samedi 26 mars 2022

Si de l’« îtifar » l’Arabie se souvient

 A l'heure où la menace de pénurie alimentaire pèse de plus en plus sur de nombreux pays dont les réserves céréalières dépendaient essentiellement du blé ukrainien, il ne serait pas indécent de rappeler à certains Arabes et musulmans impliqués dans la tragédie syrienne, et qui crient famine aujourd'hui, sur quelle manne providentielle ils avaient craché en contribuant à la destruction du bilad es-scham

     Parce que, hélas ! beaucoup de « frères » et de musulmans sont mouillés jusqu’au menton dans les crimes perpétrés contre la Syrie, j’estime qu’il ne serait pas indécent de leur rappeler que la Syrie fut à juste titre la mère nourricière de leurs ancêtres. Mais avant de remonter à plus de 15 siècles pour parler du fameux « îtifar » préislamique, il faut dire à tous les amnésiques de la généreuse terre syrienne que le bilâd asch-scham a été et demeura jusqu’à un passé très récent le pays de la manne céréalière dont une bonne partie de l’humanité tirait son pain. Quand en 1958, Naceur clamait que « Damas est le cœur palpitant de l’arabité »[1], son assertion n’était pas une simple métaphore due à un lyrisme panarabiste naissant, ni seulement l’expression sincère de cet élan de ferveur unioniste née au lendemain de la Révolte arabe de 1916-1918. Outre les donations gracieuses allant à tel ou tel pays frères frappés de quelque calamité, il n’est pas un seul pays arabe ni musulman qui n’ait joui du tarif préférentiel[2] en s’approvisionnant du blé syrien. Par ailleurs, c’est un fait historique connu que le bilâd ash-Châm [la grande Syrie historique] fut toujours un pays de prédilection pour les Mecquois. L’arrière-grand-père du Prophète, Hachim ibn Abd Manaf, après en avoir fait le principal pôle du commerce extérieur du Hedjaz, n’a cessé de s’y rendre tout au long de sa vie.  Depuis le fameux « pacte de Quraïsh », plus tard évoqué par le Coran, il fut constamment à la tête des caravanes reliant sur « la Route de l’encens » l’Ethiopie, le Yémen et le Châm. Et d’ailleurs, c’est à Gaza, à l’époque province syrienne, que ce personnage mourut vers 497 et fut enterré. Bien des siècles plus tard, ses petits-fils seront les fondateurs de la dynastie hachémite qui gouverne actuellement la Jordanie. Près d’un siècle après Hachim, comme si l’ancêtre avait transmis à son arrière-petit-fils cet attachement particulier à la Syrie, le Prophète, alors que la Syrie était encore byzantine, en disait : « Le Châm est à Dieu ce qu’il y a de mieux sur terre. Et c’est vers ce pays que Dieu guide ce qu’il y a de meilleur parmi les hommes »[3].  Une perception identique se dégage d’un éloge décerné à ce pays par Abdallah ibn Amr ibn al-Âs (616-683), compagnon du Prophète et compilateur de sa tradition. « Le Bien ainsi que le Mal, dit-il, furent divisés en dix parts. Alors que neuf dixièmes du Bien et seulement un dixième du Mal ont été attribués au bilâd ash-Châm, le dixième restant du Bien ainsi que les neuf dixièmes du Mal ont échu au reste du monde. »[4]

     Quand au 20e siècle André Parrot découvre une inestimable part des trésors archéologiques de la Syrie, il ne peut que souligner à son tour, et d’un accent que la science, l’archéologie et l’histoire rendent plus souverain que « Tout être civilisé au monde doit reconnaître qu’il a deux patries : celle dans laquelle il vit et la Syrie »[5]. L’hommage ainsi rendu au bilâd ash-Châm par cet archéologue français et ancien directeur du musée du Louvre ne fait, en réalité, que revigorer l’assertion de Naceur et la doter de plus de justesse. Renchérissant d’une part sur le leader arabe en honorant davantage la Syrie comme patrie universelle de l’humanité, et d’autre part sur une citation du même ordre faite auparavant par l’orientaliste belge Henri Lammens[6], Parrot, à mon sens, tout en conviant le monde entier à respecter et chérir cette matrice civilisationnelle de l’Orient et de l’Occident, devrait convier aussi nos amnésiques, que ceux-ci soient arabes, islamistes ou autres, à se remémorer ce que fut au juste la Syrie à l’Arabie par le passé. Quand la Mecque laissait mourir d’inanition ses enfants, c’était de la Syrie que vint aux Mecquois la manne providentielle : le blé et le pain. 

       Si le mérite de la Syrie comme berceau de la civilisation humaine semble reconnu depuis l’antiquité[7], le lecteur averti n’ignore pas non plus que ce pays, conformément à l’articulation territoriale qui le soude au monde arabe, forma très tôt avec le Yémen d’une part, et l’Ethiopie d’autre part, le triangle géographique de ce que l’on peut appeler « espace vital du Hedjaz ». Et c’était grâce au pacte commercial conclu, vers la fin du 5e siècle, entre Hachim ibn Abd Manaf, bisaïeul du Prophète et chef de l’aristocratie mecquoise, et les instances politiques gouvernant les trois pôles de ce triangle, que la « manne syrienne » a pu mettre fin au tristement célèbre « îtifar/إعْتِفَار ».

     Jadis, quand une disette frappait la Mecque, et que les plus démunis de sa population ne trouvaient plus rien à manger, ils se résignaient à recourir à une pratique préislamique assez courante qui, quoique pouvant nous paraître insensée de nos jours, leur était plus digne que d’exposer leur triste condition de dénuement au public. L’îtifar [إِعْتِفَار], appelé aussi ihtifad [احتفاد], sorte d’auto-ubasute[8] qui s’étend le plus souvent à toute une famille, consistait à se bannir d’abord de la société, trouver quelque dune de sable pour y dresser une tente, s’étendre à l’intérieur à même le sol, la face contre la poussière, et se laisser mourir ainsi d’inanition[9]. Cette résignation à la mort lente mais inéluctable au bout d’un long supplice de la faim et de la soif, était dictée par un sens aigu de la fierté qui ne tolérait pas de tendre la main pour mendier de quoi subsister. Elle se perpétua on ne sait combien de temps au Hedjaz, jusqu’au jour où elle toucha l’une des trois tribus les plus puissantes de la Mecque, décidant Hachim ibn Abd Manaf à haranguer la population de de cette cité pour la sermonner comme il se devait[10], et décréter les fameuses « pérégrinations d’hiver et d’été / رحلة الشتاء والصيف » dont parle le Coran. De ces voyages de négoce associés au « Pacte de Quraïch », la masse écrasante des musulmans ne savent que la sourate qui les évoque à travers quelques versets. Or quand le texte de ces versets rappelle la grâce divine qui a délivré de la famine les Mecquois [أطعمهم من جوع] à la faveur dudit pacte, et les a assurés contre la peur [وآمنهم من خوف], en fait c’est de cette manne syrienne providentielle qu’il parle, grâce à quoi l’îtifar devint une page du triste passé révolu. Et si, après toutes les épreuves de la décennie écoulée, le bilâd as-Châm ne rappelle plus ce glorieux passé de mère nourricière des Arabes et d’une bonne partie de l’Europe, c’est qu’une bonne partie de cette Europe justement, la main dans la main avec ceux qui lisent en dents de scie le Coran, et ceux que Bruno Guigue appelle judicieusement « Charlatans de la révolution syrienne »[11], ne s’étaient pas embarrassés de faire montre de vile ingratitude, crachant au clair du jour sur la généreuse terre qui pourvoyait à leur subsistance et à celle  de leurs ancêtres.

 

Ahmed Amri
Extrait de ma postface à Décennie avec le Lion de Damas de Bouthaïna Chaaban, Ed° ITRI, 2022
26. 03. 2022


 



[1] Dans un discours prononcé à la capitale syrienne en date du 24 février 1958.

[2] C’est peu dire quand on sait que c’est à la moitié du prix en vigueur que correspond au juste ce tarif préférentiel.

[3] Yaqout al-Rumi, Kitab Muʿdjam al-buldān, T. 3, Dar Sadir, Beyrouth, p. 312.

[4][4] Opt. cit. p. 311.

[5] Certains Français pourraient objecter ici que Parrot n’a fait que pasticher une citation qui honorait en fait la France. Toutefois, pour autant que l’on sache qui a pastiché d’abord et ce qui fut pastiché au juste, l’on verra qu’il n’y a pas lieu de crier au « viol du copyright » en la matière. S’il est vrai que l’opinion communément répandue en France veut que Thomas Jefferson (1743-1826), ait dit : « Chaque homme a deux pays : le sien et la France », il n’en demeure pas moins que cette citation n’est nulle part attestée dans les écrits de cet ancien président américain. Par contre, probablement à l’époque où ce personnage fut ambassadeur des USA en France (1785-1789), il a dit : « ... demandez au voyageur de n'importe quelle nation : Dans quel pays sur terre préféreriez-vous vivre ? — Certainement dans le mien, vous dira-t-il, là où sont tous mes amis, mes relations, les affections et les souvenirs les plus anciens et les plus doux de ma vie. Dites-lui encore : Quel serait votre deuxième choix ? - La France, vous dira-t-il ». C’est la seule référence autobiographique qui atteste les propos exacts de Jefferson. (Edmund Clarence Stedman, Literature of the revolutionary period,1765-1787, W. E. Benjamin, 1894, p. 272). Ces propos ont été repris plus tard par Henri Bornier, attribués à Charlemagne dans une tirade de son drame « La Fille de Roland » (Ed° Paris, 1875, Acte 3, p. 69), et refondus sous ce vers : « Tout homme a deux pays, le sien et puis la France ! ». Voilà toute l’histoire de ces propos pastichés et auxquels Pierre Larousse, à travers son Grand dictionnaire universel du XIXe siècle (Vol. 9, Paris, 1866-1877, p. 943), a donné l’autorité et le credo d’une authentique citation.  

[6] Celui-ci disait : « Pour le religieux, tout homme a deux patries : la sienne puis la Syrie. » (La Syrie et son importance géographique, Polleunis et Ceuterick, 1904, p. 30).

[7][7] Interpellant le chauvinisme européen qui nie cette évidence, Victor Bérard écrit : « Vainement, Hérodote nous dit que tout vint de la Phénicie et de l'Egypte. Nous savons ce qu'il faut penser du bon Hérodote : depuis vingt ans l'archéologie nous a fourni, chaque jour et dans tous les pays grecs, des preuves indiscutables de l'influence orientale et nous n'en sommes pas encore à traiter la Grèce comme une province orientale au même titre que la Carie, la Lycie, la Cilicie ou Chypre. Si dans notre géographie nous séparons l'Europe de l'Asie, nous séparons dans notre histoire ce que nous appelons l'histoire grecque de ce que nous appelons l'histoire ancienne. Nous voyons pourtant de nos propres yeux, sur des monuments matériels et tangibles, que les Grecs, pour la partie technique de leurs arts, furent les élèves de la Phénicie et de l'Egypte; nous voyons qu'ils ont emprunté à l'Orient sémitique jusqu'à leur alphabet; et nous reculons avec un peu d'effroi devant l'hypothèse sacrilège que leurs institutions et leurs mœurs, leurs religions et leurs rites, leurs idées et leur littérature, toute leur civilisation primitive peut n'être aussi qu'un héritage de l'Orient. » (De l'origine des cultes arcadiens, Paris, 1894, p. 9-10.)

[8] Au Japon, l’ubasute est une vieille pratique consistait à porter un infirme ou un parent âgé sur une montagne, ou un autre endroit éloigné et désolé, pour le laisser mourir. Et c’était à seule fin de préserver la dignité de cette personne. Le cinéaste japonais Shōhei Imamura a consacré un très beau film à cette pratique, sorti en 1983 et qui a obtenu la Palme d’or au festival de Cannes : La Ballade de Narayama

[9] Voir Jalāl al-Dīn al-Suyūtī, Tafsir, Tome 6, DKi (Beyrouth), 2015, p. 678.

[10] « Vous avez inventé, leur dit-il, un expédient qui réduit votre nombre cependant que les Arabes autour de vous s'accroissent. Il vous avilit alors que ces mêmes Arabes s'en enorgueillissent. Vous êtes cependant les maîtres de céans [la Kaaba] et le reste des Arabes est censé vous être des subordonnés. Cet îtifar vous condamne presque à l'extinction. » ( محمد الجيزاوي، صناعة الوعي الاقتصادي في ثلاثين درسا، لندن، 2018، ص. 16)

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