Au mois d'octobre 1981, l'ami Dr Abdelhamid Hachem,
nommé Chef du Département de Chirurgie Orthopédique à la Faculté de Médecine de Monastir, m'a rendu visite à ma maison à Ouardanine. Je m'occupais alors des prisonniers du mouvement de la Tendance Islamique (ndt: acuelle Ennhdha) et je militais activement pour leur défense avec feus Dr Hammadi Farhat, Ali Arnaout et Taieb Kacem.
J'ai demandé à Taieb Kacem s'il connaissait personnellement parmi ses amis quelqu'un pouvant nous aider dans ce qui nous préoccupait. Il m'a recommandé Dr Moncef Marzouki et m'a conseillé de le contacter de sa part. J'ai agi en conséquence et j'ai rencontré Marzouki à la plage Boujaâfar à Sousse.
Nous nous sommes assis pour plus d'une heure; et alors que je lui expliquais l'affaire des détenus et les problèmes de leurs familles, l'homme était absorbé par ses méditations, la face tournée à la mer, à peine conscient de ma présence. Puis, subitement, lui ayant dit que j'allais bientôt partir au Maroc où je travaillais à la B.I (Banque Internationale), il s'est tourné vers moi et m'a dit que son père vivait au Maroc. Puis il m'a demandé si je pouvais lui rendre visite à Marrakech pour lui transmettre une lettre, ce que j'ai accepté.
Tout au long de la décennie des années 80, nous ne nous sommes pas rencontrés beaucoup, deux ou trois fois tout au plus, qui ne m'ont pas permis de garder de lui de bonnes impressions. C'était un homme hautain, grossier, dont le visage ne savait jamais sourire.
En avril 1991, j'ai été arrêté au ministère de l'intérieur et ma famille est restée plusieurs jours dans l'ignorance de mon sort. Ma femme Malika a alors contacté Marzouki en sa qualité de président de la LDH (Ligue des droits de l'homme) et ancien ami. Elle lui a demandé de s'enquérir seulement si j'étais vivant ou mort. Il lui a répondu qu'il y avait des centaines de cas, voire des milliers, comme moi et qu'il ne pouvait rien faire.
Après avoir quitté la Tunisie fin mai, je l'ai rencontré à Paris le 15 juin 1991, en marge d'un colloque organisé au siège de l'Unesco. Il devait y faire une allocution mais il y a renoncé. Et il a refusé de m'adresser même la parole.
Nous nous sommes rencontrés plusieurs fois par la suite. Dans un symposium organisé par
le CEDETIM (
Centre d'études et d'initiatives de solidarité internationale), dans un autre organisé par moi personnellement au lendemain de l'annonce de sa candidature pour la présidentielle de 1994. Et j'ai saisi cette occasion pour déclarer mon désistement en sa faveur, comme je l'avais annoncé au mois d'août 1993.
Quand il fut arrêté après son retour en Tunisie, je crois m'être acquitté de mon devoir de soutien et de sensibilisation à sa cause, moi, feu Ali Saïdi et Mondher Sfar. Nous avons constitué un comité de soutien et dénoncé sa persécution et la persécution de toutes les parties libres. Nous avons fait agir plusieurs organisations des droits de l'homme pour le soutenir et mobilisé beaucoup de journalistes pour faire connaître sa cause. Le défunt Ali Saïdi surtout n'a pas manqué de faire des communiqués chaque fois qu'il apprenait que quelqu'un a harcelé Marzouki au souk ou lui a fait un clin d’œil, ou même qu'un moustique l'a piqué !
Dans les années 1990, il ne se passait pas une semaine sans que je ne téléphone à Marzouki, sachant l'isolement mortel dans lequel il vivait. Quand son téléphone ne répondait pas, c'était à son frère Mokhles que je téléphonais. En contrepartie, jamais une fois il ne m'a téléphoné, pas même quand on m'a agressé le 29 février 1996 et le 14 mars 1997. Il ne m'a même pas contacté pour une simple consolation. L'un de ses partisans devenu plus tard son conseiller m'a appris qu'il lui serait difficile de me téléphoner. Je ne lui en ai pas voulu pour autant et j'ai continué de lui téléphoner et de le rencontrer chaque fois qu'il venait à Paris. En 1999, il a assisté au mariage de mon fils Badis. Et je l'ai présenté à toutes mes connaissances, arabes ou non arabes, comme le candidat de l'opposition aux élections présidentielles.
A la fin de l'année 2000, il m'a envoyé un livre manuscrit et m'a demandé de lui trouver un éditeur. Je m'étais démené à chercher durant un an cet éditeur mais sans succès.
Le 3 janvier 2001, je l'ai contacté par téléphone pour le mettre au courant de ce qui se passait en Tunisie, en particulier les protestations estudiantines dont il ne savait rien. Ce jour-là, il m'a confié quelque chose de bizarre. Il m'a dit que c'était le jour le plus heureux dans sa vie car l'un de ses ex-étudiants l'a contacté et lui a exprimé sa solidarité suite à la mesure arbitraire prise par le gouvernement contre lui. Plus d'un quart de siècle d'enseignement à la faculté de médecine, des centaines de médecins diplômés formés par lui, et un seul lui exprime son soutien !
Je lui ai écrit à plusieurs reprises pour le conseiller en particulier au sujet de son appel à changer le drapeau national, à transférer le siège de la capitale de Tunis à Kairouan et d'autres galéjades sur lesquelles il a fondé son programme politique.
A sa venue à Paris à la fin de 2001, quand bien même j'étais fraichement opéré j'ai été à son accueil à l'aéroport. Et je ne saurais dire tout ce que j'ai fait pour lui car je considère ces actions faites pour notre cause commune.
Trois mois après son arrivé à Paris, Moncef Marzouki s'est envolé à Washington mais en est revenu déçu. A l'époque, les Américains étaient encore satisfaits de Ben Ali et, dans tous les cas, ne pariaient pas sur Marzouki.
En 2003, un colloque s'est organisé à Aix-en-Provence avec la participation de nombreuses composantes de l'opposition tunisienne. Le colloque était parrainé par une organisation chrétienne, à l'exemple de ce qui s'était produit à Rome avec l'opposition algérienne en 1995. Mais le vrai parrain était en fait les Renseignements français qui ont pris en main la
restructuration de l'opposition tunisienne. On visait d'abord à faire sortir de son isolement le mouvement Ennahdha pour l'intégrer aux autres factions. Et nommer ensuite à la tête de cette opposition Marzouki. Le colloque a duré trois jours au cours desquels on a délibéré, discuté, manœuvré, puis s'est couronné par une déclaration finale. Toutefois, Ben Jaâfar a refusé de la signer car il ambitionnait lui aussi la présidence et avait peur de la réaction du régime à son retour.
En 2008, Marzouki a signé une lettre adressée à Obama, rédigée par Radhouan Masmoudi, demandant à l'administration américaine d'intervenir dans le monde arabe pour y instaurer la démocratie. Cet appel initiait les préparatifs de
ce qui sera appelé le printemps arabe, coïncidant avec l'année où la chaine de télévision Al-Jazeera a ouvert ses portes pour embaucher pêle-mêle les partisans d'Ennahdha.
J'ai rompu tout contact avec Marzouki depuis 2003, et ce pour ses
agissements inconsidérés, sa langue de vipère, son égoïsme et son
narcissisme outré. De ses innombrables attitudes répréhensibles, je vais
citer deux seulement.
La première, c'était après l'avoir reçu à
l'aéroport. Nous avons convenu d'un rendez-vous pour lui présenter une
amie algérienne, professeure d'économie dans une université parisienne
et militante au sein du FFSA (Front des forces socialistes algériennes).
Marzouki est arrivé au rendez-vous. Je l'ai salué et prié de s'assoir.
Mais il est resté debout. Puis mettant à plat ses mains sur la table, il
m'a dit à brûle-pourpoint:" allons, viens avec moi !"
- Où aller, lui dis-je, alors que nous sommes en rendez-vous avec la dame?" Celle-ci était assise à une table voisine.
- Tu vas venir avec moi vers le CPR (Congrès pour la république)".
Très désappointé, je lui ai lancé:" même si tu étais venu pour
braconner une prostituée, tu devrais traiter celle-ci avec respect."
Il est parti sur-le-champ alors que je lui rappelais notre rendez-vous avec la dame.
La deuxième, c'était au cours d'un colloque organisé au début de
l'année 2003 à Paris. A la fin de la séance matinale, les participants
ont quitté la salle des travaux pour le restaurant. Alors que je tenais
mon plateau et cherchais une chaise vide, j'en ai vu une à la table
occupée par Marzouki. C'était juste en face de lui et j'ai dû y aller
m'assoir à contrecœur. Je l'ai salué et nous avons commencé à parler de
la situation en Tunisie. A un moment donné, nous avons évoqué la
sécurité. Et parlant de la police politique, il s'est mis à baver et
postillonner.
Je lui ai dit en toute politesse:" Si Moncef, la
sécurité est indispensable dans toute société et sous n'importe quel
régime." Il a quitté alors sa chaise, furieux, pris son plateau et est
allé s'assoir à une autre table en me disant, rageur: " puisque tu aimes
la sécurité, reste là avec ta sécurité !"
Sans doute certains se
souviennent-ils comment, le 1er janvier 2012, il a présenté ses vœux de
chef d'Etat à tous les corps civils et militaires mais omis le corps
sécuritaire. Le lendemain, il a été contraint de se rattraper suite à la
vague de protestations.
J'ai tenté, pendant des années,
d'inciter Marzouki au dialogue sérieux concernant l'alternative qu'il
envisage et de le prévenir contre le danger de penser et d’œuvrer à
faire tomber le régime et causer un vide constitutionnel faute
d'alternative prête et capable d'assumer les charges de l'Etat. Mais il
est resté fidèle à son tempérament turbulent et sa nature
révolutionniste, rôle dont il maîtrise le jeu.
Je me suis habitué à
ne garder de ceux que j'ai connus, y compris ceux qui m’ont fait du mal,
que le bon côté. Mais je suis incapable de trouver ce bon côté chez
lui. En lui je n'ai trouvé que l'ingratitude, l'égoïsme, l'arrogance, la
langue vipérine et le mensonge.
Parmi ses mensonges, ce qu'il a
répandu lui et ses nervis sur moi et mon fils dans son livre noir, en
prétendant s'appuyer sur les archives de l'ATCE (Agence Tunisienne de
Communication Extérieure).
Je dédie ce papier à certains de ses
camarades du parti, de ceux qui sont devenus ministres et conseillers
dans son Etat et qui venaient me voir pour se plaindre de leur
président, de sa mauvaise conduite à leur égard, ce qui a fait que 4
fondateurs seulement sont restés en 2011 des 31 que comptait le parti à
sa fondation en 2001.