt Ali Saïdi surtout n'a pas manqué de faire des communiqués chaque fois qu'il apprenait que quelqu'un a harcelé Marzouki au souk ou lui a fait un clin d’œil, ou même qu'un moustique l'a piqué !

Dans les années 1990, il ne se passait pas une semaine sans que je ne téléphone à Marzouki, sachant l'isolement mortel dans lequel il vivait. Quand son téléphone ne répondait pas, c'était à son frère Mokhles que je téléphonais. En contrepartie, jamais une fois il ne m'a téléphoné, pas même quand on m'a agressé le 29 février 1996 et le 14 mars 1997. Il ne m'a même pas contacté pour une simple consolation. L'un de ses partisans devenu plus tard son conseiller m'a appris qu'il lui serait difficile de me téléphoner. Je ne lui en ai pas voulu pour autant et j'ai continué de lui téléphoner et de le rencontrer chaque fois qu'il venait à Paris. En 1999, il a assisté au mariage de mon fils Badis. Et je l'ai présenté à toutes mes connaissances, arabes ou non arabes, comme le candidat de l'opposition aux élections présidentielles.

A la fin de l'année 2000, il m'a envoyé un livre manuscrit et m'a demandé de lui trouver un éditeur. Je m'étais démené à chercher durant un an cet éditeur mais sans succès.
Le 3 janvier 2001, je l'ai contacté par téléphone pour le mettre au courant de ce qui se passait en Tunisie, en particulier les protestations estudiantines dont il ne savait rien. Ce jour-là, il m'a confié quelque chose de bizarre. Il m'a dit que c'était le jour le plus heureux dans sa vie car l'un de ses ex-étudiants l'a contacté et lui a exprimé sa solidarité suite à la mesure arbitraire prise par le gouvernement contre lui. Plus d'un quart de siècle d'enseignement à la faculté de médecine, des centaines de médecins diplômés formés par lui, et un seul lui exprime son soutien !

Je lui ai écrit à plusieurs reprises pour le conseiller en particulier au sujet de son appel à changer le drapeau national, à transférer le siège de la capitale de Tunis à Kairouan et d'autres galéjades sur lesquelles il a fondé son programme politique.
A sa venue à Paris à la fin de 2001, quand bien même j'étais fraichement opéré j'ai été à son accueil à l'aéroport. Et je ne saurais dire tout ce que j'ai fait pour lui car je considère ces actions faites pour notre cause commune.

Trois mois après son arrivé à Paris, Moncef Marzouki s'est envolé à Washington mais en est revenu déçu. A l'époque, les Américains étaient encore satisfaits de Ben Ali et, dans tous les cas, ne pariaient pas sur Marzouki.
En 2003, un colloque s'est organisé à Aix-en-Provence avec la participation de nombreuses composantes de l'opposition tunisienne. Le colloque était parrainé par une organisation chrétienne, à l'exemple de ce qui s'était produit à Rome avec l'opposition algérienne en 1995. Mais le vrai parrain était en fait les Renseignements français qui ont pris en main la restructuration de l'opposition tunisienne. On visait d'abord à faire sortir de son isolement le mouvement Ennahdha pour l'intégrer aux autres factions. Et nommer ensuite à la tête de cette opposition Marzouki. Le colloque a duré trois jours au cours desquels on a délibéré, discuté, manœuvré, puis s'est couronné par une déclaration finale. Toutefois, Ben Jaâfar a refusé de la signer car il ambitionnait lui aussi la présidence et avait peur de la réaction du régime à son retour.
En 2008, Marzouki a signé une lettre adressée à Obama, rédigée par Radhouan Masmoudi,  demandant à l'administration américaine d'intervenir dans le monde arabe pour y instaurer la démocratie.   Cet appel initiait les préparatifs de  ce qui sera appelé le printemps arabe, coïncidant avec l'année où la chaine de télévision Al-Jazeera a ouvert ses portes pour embaucher pêle-mêle les partisans d'Ennahdha.

J'ai rompu tout contact avec Marzouki depuis 2003, et ce pour ses agissements inconsidérés, sa langue de vipère, son égoïsme et son narcissisme outré. De ses innombrables attitudes répréhensibles, je vais citer deux seulement.
La première, c'était après l'avoir reçu à l'aéroport. Nous avons convenu d'un rendez-vous pour lui présenter une amie algérienne, professeure d'économie dans une université parisienne et militante au sein du FFSA (Front des forces socialistes algériennes). Marzouki est arrivé au rendez-vous. Je l'ai salué et prié de s'assoir. Mais il est resté debout. Puis mettant à plat ses mains sur la table, il m'a dit à brûle-pourpoint:" allons, viens avec moi !"
- Où aller, lui dis-je, alors que nous sommes en rendez-vous avec la dame?" Celle-ci était assise à une table voisine.
- Tu vas venir avec moi vers le CPR (Congrès pour la république)".
Très désappointé, je lui ai lancé:" même si tu étais venu pour braconner une prostituée, tu devrais traiter celle-ci avec respect."
Il est parti sur-le-champ alors que je lui rappelais notre rendez-vous avec la dame.
La deuxième, c'était au cours d'un colloque organisé au début de l'année 2003 à Paris. A la fin de la séance matinale, les participants ont quitté la salle des travaux pour le restaurant. Alors que je tenais mon plateau et cherchais une chaise vide, j'en ai vu une à la table occupée par Marzouki. C'était juste en face de lui et j'ai dû y aller m'assoir à contrecœur. Je l'ai salué et nous avons commencé à parler de la situation en Tunisie. A un moment donné, nous avons évoqué la sécurité. Et parlant de la police politique, il s'est mis à baver et postillonner.
Je lui ai dit en toute politesse:" Si Moncef, la sécurité est indispensable dans toute société et sous n'importe quel régime." Il a quitté alors sa chaise, furieux, pris son plateau et est allé s'assoir à une autre table en me disant, rageur: " puisque tu aimes la sécurité, reste là avec ta sécurité !"
Sans doute certains se souviennent-ils comment, le 1er janvier 2012, il a présenté ses vœux de chef d'Etat à tous les corps civils et militaires mais omis le corps sécuritaire. Le lendemain, il a été contraint de se rattraper suite à la vague de protestations.
J'ai tenté, pendant des années, d'inciter Marzouki au dialogue sérieux concernant l'alternative qu'il envisage et de le prévenir contre le danger de penser et d’œuvrer à faire tomber le régime et causer un vide constitutionnel faute d'alternative prête et capable d'assumer les charges de l'Etat. Mais il est resté fidèle à son tempérament turbulent et sa nature révolutionniste, rôle dont il maîtrise le jeu.
Je me suis habitué à ne garder de ceux que j'ai connus, y compris ceux qui m’ont fait du mal, que le bon côté. Mais je suis incapable de trouver ce bon côté chez lui. En lui je n'ai trouvé que l'ingratitude, l'égoïsme, l'arrogance, la langue vipérine et le mensonge.
Parmi ses mensonges, ce qu'il a répandu lui et ses nervis sur moi et mon fils dans son livre noir, en prétendant s'appuyer sur les archives de l'ATCE (Agence Tunisienne de Communication Extérieure).
Je dédie ce papier à certains de ses camarades du parti, de ceux qui sont devenus ministres et conseillers dans son Etat et qui venaient me voir pour se plaindre de leur président, de sa mauvaise conduite à leur égard, ce qui a fait que 4 fondateurs seulement sont restés en 2011 des 31 que comptait le parti à sa fondation en 2001.

samedi 8 novembre 2014

Lumière au bout du tunnel, par Amina Bettaieb

Comment expliquer mon émotion esthétique face à ce tableau?

Peinture d'Amina Bettaieb
Mais à quoi bon expliquer l'émotion d'abord ? Le Beau n'a pas besoin de mots pour se faire valoir ni voir. Son pouvoir intrinsèque, souverain, l'assure de la magie inouïe qui y fait mordre tout œil émotif, sensible, généreux.

La première impression qui se dégage de cette toile est la chaleur. Non seulement de la palette des couleurs, étouffante ! mais de l’atmosphère ambiante qui enveloppe ce beau brin de fille rêvant. Tout est chaud dans ce tableau. Même le regard triste et distrait de la belle rêveuse semble consumé dans le halo des teintes dorées, rougeâtres, orangées, grenadines qui procèdent du champ chromatique du feu.

Le décolleté ne peut que rajouter à telle impression. Le verre pareillement. De même que les cheveux en chignon et, en arrière plan, comme une mise en abyme, ou la bulle d'une vignette de bande dessinée qui éclaire une pensée, ce tableau dans le tableau, riche, opulent en évocations.

Le livre ouvert mais délaissé au profit de la rêverie, le verre plein et si alléchant mais boudé par les lèvres vermeilles, semblent connoter tout autant la soif spirituelle que la soif physique. Toutes deux capables de se désaltérer mais paraissant "en mal de force apéritive". Sans doute parce que la vraie substance désaltérante se trouverait ailleurs. Dans cette chose qui habite et taraude la tête, l'appesantit un peu et lui donne ce regard fixe abimé dans l'ailleurs.

Le violet et les teintes froides, comme des nuages qui surplombent la tête, semblent dire qu'on a beau être jeune et beau, c'est du noir qu'on broie. Mais pourquoi broyer du noir?

Parce que le Beau ne respire ni ne s'épanouit entre quatre murs, serait-il pourvu de toutes les commodités nécessaires à son confort.
Et c'est ce qui semble faire la force suggestive du tableau dans le tableau, incrusté à l'angle droit, à hauteur du front appesanti et incliné.

Au bout d'un tunnel ou d'une porte ouverte (la symbolique serait quasiment la même), une femme apparemment dans son élément, vue de dos mais pas moins coquette, qui jouit de la mobilité au grand air, en plein soleil. Et qui, tout en tournant le dos à un espace clos, ou un passé sombre, esquisse un pas vers l'avant et ouvre grand ses bras comme pour étreindre l'horizon. Le vent qui soulève sa robe, ou sa jupe, et l'eau de mer qui tempête autour d'elle, semblent traduire la symbiose entre la chair féminine vivante et les quatre éléments qui s'offrent à elle dans toute leur exubérance.

Ce petit tableau incrusté dans la toile est un peu comme la fenêtre dans l'univers de Madame Bovary. Ou de toute vie qui languit dans telle ou telle prison. C'est également, dans une optique en rapport avec le taoïsme et les pratiques méditatives, le troisième œil, celui de la connaissance de soi.

A. Amri
8.11.14

 Sur le même sujet:

Amina Bettaieb: portraitiste de la révolution

Damnés de la guerre syrienne



En 2012, cette famille de Kurdes syriens originaires de la ville d'Alep quitte son pays pour se réfugier en Libye.

Pour Hassan Youssef Wahid, médecin, sa femme Manal Hachache et leurs quatre fillettes dont l'ainée n'a que 10 ans(1), comme pour tant de milliers de Syriens condamnés à s'expatrier dans l'espoir de trouver quelque part un havre de salut, c'est l'énième tranche de tribut à payer à cette guerre dont les principaux acteurs sont surtout des non Syriens: les jihadistes de l'internationale islamiste et leurs bailleurs de fonds qataro-saoudiens.

Quand ils débarquent en Libye, les Youssef Wahid croient avoir laissé loin derrière eux la mort et la destruction. Cependant ils déchantent vite car non seulement la Libye elle-même est livrée à une guerre civile, mais certaines de ses factions armées veulent y faire en parallèle une autre guerre, leur sainte guerre islamiste anti-Bashar.
Kurdes et ne pouvant passer que pour des pro-Bashar, Hassan Youssef Wahid et sa famille s'aperçoivent vite qu'ils n'ont fait que fuir la goutte pour tomber sous la gouttière. Malgré les éminents services qu'il est censé rendre à un pays où pour se soigner beaucoup de gens sont souvent obligés de traverser les frontières, le médecin syrien est harcelé par des menaces directes de mort. Puis sauvagement passé à tabac. Il décide alors de fuir le plus tôt possible, soit vers l'Egypte soit vers la Tunisie.

"J’ai essayé d’aller en Égypte, confie-t-il à des militants d'Amnesty, mais ils ont fermé leurs frontières aux Syriens. J’ai fait une demande de visa pour la Tunisie, mais elle a été rejetée. J’ai demandé un visa pour Malte, mais il m’a été refusé aussi. Alors, à ce stade, ma seule option était la mer." (2)

Acculé à se jeter avec sa famille dans la mer, Hassan Youssef Wahid a payé 4500 dollars pour la traversée qui devait le conduire avec les siens au "havre de salut". Le passeur qui l'a ainsi écorché lui a assuré que l'embarcation serait un navire à passagers, et non un bateau de pêche. Mais au jour "J", dans la nuit du 11 octobre 2013, le médecin et sa famille découvrent que non seulement le navire est un chalutier de pêche, mais ce chalutier est de surcroit vétuste. Quand on a tant attendu un moment aussi crucial, une opportunité aussi prometteuse, il serait difficile de puiser en soi assez de courage pour faire marche-arrière. Bon gré mal gré, s'est dit le médecin, il faut se résigner à ne pas rater le coche. D'autant que le sentiment de communauté, les quelque 500 passagers, pour la plupart syriens, qui se bousculent en la circonstance pour se jeter encaqués dans le chalutier, ne pourraient inciter qu'aux réactions suivistes.

Quelques heures après l'appareillage, l'enfer syro-libyen ne semblait pas vouloir tenir quittes ses fugitifs, qui s'acharnait à les talonner jusque au large de la mer. Le chalutier est poursuivi par un hors-bord armé qui le somme de s'arrêter. En pareille circonstance, le réflexe de tout passeur qui s'adonne à un trafic aussi juteux est d'agir au vu des risques supputés. Avec un demi-millier de passagers servant de boucliers humains, à supposer que les éléments armés du hors-bord seraient une autorité marine légale, le risque de se faire tirer dessus est minime. Mais il faut remarquer aussi que depuis la chute de Kaddhafi, il n'y a plus d'Etat en Libye, à supposer que tel Etat ait existé par le passé. Et le capitaine du chalutier savait que s'il s'arrêtait, il devait lui et ses passagers payer une lourde rançon aux éléments armés, ceux-ci, même en uniformes, étant plus pirates que véritables agents d'autorité libyenne probe. Malgré les rafales de coups de feu en l'air, le capitaine a refusé d'obtempérer. Et ce qu'on estimait peu probable en raison des boucliers humains s'est produit. Le chalutier a subi un feu nourri ciblant son corps comme ses passagers, avant que le hors-bord ne se décide à abandonner sa poursuite et rebrousser chemin. L'attaque a fait trois blessés parmi les passagers et causé de sérieux dommages à la coque du chalutier.

A partir de ce moment, alors même que le chalutier continuait de naviguer, pour tous les passagers le naufrage se profilait inévitable. D'autant que le temps tournait à l'orage et que l'eau commençait à monter à l’intérieur du bateau. En dépit de l'assistance d'une autre embarcation à laquelle le capitaine a confié quelques passagers dont les quatre fillettes du couple Youssef Wahid, l'issue tragique ne pouvait être conjurée. Il semble même que ce transfert de passagers, outre son insuffisance à contrecarrer la tragédie, ait condamné au même péril l’embarcation secourable. Déjà assez surchargée, celle-ci s'en trouvait désormais dans le même pétrin.

S'en est suivie pour quelque temps, et sur les deux embarcations, une lutte acharnée afin de pomper l'eau pour les uns et résister aux coups de vent et à l'assaut des vagues pour les autres. Mais le nombre très élevé de passagers a fini par condamner au chavirement le premier bateau. Et comme un malheur n'arrive jamais seul, presque dans les minutes qui ont suivi l'autre embarcation a subi le même sort.

Inestimable aubaine toutefois pour la cinquantaine de personnes qui réchapperont à la noyade: au moment précis où le premier bateau coulait, un hélicoptère providentiel est passé au dessus des naufragés. Les ayant immédiatement repérés, l'hélicoptère a alerté les autorités maltaises et italiennes.

Deux heures plus tard alors que la nuit tombait et que les vagues le poussaient loin des embarcations sinistrées, Hassan Youssef Wahid est secouru par les garde-côtes maltais. Un ami connu en Libye et repêché par la même équipe de secouristes lui a dit qu'il avait vu l'une de ses filles à bord d'un bateau de sauvetage. La description donnée correspond à Sherihan âgée de 8 ans. « Elle m’a appelé, dit-il, et demandé si j’avais vu son père. Je lui ai répondu de ne pas s’inquiéter et que papa viendrait la chercher. » (3)

Quelques jours plus tard, de toute sa famille frappée par cette catastrophe, Hassan Youssef Wahid ne retrouvera que sa femme, sauvée par les garde-côtes italiens. Aujourd'hui, le couple vit en Suisse où il est en passe de bénéficier du statut de réfugiés. Et malgré une année de vaines recherches par l'intermédiaire de la Croix-Rouge en Malte et en Italie, ce couple est incapable de faire son deuil de ses enfants. Il s'accroche encore à la faible lueur d'espoir suscitée par cet homme qui aurait vu saine et sauve l'une de leurs filles.


A. Amri
8.11.14



Notes:
1- Randa, Sherihan, Nurhan et Kristina, respectivement âgées de 10 ans, huit ans, six ans et deux ans.

2- Le récit d'un père qui a perdu ses quatre filles

3- Ce même témoin précise: "elle a huit ans et elle a perdu ses dents de devant. Elle a le teint plus foncé que ses sœurs": c'est à la lumière de ces éléments que l'identification de Sherihan par son père est établie.

Quand les médias crachent sur Aaron Bushnell (Par Olivier Mukuna)

Visant à médiatiser son refus d'être « complice d'un génocide » et son soutien à une « Palestine libre », l'immolation d'Aar...