Début novembre 2004, alors qu'il était reçu par la conseillère à la Sécurité nationale sous le premier mandat de George W. Bush, l’ancien dissident soviétique et sioniste Natan Sharansky a constaté que son livre The Case For Democracy était sur le bureau de Condoleezza Rice. « Savez-vous pourquoi je le lis ? » lui demanda celle-ci. Et sans lui laisser le temps de parler, elle enchaîna : « Parce que le Président a consacré tout le week-end à le lire, et m'a demandé de le lire aussi. Ma fonction veut que j'applique la volonté du Président et que je sache aussi comment le Président pense. »[1]
En tant que l’une des « Dix têtes du mal » auxquelles l’auteur égyptien Majdi Hussein Kamel a consacré le livre ainsi intitulé[2], Natan Sharansky est l’auteur de prédilection que choyaient Georges W. Bush, ses amis et son administration. C’est à cet apôtre de la démocratie dans le monde arabe que les USA doivent les principes directeurs de ce qu’ils appellent « instabilité constructive ». « Si vous voulez une idée de ma conception de la politique étrangère, disait Busch à ses collaborateurs ainsi qu’à ses intervieweurs, lisez le livre de Nathan Sharansky. Il vous aidera à comprendre beaucoup de décisions qui seront prises ou qui l’ont été. »[3]
Mais en quoi cet ancien refuznik soviétique devenu « héros juif » en Israël[4] serait-il concerné, et si intéressé, par la démocratisation du monde arabe ? Parce que ce moyen est la « condition indispensable à la signature d’une paix globale au Proche-Orient et à la sécurité du monde »[5]. Après Nicolas Ier, le Tsar russe qui qualifiait au 19e siècle l’empire ottoman d’« homme malade », d’où le coup de grâce qui a achevé cet empire sous la main de la Triple-Entente, l’Occident atlantiste s’est tourné dès le début de ce siècle vers le monde arabe, « homme malade » du 21e, pour l’achever à son tour. L’invasion de l’Irak en 2003 et l’exécution de Saddam Hussein en 2006 étaient le préambule du « wilsonisme botté » marquant les deux premières décennies de ce siècle, lequel wilsonisme n’est que le produit de l’influence néo-conservatrice dont s’inspirent les « Dix têtes du mal » évoquées.
L’on pourrait se demander à bon droit pourquoi la Tunisie fut le foyer de ce fameux printemps dont, jusqu’à présent, les seuls bénéficiaires sont Israël, la nébuleuse islamiste transnationale et les pétromonarchies réactionnaires arabes. Les peuples, quant à eux, de l’Euphrate à l’Océan, n’en ont tiré que des déboires.
En vérité, Ben Ali aurait été dans le collimateur de l’administration américaine depuis 2001, si ce n’est avant. En 1991, quand il a refusé de se faire enrôler dans la coalition dirigée par les USA pour libérer le Koweït, Ben Ali n’était plus déjà dans les bonnes grâces de Bush père. Sous Bush fils, Ben Ali a tendu la main à Bachar el-Assad au moment précis où le Pentagone, en 2001, plaçait au « couloir de la mort » sept Etats arabo-musulmans, dont l’Etat syrien figurant en deuxième position, condamnés à disparaître dans les cinq ans à venir[6]. C’est précisément à partir de cette même année que les relations syro-tunisiennes connurent une relance qui leur donnera jusqu’en 2010 une consolidation sans précédent. En janvier 2001, le Comité supérieur paritaire présidé par Mohamed Ghannouchi et Mohamed Moustapha Mero, chefs de gouvernements tunisien et syrien, avait signé 15 accords bilatéraux et un programme de coopération dans de multiples domaines économiques et sociaux. Les deux parties ont également décidé de booster l'échange commercial pour le faire atteindre le niveau septuplé de 73 millions de dollars au lieu de 11 millions au cours de l'année précédente[7]. Trois mois plus tard, en avril, Bachar el-Assad et la première dame syrienne entament une visite officielle, la première, de deux jours en Tunisie. Elle sera suivie de deux autres au cours de la même décennie, l’une en mai 2004 et l’autre en juillet 2010. Et c’est à partir de la deuxième invitation adressée au couple présidentiel syrien que Ben Ali commença à agacer véritablement les Américains. Pour en comprendre le pourquoi, il suffit de rappeler que cette invitation intervenait dans un contexte historique marqué par de vives tensions entre la Syrie et les USA. Le 3 mai 2003, Colin Powell s’est rendu à Damas pour enjoindre à Bachar de suspendre tout soutien au Hezbollah, de rompre son alliance avec l’Iran et de retirer les troupes syriennes du Liban. Mais le nouveau Lion de Damas, pas moins intransigeant que son père, ne pouvait pas se soumettre à un tel diktat. Raimbaud souligne à ce propos que « Le refus coupant du président syrien ayant été reçu comme une déclaration de guerre, la contre-attaque américaine survenait en décembre 2003 avec le « Syrian Accountability and Lebanese Sovereignty Recovery Act » marquant l’ouverture des hostilités, un feu vert pour le lancement de « plans » contre la Syrie et le Liban. »[8]
C’est dire combien, aux yeux de l’administration américaine, l’invitation de Bachar par Ben Ali en 2004 faisait du président tunisien un « allié de l’axe du mal », axe dont la construction conceptuelle, comme tout un chacun le sait, est issue du choc des attentats du 11 septembre 2001. « Ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous », disait Bush. Et dans cette logique, Ben Ali allait conforter encore cette perception négative en invitant une 3e fois, en 2010, le président syrien. Cette fois, Ben Ali se permettait même d’humilier sans ménagement les USA, puisqu’il refusa de recevoir l’ambassadeur américain en Tunisie, Gordon Gray, qui voulait lui enjoindre d’annuler cette invitation[9]. Et c’est probablement la goutte qui a fait déborder le vase. Même si la révolte des Tunisiens, déclenchée quelques mois plus tard, semble revêtir un caractère populaire et spontané, la fuite de Ben Ali vers l’Arabie saoudite n’aurait été que la conséquence d’une destitution préparée de longue date par les Américains[10].
Mais la chute de Ben Ali ne marque pas, comme le veut l’opinion communément admise, le début de ce « printemps arabe ». Celui-ci était déjà initié, à mon sens, huit ans plus tôt, par l’exportation vers Bagdad, sur des bombardiers et des chars américains, d’un premier modèle de démocratie « printanière ». Le 5 février 2003, alors que les USA étaient déjà engagés dans la guerre d’Afghanistan, Colin Powell dressa son fameux réquisitoire contre le régime de Saddam. Pendant près d’une heure, il a soutenu à la tribune des Nations-Unies que l’Irak était lié à al-Qaïda et qu’il détenait des armes de destruction massive. Et afin de persuader le monde que ce pays appartenait au même « axe du mal » que les Talibans, le secrétaire d’Etat américain a brandi une fiole supposée contenir de l’anthrax. On devine aisément, à un moment où le syndrome du 11 septembre et des attaques à l’aide de courrier contaminé au bacille de charbon marquait encore les USA, quel effet persuasif était dévolu à cette rhétorique illustrée. Le flacon d’anthrax, c’est un peu le fameux argument de la figue carthaginoise, encore toute fraîche, brandie par Caton l’Ancien pour convaincre le sénat romain de la proximité de l’ennemi, et partant de l’impérieuse nécessité d’engager contre lui la 3e guerre punique[11]. Autant par la virulence des mots que par le recours à cet avatar de figue et figure emblématiques, ce dont Powell voulait persuader l’ONU, et à travers elle la communauté internationale, c’était la justesse d’un casus belli justifiant : « Irak delenda est ! »[12]
En juillet 2004, une fois le régime baasiste irakien détruit et alors même que Saddam Hussein était encore en vie, le monde entier apprend, non sans stupéfaction, que l’argument des armes de destruction massive soutenu par l’administration Bush n’était qu’un mensonge inventé de toutes pièces à seule fin de se débarrasser du « dictateur irakien »[13]. Il n’y avait en Irak ni armes chimiques ni armes bactériologiques ni accointance quelconque entre le régime de Saddam et al-Qaïda[14]. Et tout le réquisitoire de Powell contre Saddam, condamné en la circonstance sans appel sur des présomptions, était fondé sur une belle blague, c’est le cas de le dire, brodée par l’un des opposants au régime baasiste. Lorsque l’auteur de ce mensonge, un transfuge ou soi-disant ex-ingénieur chimiste irakien qui s’appelle Rafid Ahmed Alwan al-Janabi, apprendra plus tard que sa fable a fourni aux faucons américains l’épine dorsale du casus belli qu’ils cherchaient, il n’en reviendra pas. Interrogé par le Guardian sur les raisons qui l’avaient incité à inventer cette fable, il dira : « J’avais un problème avec le régime de Saddam. Je voulais qu’on s’en débarrasse et j’avais soudain cette opportunité. »[15]
Sans doute faut-il souligner ici que le mensonge de Colin Powell n’est ni le premier ni le dernier à avoir servi une guerre impérialiste. Un excellent article d’Ignacio Ramonet, publié au Monde diplomatique de juillet 2003[16], rappelle un nombre indéfini de mensonges d’Etat que les Américains et leurs alliés atlantistes, en parfaits intrigants machiavéliques et mythomanes invétérés, avaient inventés et propagés à des fins bellicistes, soit contre l’Irak, soit ailleurs. Avant d’évoquer quelques fables du même ordre tissées en vue de faire rééditer le scénario irakien en Syrie, il convient de rappeler qu’à ce propos précis, il y a beaucoup à apprendre dans les ouvrages de Raimbaud, de Guigue, d’Izambert, de Belliot[17], entre autres. Rappelons aussi ce que Roland Dumas révélait en 2013[18] : un plan préparé à Londres dès 2007 et dévoilé quelques mois avant le début de la guerre en Syrie, visant à renverser le régime de Bachar el-Assad. Ci-dessous un extrait de cette révélation : « … des Anglais authentiques, un jour m’ont demandé si j’acceptais de rencontrer des Syriens. J’ai trouvé la question un peu insolite et j’ai voulu en savoir davantage. Je leur ai demandé qui étaient ces Syriens. C’est alors qu’ils m’ont révélé tout de go, sans précautions, qu’il se préparait une action en Syrie, à partir de l’Angleterre, avec des Syriens, des gens du Proche Orient, ils ne m’ont pas dit lesquels, et que cela avait pour but de renverser le régime […]. C’est du reste ce qui s’est produit par la suite. D’autres éléments se sont agrégés à cela, notamment les pays arabes, mais l’objectif était de partir d’un petit groupe, ils avaient tout organisé, y compris le remplacement du président : il y avait là dans la réunion, je n’en ai pas parlé, le remplaçant de Bachar el Assad. C’était un vieux général. Il n’a peut-être pas gardé cette fonction, mais il était présenté comme celui qui devait succéder à Bachar el Assad. Donc c’est parti de ce moment-là, à peu près 6 mois avant le déclenchement des hostilités. »[19]
Ahmed Amri
Extrait de ma postface à Décennie avec le Lion de Damais de Bouthaïna Chaaban, Ed° ITRI, 2022
24. 03. 2022
[1] مجدي كامل، رؤوس الشر العشرة، دار الكتاب العربي للنشر والتوزيع، 2014، ص. 41-42
[2] Je cite dans l’ordre de leur classement par l’auteur : Zbigniew Brzezinski, Bernard Lewis, Natan Sharansky, Gene Elmer Sharp, Georges Soros, Peter Ackerman, Bernard-Henri Lévy, Robert Stephen Ford, John Negroponte et Anne Woods Patterson. (Opt. cit. pp. 5-6).
[3] Walid Charara, « Instabilité constructive », Le Monde diplomatique, juillet 2005.
[4] Times of Israel Staff, Le « héros juif » Natan Sharansly lauréat du prix Genesis 2020, 10. 12. 2019.
[5] Walid Charara, opt. cit.
[6] Cet arrêt de politicide a été révélé, le 3 octobre 2007, par Wesly Clark, ancien Commandant en chef des forces de l’OTAN en Yougoslavie, qui en fut informé au Pentagone, quelques jours après les attaques du 11 septembre 2001.
https://www.youtube.com/watch?v=vE4DgsCqP8U
[7] صلاح الدين الجورشي، سوريا تعزز علاقاتها مع المغرب العربي، 13 ابريل 2001، https://www.swissinfo.ch/ara/
[8] Plutôt une guerre sans fin qu’une fin de la guerre [Visioconférence], 26 mars 2021, sur www.institutschiller.org
[9] « La visite de Bachar en Tunisie avait précipité la chute de Ben Ali ? », 11 mars 2016, sur ce lien : https://www.tunisie-secret.com/La-visite-de-Bachar-en-Tunisie-avait-precipite-la-chute-de-Ben-Ali_a1556.html
[10] Pauline Tissot, Les Etats-Unis ont-ils joué un rôle dans le départ de Ben Ali?, L'Express, 24. 01. 2011.
[11] « Répondez [dit-il aux sénateurs romains] : depuis quand cette figue vous paraît-elle cueillie ? Tous s'accordèrent à dire qu'elle était fraîche. - Eh bien ! reprit-il, sachez qu'il y a trois jours elle était encore sur l'arbre à Carthage : tant nous avons l'ennemi près de nos murs ! » (Pline l'Ancien, Morceaux choisis extraits de l'histoire naturelle, Vol. 1, Paris, 1809, pp. 439-441)
[12] Le 6 février 2005, soit le lendemain de ce réquisitoire contre Saddam, Dominique Jung, rédacteur en chef des Dernières Nouvelles d'Alsace, écrit : « … l'objectif des Etats-Unis était-il vraiment d'apporter la preuve recherchée en vain, sur le terrain, par des équipes d'experts qui ne cessent de s'étoffer ? N'était-ce pas plutôt de redire - images et sons à l'appui - que l'Oncle Sam est décidé à régler son compte à Saddam ? Colin Powell était hier dans la robe d'un procureur qui, fort de son intime conviction, met toute son éloquence au service de son réquisitoire, afin d'obtenir la peine maximum contre l'accusé. »
https://www.nouvelobs.com/monde/20030206.OBS6416/revue-de-presse.html
[13] Cette fin se mijotait depuis le piège qui semble avoir été tendu à Saddam par April Glaspie, ambassadrice des USA en Irak. Lors de leur entrevue en date du 25 juillet 1990, soit une semaine avant l’invasion du Koweït, April aurait assuré au président irakien qu’« un éventuel conflit entre l’Irak et le Koweït n’entraînerait aucune réaction de la part des USA ». Ayant pris pour argent comptant ce gage américain, Saddam a occupé le Koweït et aurait signé dès lors l’arrêt de sa fin.
[14] Est-il besoin de rappeler que cette organisation est sortie des entrailles de la CIA, financée, armée et entraînée pour servir d’abord les fins géopolitiques étasuniennes dans la guerre froide contre l’URSS ? Al-Qaïda n’est en l’occurrence qu’un « monstre de Frankenstein » qui s’est retourné contre son créateur.
[15] L'Irakien dont le mensonge a déclenché la guerre en Irak, Slate.fr, 15 février 2011.
[16] Mensonges d’État, Le Monde diplomatique, juillet 2003.
https://www.monde-diplomatique.fr/2003/07/RAMONET/10193
[17] Pour Raimbaud: Les Guerres de Syrie : Essai historique, Glyphe, 2020 ; حروب سورية، وزارة الثقافة السورية، 2020 ; « Tempête sur le Grand Moyen-Orient », Ellipses, 2015-2017. Pour Guigue : Chroniques de l'impérialisme et de ceux qui lui résistent (2013-2017), Éditions Delga, 2017 ; وقائع الإمبريالية والمقاومة، نشر المعهد التونسي للعلاقات الدولية، 2018. Pour Izambert : 56 - Tome 1 : L'État français complice de groupes criminels, IS Edition, 2015 ; Trump face à l’Europe : Peut-on éviter une nouvelle guerre mondiale ? IS Edition ; 2017. Pour Belliot : Guerre en Syrie, ITRI, 2017
[18] A travers son livre Dans l'œil du minotaure : le labyrinthe de mes vies (Ed° Cherche midi, 2013) ainsi que de nombreuses déclarations mises en ligne ; voir :
- https://www.youtube.com/watch?v=BH9SHxetO1I
- Entretien avec Roland Dumas sur la crise syrienne et la politique étrangère de la France, Observatoire Des Mensonges d’Etat, agorx.fr/ ; 24 février 2014.
[19] https://www.agoravox.fr/actualites/international/article/entretien-avec-roland-dumas-sur-la-148405
Articles apparentés
Si de l’« îtifar » l’Arabie se souvient
La corde du mensonge et les « cadavres exquis »
Chroniques de l'impérialisme et de la résistance: préface de la version arabe (traduction)
Plus vierge et immaculé que la fille de joie édentée !
في سوريا عدوان امبريالي مكشوف - بقلم برونو ڨـيـڨ
فرنسا: مهزلة الديمقراطية الباركة تحت البوركيني - بقلم برونو ڨـيـڨ
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire