Ouardanine, le 15 mars 2022
Monsieur le Président de la République Tunisienne,
Je vous adresse d’abord, dignes de votre rang, mes salutations.
Il y a trois ans, plus exactement le 9
février 2019, le hasard nous a réunis dans le hall d’accueil d’une
chaîne de télévision en cours de création, tous deux invités par la
journaliste Mme Laila Attia Allah. Mon audience avait été enregistrée,
quoiqu’à ce jour pas encore diffusée, et j’attendais d’être ramené chez
moi, tandis que vous, vous venez à peine d’arriver et votre audience n’a
pas encore débuté. Nous nous sommes assis pendant plus d’une heure
ensemble et nous n’avons pas beaucoup parlé. Vous étiez si réservé, non
sans un certain air altier comme si vous vouliez prévenir ainsi tout
échange avec moi. Toutefois, si j’avais imaginé que vous deviendriez un
jour Président de la République tunisienne, je vous aurais parlé de ce
dont je traite par la présente, car c’est ma préoccupation depuis onze
ans.
Kaïs Saïed |
La question concerne les relations diplomatiques tuniso-syriennes, qui ont été rompues il y a dix ans, et la nécessité de les rétablir, car je pense que le peuple le souhaite, même si je ne l’ai pas consulté à ce sujet.
J’ai déjà écrit à ce propos à messieurs l’ex-président provisoire et le ministre des Affaires extérieures dans le gouvernement provisoire de l’époque, quand bien même cette dernière correspondance était implicitement adressée au beau-père de tel ministre, Ghannouchi, dont la main mise sur le pays avait atteint un degré tel qu’il déclarait, immédiatement au lendemain des élections législatives de 2011, que la Tunisie allait renvoyer les ambassadeurs de Syrie et du Yémen et délivrer les locaux de leurs ambassades respectives à l’opposition des deux pays concernés. Ghannouchi n’était alors que chef d’un parti qui a remporté la majorité électorale.
J’ai écrit également au chef de parlement et aux députés. Puis en co-auteur avec la militante Hend Yahia, j’ai encore écrit au défunt président Béji Caïd Essebsi, à son ministre des Affaires extérieures ainsi que, par trois fois, au président turc Recep Tayyip Erdoğan. Ce dernier était ce que l’on peut appeler une vieille connaissance, lui ayant rendu visite à Istanbul à la tête d’une délégation internationale en date du 18 mai 1998. C’était à la fois pour le soutenir alors qu’il faisait face à un procès martial, et pour lui faire part de mon désaccord car il a impliqué son pays dans une guerre d’agression contre la Syrie.
Il est donc tout à fait naturel que je vous écrive à votre tour, votre Excellence étant le Président de la république tunisienne, même si je constate qu’actuellement, vous êtes bien plus préoccupé par les soucis de semoule, de farine, d’huile subventionnée, que des problèmes internationaux. Cependant, ces soucis d’ordre intérieur, si importants soient-ils, ne sauraient s’accaparer en exclusivité l’attention d’un président de la république. Quoiqu’il en soit, le devoir me somme de vous écrire, d’autant que je suis d’ores et déjà certain que vous serez le dernier président tunisien que j’aurais interpellé à ce sujet.
Prémices [de la tragédie syrienne]
À la mi-mars 2011, des manifestations, des émeutes et des violences ont éclaté dans la ville de Deraa, dans le sud de la Syrie, à la frontière jordanienne. Cela a commencé à l’instar de ce que connurent de nombreux pays arabes, à commencer par la Tunisie ; puis la contagion s’est rapidement étendue aux villes, villages, zones rurales et de nombreuses bourgades de Syrie. La violence s’est accrue et ses victimes allaient croissant, déplorées aussi bien du côté des civils, des universitaires, des étudiants et autres catégories, que du côté des forces de l’ordre gouvernementales, avec, notamment, de nombreux assassinats ciblant des soldats et des policiers. Puis les violences ont atteint leur paroxysme lorsque, au mois de juin, un attentat à la bombe, le tristement célèbre massacre de Jisr al-Choghour, a ciblé une caserne, tuant pas moins de cent vingt membres de la sécurité.
Mission d’observation arabe
A travers une démarche unique dans l’histoire de la Ligue arabe, le Conseil des ministres arabes des Affaires étrangères a approuvé une initiative concernant la Syrie, et ce dans le but d’aider ce pays frère à résoudre au plus tôt sa crise politique. Cela a été fait, et les observateurs arabes ont accompli ce qui leur avait été confié, puis ils ont rendu un rapport à la fois objectif, professionnel, honnête, complet et équilibré, lequel a été soumis par le chef de mission au Conseil de la Ligue le 17 janvier 2012. Le rapport conclut entre autres que les autorités policières et militaires syriennes n’ont eu recours au tir que pour riposter en légitime défense à des éléments armés. C’est probablement ce constat qui a dû enrager certains pays, lesquels avaient hâte de mettre en œuvre la destruction de la Syrie, ce qui les a incités à enterrer le rapport d’une part, et d’autre part accélérer le renvoi de l’affaire devant Conseil de sécurité, espérant que ce dernier légifèrerait dans le sens qu’il avait suivi auparavant au sujet de la Libye. Mais cette tentative a lamentablement échoué, comme vous le savez, à cause de l’utilisation par la Chine et la Russie du véto.
J’étais l’un des membres de la mission, je suis Ahmed Manaï
J’étais l’un des cent soixante membres de l’expédition, et le rapport que la Ligue arabe a dissimulé m’a été envoyé par e-mail par mon regretté ami, Dr Qais Al-Azzaoui, à l’époque représentant de l’Irak à la Ligue arabe. Je l’ai découpé en trois séquences [en vue de le faire traduire], envoyant l’une à mon ami Safouane Grira à Paris -personnage que vous connaissez bien puisque vous avez assisté à sa cérémonie de son mariage, une autre à l’ami algérien Omar-Al-Mazri à Aix-en-Provence. Et j’ai conservé la dernière séquence pour moi. Au bout de deux jours, la traduction française était prête ; et le site de l’Institut tunisien des relations internationales l’a publiée, puis à partir de la version française, le texte a été traduit en diverses autres langues.
Le 5 février, la Tunisie a rompu ses relations avec la Syrie, expulsé la délégation syrienne de Tunisie et invité notre ambassadeur à Damas à revenir au pays, laissant notre diaspora en Syrie à découvert, sans protection consulaire. Le 24 février 2012, la Tunisie accueillait le symposium de ce que l’on a convenu d’appeler « les Amis de la Syrie ». Or ce dont personne ne doute, c’est que pas un Etat, un seul de toute cette clique internationale d’imposteurs, ne pourrait soutenir la grotesque usurpation d’identité. Ces tristes saltimbanques réunis audit symposium -est-il besoin de le rappeler ? ont été tour à tour racoleurs et commanditaires -en Orient comme en Occident- de légions de terroristes, instructeurs militaires de ces légions, bailleurs de fonds les entretenant sur un grand pied, pondeurs de fatwas sanctifiant pour leur « noble cause » même l’insensé [prostitution jihadiste], et propagandistes dévoués -officiels et leurs médias- de telles hordes du chaos. Tous se sont ligués pour détruire la Syrie, tous ont œuvré à démanteler son Etat. J’en veux pour exemple l’aveu de l’ex-chef de gouvernement qatari que son pays a dépensé cent trente-cinq milliards dans les basses manœuvres visant à faire tomber la Syrie. Mais…
Dix ans de guerre planétaire contre un peuple magnanime
Cent trente pays enthousiasmés, des plus grands aux plus nains, tous égaux et se valant en criminalité, ainsi que les ignobles organisations terroristes wahhabites et fréristes, se sont réunis en Tunisie pour ourdir le plan d’attaque contre la Syrie. Et c’était à dessein de renverser son État, profaner sa terre, disperser son peuple et s’emparer de ses ressources. S’ensuivirent dix ans de guerre des plus sale où tout fut permis : les tueries, les destructions d’infrastructures et de tout, le boycott économique et financier, les « pactes » implicites de famine, le pillage de pétrole national, le vol d’usines, la destruction par le feu de récoltes agricoles, et par-dessus cela encore, les mensonges systématiques, les calomnies, les tartufferies instrumentalisant la religion… Un bon nombre de Tunisiens ont contribué dans une large mesure à ces crimes, qui par le racolage de recrues destinées à l’Holocauste syrien, comme les cheikhs apôtres de terrorisme formant la coterie des soi-disant oulémas musulmans (dont Ghannouchi, Al-Khadmi, Al-Najjar et d’autres), qui par l’action directe sur le terrain, soit en tant que zélote, tueur, sicaire, exécuteur de hautes besognes, soit tout simplement en tant que ravisseur [entre autres de femmes et d’enfants destinés à la traite d’humains dont raffolait le tristement célèbre calife al-Baghdadi].
Un des cas humains, sans doute l’unique dont les faits ne cessent de m’impressionner, est Ghannouchi. Je l’ai connu en octobre 1968 à la mosquée de Paris. Il venait alors de Syrie et m’a raconté que c’était à Damas qu’il a connu sa « seconde naissance ». Là, il avait pu faire ses études et loger gratuitement. C’était là aussi qu’il avait prétendu avoir porté les armes pour défendre Damas qui, pendant la guerre de 1967, était menacé de conquête sioniste.
Cette même terre de « seconde naissance », en l’an 1999, a accueilli 17 personnes, tous hommes de main militaires ou civils de ce même Ghannouchi, qui avaient été extradés du Soudan vers lequel ils avaient fui au lendemain de l’échec de leur tentative de coup d’Etat en Tunisie. Ces personnes ont joui pleinement de l’hospitalité syrienne jusqu’en 2002, lorsque les Nations Unies leur ont trouvé ailleurs d’autres pays d’asile.
Il n’y a pas que ces faits paradoxaux dans les hauts faits et gestes de Monsieur Ghannouchi. En 2015, quand il s’est avéré que les terroristes qu’il avait envoyés en Syrie ont échoué dans leur mission et commençaient à revenir en Tunisie, dans sa phraséologie les survivants de ses légions de recrues devenaient « chair putride » ! « Chair putride » alors qu’ils étaient jusque-là « Conquérants du sein d’Allah [paradis] pour leur propre salut aussi bien que pour le salut de leurs proches » ! Et comble du délire, en 2018 Ghannouchi saluait encore les frappes aériennes américaines contre la Syrie.
Monsieur le Président,
En toute sincérité, je ne vous demanderais pas de rétablir les relations avec la Syrie, car je sais que ce serait une entreprise difficile pour vous. Néanmoins, n’oubliez pas que le monde change rapidement autour de nous. Et la victoire de la Syrie contre ses agresseurs constitue l’un des nombreux facteurs motivant ce changement. Tout au long des dix dernières années, les Syriens, en tant que peuple, armée, instances dirigeantes et président, ont résisté, combattu, persévéré, fait preuve de pugnacité, eux et leurs alliés, et fini par remporter -ce qui dans les annales humaines sera cité ainsi, la première victoire d’un Etat, d’un pays et d’un peuple contre une conjuration planétaire où l’Occident colonial, ses valets locaux, les messianismes judéo-chrétien et islamiste, n’ont tiré que l’avanie et le déshonneur.
Vous, Monsieur le Président, au lieu d’adopter cet attentisme que plus rien n’est censé motiver, vous pouvez faire quelque chose en direction de la communauté tunisienne vivant en Syrie. Cette communauté n’a que trop enduré l’incurie, l’indifférence, le mépris des gouvernements successifs de son pays. Vous pouvez également faire quelque chose en direction des Syriens réfugiés en Tunisie. Car -est-il besoin de le rappeler ? au moment où la plupart de ces Syriens végètent dans l’indigence en Tunisie, survivant à la faveur de la mendicité et exclus de tout cadre législatif pouvant leur assurer un semblant de vie décente, il en va tout autrement pour les Tunisiens qui vivent en Syrie. Ceux-là, outre la protection dont ils bénéficient au niveau des lois syriennes, ne sont pas condamnés à mendier. Beaucoup, sans nul besoin de demander la nationalité, sont des fonctionnaires employés sans discrimination aucune dans les services gouvernementaux. Ils sont traités comme les citoyens syriens, et jamais je n’ai entendu dire que les autorités syriennes ou d’autres services aient puni tel ou tel Tunisien pour les crimes infâmes commis par des terroristes de notre pays à l’encontre des Syriens.
Si je devais vous indiquer quelque urgence à ce propos, je vous dirais : fournir aux Tunisiens résidant en Syrie les services permettant de faciliter l’octroi de passeports dont les demandeurs attendent plus d’une année avant de les obtenir. Octroi de bourses également, entre autres moyens de soutien matériel, aussi bien aux étudiants tunisiens en Syrie qu’aux étudiants syriens en Tunisie, ce qui permettrait surtout à ces derniers d’avoir des conditions plus propices au séjour et à l’étude.
Je vous écris parce que je crois, compte tenu de mon âge et de mon état de santé, que vous serez la dernière plus haute instance à laquelle j’aurais écrit sans en attendre en contrepartie quelque chose de notable.
Veuillez agréer, Monsieur le Président, mes sincères salutations.
Ahmed Al Manaï
Président de l’Institut Tunisien des Relations Internationales et membre de l’ancienne mission arabe en Syrie
Traduction A. Amri
28. 03. 2022