lundi 22 février 2016

Mohamed Al-Siqilli, pionnier tunisien de la médecine médiévale


Al-Siqilli que l'on traduit par le Sicilien est un surnom commun à de nombreux personnages historiques, tous associés à la période médiévale et ayant chacun plus ou moins contribué à l'âge d'or de la civilisation arabe. Jawhar al-Siqilli, le général fatimide fondateur du Caire, est assurément assez célèbre et se passe bien de présentation. Ibn Hamdis (1056-1133), le poète marqué par la plaie de la Sicile perdue, n'a pas la même notoriété mais il est bien plus vivant dans la mémoire culturelle. D'autres sont très peu connus, tant les références à leur sujet sont rares ou, quand elles existent, avares d'informations. C'est le cas pour Ibn Zafar al-Siqilli (1104 – 1170 ), philosophe et politologue de l'époque normande, Ibn al-Qattaâ al-Siqilli (1041-1121), littérateur et linguiste de la famille des Aghlabides, Ibn al-Birr al-Siqilli (11e), lexicographe et philosophe de la période kalbite, entre autres Siciliens arabes cités dans quelques ouvrages mais très peu documentés sur le web.

Parmi ces oubliés des éditions nationales ou arabes De viris illustribus (hommes célèbres), figure un médecin tunisien du XVe siècle qui mérite une réparation, à notre sens, non seulement pour l'injuste méconnaissance de l'histoire à son égard, mais aussi et surtout pour un outil de diagnostic et une thérapie relevant de son génie médical de pionnier. Et indument attribués à d'autres médecins. Il s'agit de Mohamed al-Siqilli.
On sait très peu de choses sur la vie de l'homme, en raison, notamment, de l'incendie qui a détruit la bibliothèque de la Zitouna en 1535. Toutefois, comme l'indique son patronyme, al-Siqilli descend d'une famille de souche sicilienne. C'est un fait notoire qu'à la fin de l'émirat de Sicile, des milliers de musulmans ont été contraints d'émigrer, les uns à l'intérieur de la Sicile, les autres, beaucoup plus nombreux, vers des pays arabes. Et c'est probablement dans l'une des vagues successives d'exil marquant cette période, peut-être bien au début des années 11601, que s'insère l'implantation en Tunisie des al-Siqilli.

Mohamed al-Siqilli est né à Tunis à la fin du XIVe siècle. D'après Ahmed Ben Miled, auteur de trois livres sur la médecine tunisienne de la période médiévale2, la médecine était une tradition dans la famille des al-Siqilli. Mohamed et son frère Brahim appartenaient à une illustre lignée de médecins dite dynastie des Esseqilly3 . C'est d'ailleurs à cette dynastie que l'école de médecine de Tunis est redevable de l'apport qui lui a permis  d'assurer la relève, quand, à la fin du XIIIe siècle, l'école de médecine kairouanaise a consommé son déclin. Rappelons que la Tunisie, jadis entrée dans l'histoire par la grande porte, est pionnière dans l'enseignement universitaire. Augustin, Apulée, Tertullien, pour ne citer que ces trois noms,  sont sortis de la vieille université de Carthage. De même que plusieurs médecins illustres et auteurs de traités  comme Théodore Priscien, Cassius Felix, Caelius Aurelianus, Vindicianus Afer, Muscio. En 670, alors que la conquête arabe de la Tunisie n'est pas encore terminée, le premier édifice construit à Kairouan, la Grande Mosquée, était à la fois un lieu de culte et une médersa (collège), laquelle deviendra -un siècle plus tard- la deuxième université tunisienne,  après la Zitouna -la plus vieille au monde. Avec Bayt al-Hikma (la Maison de Sagesse) qui forme dès 772 les futurs médecins, astronomes, mathématiciens, pharmaciens, botanistes, l'université de Kairouan acquiert aussi le statut de première université laïque du pays et du monde, bien longtemps avant la Bayt al-Hikma égyptienne. Rappelons enfin que si la Schola Medica Salernitana a acquis, entre le IXe siècle et le XIVe siècle, la notoriété qui valut à Salerne le titre Hippocratica Urbs (Ville d'Hippocrate), c'est avant tout grâce aux sommités médicales de l'école kairouanaise, dont Constantin l'Africain a traduit les traités entre 1070 et 1078. Ce même Constantin que les sources latines des XIe et XIIe ( Léo d'Ostie et Pierre Diacre) présentent comme redevable de son savoir uniquement à l'Orient, en médecine comme dans le reste des sciences qui lui sont attribuées, ne serait que le produit exclusif de l'école ifriqienne.

C'est à la Zitouna, fondée à Tunis en 737, que Mohamed al-Siqilli a fait ses études. Devenu médecin, il a travaillé à l'hôpital hafside Al-Muristan, premier hôpital tunisien fondé dans la capitale, sous le règne du sultan Abû Fâris `Abd al-`Azîz al-Mutawakkil (1393-1434).

En tant qu'auteur, Mohamed al-Siqilli aurait écrit plusieurs traités, dont Prévention des épidémies ( الوقاية من الأوبئة) et Manuel Persique (المختصر الفارسي). Ben Miled cite un troisième traité, à l'état manuscrit, dont le titre translittéré est Mokhtar el Ferissi. S'il ressort de ces traités que la tuberculose et la conjonctivite constituaient le centre d'intérêt de l'auteur, les connaissances et la pratique du médecin, quant à elles, s'étendaient à d'autres pathologies comme les maladies des nerfs et de la tête, l'insomnie et la paralysie hystérique.

En octobre 2010, le médecin tunisien Ridha Limam, qui partcipait au 22e congrès de la Société Internationale d'Histoire de la Médecine (SIHM) tenu au Caire,  a surpris les participants, et ce en soutenant que l'invention du stéthoscope que l'on attribue au médecin français René Laennec ne serait que l’œuvre de Mohamed Al-Siqilli.4
En vérité, dans les cercles universitaires et médicaux tunisiens, cette thèse est connue depuis près de 50 ans, si ce n'est plus. En 1980, Ahmed Ben Miled soulignait qu'« en lisant attentivement le manuscrit d'El Mokhtar el Ferissi de Mohamed Es-Siqilli, on constate que ce médecin diagnostiquait les lésions tuberculeuses par l'auscultation et classait les symptômes du trachome en quatre stades... »5. Mais comment se fait-il que cette présumée connaissance de diagnostic par consultation (c'est-à-dire par ce que nous appelons aujourd'hui stéthoscope) ait pu rester inconnue durant près de 7 siècles ? Ridha Limam impute cette méconnaissance aux destructions subies par les archives tunisiennes et la bibliothèque universitaire de la Zitouna, lors des saccages perpétrés à Tunis par l'armée de Charles Quint en 1535. L'incendie perpétré par les Espagnols est un épisode tristement connu, de même que ses implications scientifiques et culturelles. On ne saurait évaluer au juste ce que la science et le savoir en général ont perdu dans cet acte de vandalisme qui ne s'oublie pas, néanmoins il est certain que les manuscrits irrémédiablement perdus sont nombreux. Les ravages ayant affecté la bibliothèque de la Zitouna furent tels que ce centre culturel, aujourd'hui devenue Bibliothèque Nationale, n'a pu être restauré que trois siècles plus tard. Par ailleurs, d'autres bibliothèques ont été saccagées à Tunis, et divers monuments à Bab El Bhar et Bab Bnet furent également endommagés par cette même armée de Charles Quint. 

Mais malgré les pertes occasionnées par cet incendie, ce sur quoi on peut  s’appuyer pour étayer l'attribution du stéthoscope à Mohamed al-Siqilli ce sont les traités conservés de ce médecin. En particulier le Mokhtar el Ferissi, mais aussi les indices qu'une bonne relecture dynamique de Prévention des épidémies ( الوقاية من الأوبئة) est susceptible de mettre en relief.


Stéthoscope du 19e
Al-Siqilli fut le premier à s'être aperçu que le bacille de la tuberculose peut produire des "grottes" (blessures) aux poumons. Or pour que le diagnostic permette de constater de telles blessures, de l'avis des spécialistes il faut que le médecin dispose soit d'une radiologie (ce qui est impensable ici) soit d'un instrument d'auscultation médiate, c'est-à-dire un stéthoscope. Un archétype médiéval conçu par Al-Siqilli parait assez vraisemblable, l'instrument le plus moderne n'étant somme toute pas assez sophistiqué pour rendre plausible cette thèse. Il n'est que de voir en quoi consiste au juste le premier modèle attribué à René Laennec.



Torpédo
Mohamed Al-Siqilli serait également pionnier dans le traitement par sismothérapie de certaines affectations neurologiques. Cela peut nous surprendre si nous associons ce mot à un appareillage électrique auquel le contexte historique précis de ce médecin ne se prête pas. Al-Siqilli vivait, certes, à une époque où l'électricité n'était pas encore née, mais non sans ignorer pour autant que l'énergie électrique existe, en l'occurrence dans le corps d'un poisson: la torpille. Selon Ahmed Ben Miled, Essikilli traitait " les paralysies hystériques par le torpillage électrique, c'est-à-dire par le poisson torpille bien connu sur les côtes tunisiennes."6 Les mosaïques du musée du Bardo attestent même d'une connaissance qui remonte à l'Ifriqia romaine. Par conséquent, ce que le jargon médical moderne appelle électroconvulsivothérapie, neurosciences, sismothérapie, ne serait pas l'exclusive invention des temps modernes.

Praticien et auteur, Mohamed Al-Siqilli était aussi enseignant. Et en tant que tel, quand il s'adressait à l'apprenant il n'oubliait pas de rappeler au futur jeune médecin les principes déontologiques de base à observer.

« Sache, O mon enfant, écrit-il, qu’il n’y a pas de crime plus abominable que d’abuser des gens, de prendre frauduleusement leurs biens, surtout les malheureux qui souffrent et qui sont sans esprit et sans force. Un pauvre être se sent perdu, il fait appel à ta science pour soulager ses maux, tu l’examines et lui rédiges une ordonnance, des lors il met tout son espoir dans ce morceau de papier et croit que son contenu avec l’aide divine va le guérir ; le pharmacien s’en rapporte aussi à toi et à Dieu et délivre les remèdes. Or, combien ton acte serait criminel si tu agissais à la légère et combien ta responsabilité serait grande !
« A la place du malade, vaudrais-tu qu’on agisse ainsi envers toi, qu’on se joue de ta santé et qu’on escroque ton argent ? Mon enfant, sois scrupuleux et avisé car tes fautes sont les plus graves devant Dieu. Ces paroles sont suffisantes à l’homme de cœur et je n’en dirai pas plus. Qu’elles soient présentes dans ton esprit chaque jour, matin comme soir ne les oublie jamais.»7


A. Amri
22.02.2016


==== Notes  ====
  1. Cette date qui correspond au milieu du règne de Guillaume le Mauvais a été marquée par le début d'un pogrom anti-musulman.
  2. L'école médicale de Kairouan aux Xe et XIe siècles, éd. Jouve et Cie, Paris, 1933
    Ibn Al Jazzar. Médecin à Kairouan, éd. Al Maktaba Al Tounisia, Tunis, 1936
    Histoire de la médecine arabe en Tunisie, éd. Déméter, Tunis, 1980
  3.  « John Libbey Eurotext - L'Information Psychiatrique - La psychiatrie en Tunisie : une discipline en devenir »
  4.  باحث تونسي يؤكد: المكتشف الحقيقي للسماعة الطبية هو الطبيب التونسي محمد الصقلي  Sur Turess
  5. Histoire de la médecine arabe en Tunisie, éd. Déméter, Tunis, 1980; p.17
  6. La psychiatrie en Tunisie : une discipline en devenir
      7. Jean Fontaine, Histoire de la littérature tunisienne par les textes, Volume 2, Tunis, Sahar,‎

samedi 20 février 2016

Des souvenirs avec la mer, je n'en ai pas - Poésie de Mouna Rezgui



à celui qui m'a dit:
je me fais des illusions peut-être
mais c'est ainsi
j'ai mal de toi et je t'aime
il me peine de ne pas avoir
des souvenirs avec la mer
de bon matin il a pris les mouettes
je n'ai pas baptisé ma langue
au sel de son front
je n'ai pas immergé ma main
dans ses fonts baptismaux
je n'ai pas retiré de son vent
un fétu de souffle
je ne l'ai pas accompagné à un zoo
pour voir quelque oiseau encagé
ou,  soupirant, un singe
je suis rentrée de l'amour
tel un rescapé de Tazmamart
distraite et incapable
de traduire par des équations logiques
le génie de mon cœur


Photo Mouna Rezgui

il se retire toujours
comme de son sanglant combat le cerf mâle
décochant vers le troupeau un regard
qui émousse la brutalité de la savane
je ne cesse de me dire
quel feu m'envahira
quand l'herbage de l'oubli
aura conquis les sables de mon nom
dans les villages de tes yeux
alors que ton absence se pavane
pareille à un trait de lumière irisée
à la jonction précise de la mer avec la dure
je me dis par moments que je ne guérirai jamais
ce peut-être ma mauvaise volonté
souvent j'ai l'illusion
de ta voix rauque en éruption
qui détone dedans les murs de mon cœur
puis l'écho limpide qui couvre les arbrisseaux du patio
me voici devant toi impuissante et aphone
fane qui tombe de l'irréductible arbre de ton absence
pourquoi, la mer, as-tu changé de parfum ?
j'aimais à te humer et je ne sais
si je dois feuilleter un livre
ou embrasser un poète ?


Mouna Rezgui
Traduction A.Amri 
20.02.2016 


vendredi 14 août 2015

Vers courtois - Mahmoud Darwich (traduction)

secoue
je t'en supplie
de la plus gracieuse paume sur terre

la branche du temps
afin que tombent 
du passé et du présent
les feuilles fanées
et naissent aussitôt
deux jumeaux
un ange et un poète

nous apprendrons alors
comment les cendres

sous les aveux tacites
des âmes sœurs

redeviennent des flammes




ô ma pomme !

ô le plus exquis des péchés
rémissible
si la frange de tes cils
résorbe ma distraction 

et mon silence

je trouve curieux, moi
que les vents se plaignent
de l'inexorable loi qui m'assigne

à l'ascendant de ton orbite
alors que toi
c'est le nectar qui immortalise ma voix
et la saveur qui ambroisie dans ma bouche
la terre et ses légendes


toi entre mes bras
à quoi bon
une étoile voyagerait-elle
sur une orange 

et boirait, boirait
boirait à l'ivresse ?

un air à boire s'est effrité

ainsi que l'incantation qui l'accompagne

pourquoi je t'aime ?
pourquoi mes foudres tombent-elles
prosternées à tes pieds ?
pourquoi mon ouragan

mes quatre vents 
s'essoufflent-ils sur tes lèvres
et je découvre alors subitement
que la nuit est un oreiller douillet
que la lune est aussi belle

que l'apparition d'une rose épanouie
et que moi contre toi
je suis chic comme un dandy ?


resterais-tu ainsi soudée à mon bras

une colombe se trempant le bec dans ma bouche
tandis que de la paume de ta main
marquant de son sceau mon front 
tu ratifies dans mon sang grisé
la promesse de l'amour éternel
resterais-tu la colombe soudée à mon bras?
fais-toi alors des ailes

que je m'envole
et fais-moi des câlins divins
que, volant, je dorme !

que ma colombe assigne à mon nom
le pouls du parfum
et fasse de ma maison
un casier pour pigeons
je te veux chez moi
corps astral
qui marche à pied
et roc de réalité qui vole 

au doigt et à l'œil !


Mahmoud Darwich
Traduit par A.Amri
14.08.2015
 
Texte arabe:



 
 _________________________ Du même poète:



vendredi 24 avril 2015

Amel Hamrouni: retour sur une vie

Deux ans après la publication d'un article consacré à la chanteuse sur ce blog1, Tunisie politique et culture a rencontré Amel Hamrouni pour l'interroger sur les grands moments de son parcours. Retour sur une vie marquée de combats, de résistances, de moments heureux et d'autres pénibles.


Enfance

TPC : Pour commencer, si vous voulez bien nous parler un peu de votre enfance ?

A.H:  Je suis née à El Hamma, de Gabès, dont ma propre mère est originaire, mes parents y ont travaillé pendant un certain temps.
Ma mère était fonctionnaire des PTT, mon père infirmier. En fait, le jeune couple, marié en 1957, a travaillé au début de sa carrière au Kef, à Siliana et à Makhtar. Mes parents ont adoré cette région, ils en ont toujours parlé avec beaucoup d’affection. C’est là que mon frère ainé est né. Khaled est un « Ayari » par excellence !

Amel Hamrouni (2016)
TPC: Vous êtes donc Hamienne de naissance et de mère, mais c’est à Gabès que vous avez grandi ?

A.H: Oui, j’ai quitté El Hamma alors que j’avais à peine un an. Mes parents avaient demandé à être mutés à Gabès où ils avaient acquis un lot de terrain pour y construire une maison. Ma tendre enfance, de un à cinq ans, je l’ai passée à Ain Slem2, chez mes grands parents paternels. C’est là où mes parents s’étaient installés, tout en faisant construire leur petite maison tant rêvée d’EL Mansourah. »

TPC: En somme, en 1966,  vous êtes « chassée » de l’éden Aïn slem ?

A.H: « Chassée », non, quand je pense aux  « maîtres de l'éden » mes grands-parents. Eux auraient tout donné pour me garder à leurs côtés. N'empêche que lorsque je me suis installée avec mes parents dans notre nouvelle maison,  les années Aïn Slem refusaient de se faire oublier. C'était mon âge d'or, mon paradis perdu. Comme dit Ferrat, nul ne guérit de son enfance. Et je crois que la véritable enfance est celle qui résiste à tout sevrage, à tout vaccin. Elle vous poursuit comme votre ombre et vous ne pourrez nulle part la semer.
Heureusement qu’une petite sœur, qui avait rejoint entretemps la fratrie, a réduit d'une certaine manière ce "premier exil". Et puis avec le début de l’école, un an après notre déménagement, la camaraderie scolaire m’a dédommagée un peu des petites amies laissées à Aïn Slem. »


Etudes

 TPC : Vous avez commencé vos études primaires en 1966 ?

A.H: J’ai fait l’école primaire à Ben Attia3 à partir de 66. Ensuite, les trois années collège à Sidi Marzoug4. Et en 1972, j’ai commencé mon second cycle au Lycée Mixte de Gabès ».

TPC: Le Lycée Mixte de Gabès avant qu'il ne soit scindé en deux, les jeunes générations, évidemment, n’en savent rien.
 
A.H: Oui, le lycée mythique aux 4500 élèves ! Tout Gabès et sa petite banlieue: Tébelbou, Chéninni, Bouchemma, Oudhref, Métouia, Ghannouche n'avaient encore qu'un seul lycée. Ensuite, on a construit Echebbi puis divisé en deux établissements le lycée mixte.


Carrière artistique
 
TPC: Aujourd'hui lycées El Manara et Abou Loubaba. En 1979, vous décrochez le bac et en 1984, l'énarque que vous êtes est nommée dans les services du Ministère des Finances. Je voudrais revenir à l'année 1979, date où commence votre carrière d'artiste.

A.H: Plutôt notre carrière d'artistes, parce que nous étions tous fondus dans ce groupe qui a vu le jour grâce à la volonté commune de ses membres. Al Bahth c'était une famille au sens artistique du terme: nous étions tous sur la même longueur d'ondes, politiquement parlant, et nous avions une volonté farouche commune d'impliquer l'art dans les luttes sociales et politiques.

TPC: Mais, au départ, si je ne me trompe pas, vous étiez aussi presque une seule famille, au sens dénotatif de l'expression, à faire le noyau d'Al Bahth ?

A.H: Nous étions surtout 5 camarades bien au dessus des liens de sang : Khaled Hamrouni, Nebrass Chammam, Chokri Hamrouni, Tawhid Azouzi et moi-même. Khémaies Bahri a rejoint le groupe en 1982, après son bac. Dans le groupe, il y a bien trois Hamrouni: le frère, sa sœur et leur cousin...


TPC: Et votre futur mari Tawhid...

A.H: Oui, mais la vraie famille à laquelle l'ensemble s'identifiait c'est, sans fioriture aucune, celle qui partageait les idéaux politique et artistique. Al Bahth n'est pas un The Jackson Brothers à la mode des Hamrouni, si vous êtes tenté de faire une comparaison de cet ordre. Dès sa création, le groupe a œuvré pour faire de la chanson alternative un levier d'éveil de la conscience civique. Les reprises de Cheikh Limam -je pense que Limam était celui qui nous a le plus marqués, autant par ses chansons que par son authenticité, nos propres titres qui s'inscrivent dans l'école initiée par lui - il a aimé pas mal de nos titres mais beaucoup El Bssissa, n'avaient d'autre fin que servir cette conscience dont je parle. Et d'ailleurs, pour ne rien vous cacher, je n'ai pas aimé le titre de votre premier article5. L'arbre ne cache pas la forêt.

Amel Hamrouni
TPC: Le groupe Al Bahth a connu des hauts et des bas. Il y a eu les années 1980 marquées par votre présence sur les campus, dans les manifestations politiques ou culturelles de l'UGTT, de la LTDH et d'autres organisations et formations politiques de gauche. Il y a eu aussi la consécration, à travers votre personne, de la RFI qui vous a décerné en 1987 son prix Musiques du Monde. Il y a eu encore cette première télévisuelle dans la Tunisie de Ben Ali. Avant d'aborder "les bas", rappelez-nous dans quelles circonstances Najib Al-Khattab vous a invités à son émission Laou samahtom, en 1988 ?

A.H: Feu Najib Alkhattab m'a adressé une première invitation, en octobre 87, à titre personnel. Je le crois sincère quand il m'a dit que l'invitation ne faisant pas cas des autres membres n'émanait pas de lui. En tout cas, j'y ai opposé une fin de non recevoir, et fait savoir que le lauréat du prix RFI n'était pas moi, mais l'ensemble musical Al Bahth. Juste après l'accession de Ben Ali au pouvoir, l'animateur a dû renégocier avec la direction, ou des instances plus élevées, l'autorisation de passage pour le groupe, et dès qu'il a obtenu le feu vert, il nous a contactés une seconde fois, adressant l’invitation à tout le groupe.


TPC: C'est-à-dire khémaïes Bahri (à l'époque flûte), Nebras Chammam (luth), Khaled Hamrouni (darbouka), Chokri Azzouzi (castagnettes) et vous chanteuse-interprète.
Quand on revoit la vidéo de ce baptême de feu télé, on est frappé de constater quelque chose de pas commun sur ce plateau: le devant de la scène à l'orchestre, et la chanteuse est derrière. C'est bien vous qui avez fixé votre place derrière le groupe et pas devant ? Modestie ?




A.H: L'idéal pour moi aurait été d'être au milieu du groupe. Mais il y a deux rangées comme vous avez dû le constater. Et si je m'étais mise derrière, ce n'était pas tellement par souci de céder toute la lumière aux camarades. J'avais le cœur qui battait, et le bouclier que j'ai trouvé en mes camarades m'a permis de surmonter le trac.

Les années de braise

TPC: L'état de grâce qui a suivi le putsch de Ben Ali n'a pas duré. Et vous avez eu votre part des persécutions qui ont marqué les années de braise.

A.H: Bien avant Ben Ali, en 86, Tawhid [NTPC: mari de la chanteuse] a été arrêté et incarcéré une première fois. Nous étions jeune couple tout heureux, sans enfants encore. Mais résolument engagés dans la lutte politique.

TPC: Vous étiez alors militants du PCOT (Parti Communiste des Ouvriers Tunisiens) qui n'était pas reconnu6.

A.H: Oui, et la clandestinité à laquelle nous étions contraints nous exposait aux harcèlements constants de la police. En 92, Tawhid a été incarcéré une deuxième fois, lui et Khémaïes Bahri ainsi que d'autres camarades. Et c'est d'ailleurs pour cette raison-là que le groupe musical s'est trouvé dans l'incapacité de poursuivre ses activités.

TPC: Votre mari et Khémaïes en prison, et vous à cette époque jeune mère allaitant encore votre premier bébé, on imagine votre calvaire mais aussi votre courage, le soutien que vous avez apporté à ceux qui étaient sous les verrous. Finalement, la dictature de fer qui espérait vous briser en tant que Bahth et communistes n'a réussi qu'à vous rendre plus solidaires si j'ai bien compris ?


A.H: Absolument. au bout du calvaire, malgré ces longues années difficiles, en 99, nous avons pu remonter en scène. Nous avons même tenté un retour dès 95, après la sortie de Khémaiès et Tawhid de prison. Nous avons donné quatre concerts, dans une lecture musicale de nos chansons de Ridha Chmek, avec un orchestre de 40 instrumentistes qu'il a dirigés lui-même. Mais cette première tentative de retour n'est pas allée plus loin. "

TPC: En 2005, Khémaiës Bahri et vous, vous avez créé Oyoun Al Kalam. Derrière ce nouveau-né, il y avait des dissensions intestines qui ont scindé Al Bahth.
Je ne vous demanderais pas de laver le linge sale de la famille Al-Bhath en public, sachant que vous n'êtes pas du genre à faire cela.
Je voudrais juste rappeler, en vous citant7 pour conclure cette interview, ce que représente pour vous Oyoun Al Kalam: 
 
 "Pour ce qui est de notre expérience actuelle, c'est l'histoire d'un duo, d'une tendre amitié, de chemins parcourus ensemble, parfois péniblement, qui me fait avancer main dans la main avec Khmaies. Honnêtement, sans lui je ne sais pas si j'aurais été capable de revenir sur scène. Je voudrais tellement, par honnêteté intellectuelle, que l'on sache que Oyoun Al-Kalam est la troupe d'un duo qui espère avoir le temps de réaliser plein de belles chansons encore ..."






A. Amri
24.04.2016


Sur ce blog, voir aussi:
Amel Hamrouni ou la conscience de ceux qui n'ont pas de voix

Oyoun Al-Kalam (Les Yeux des Mots): Anthologie de chants traduits



=== Notes ===1- Voir Amel Hamrouni ou la conscience de ceux qui n'ont pas de voix.

2- Aïn Slem est un quartier du Menzel de Gabès.

3- Aujourd'hui lycée, l'école Ben Attia se trouve à mi-chemin de Jara et Bab Bhar, rue Bourguiba.

4- Aujourd'hui lycée, Sidi Marzoug a été construit à l'emplacement du vieux marabout éponyme, avenue la République.

5- En titrant son article Amel Hamrouni ou la conscience de ceux qui n'ont pas de voix, TPS lésait d'une certaine façon les groupes Al-Bahth et Oyoun Al-Kalam.  

6-Dès sa création en 1986, le PCOT restera interdit jusqu'au 18 mars 2011, date de sa légalisation.

7- Voir Amel Hamrouni ou la conscience de ceux qui n'ont pas de voix.





dimanche 4 janvier 2015

Pour l'ascension d'une nation

L'Etat tunisien, le ministère du sport mais aussi celui des affaires extérieures, ainsi que les entreprises nationales (privées ou publiques) doivent assumer pleinement leurs responsabilités pour soutenir le projet de Tahar Manai et lui assurer le financement nécessaire. Ce défi n'est plus l'affaire exclusive du jeune alpiniste mais c'est désormais l'affaire de tout le pays. L'argent étant le nerf de tout exploit sportif, les sponsors tunisiens sont appelés à s'investir dans ce projet pour lui assuer les conditions optimales de la réussite.


"Après 9 heures de marche, 1200 m de dénivelé, et des températures avoisinant moins 50 degrés, nous avons atteint le sommet.  Je dis "nous", parce que vous êtes tous dans mon cœur quand je grimpe".

    Il a 26 ans. Il est tunisien. Et c'est par ces mots poignants adressés à son pays depuis le sommet de l'Aconcagua (6962m), la plus haute montagne d'Amérique du Sud, que Tahar Manai nous a offert, le 17 décembre dernier, un nouvel exploit qui fait notre fierté. Certes, l'actualité politique nationale et les batailles électorales qui ont accaparé, durant deux mois, l'intérêt des médias ont quelque peu éclipsé cet évènement, passé inaperçu pour la plupart des Tunisiens. Néanmoins la belle bataille de Tahar Manai pour "l'ascension d'une nation" (nom de son projet visant à atteindre en mai 2015 le sommet de l’Everest: 8848m) et sa récente conquête de l'Aconcagua, la plus haute montagne d'Amérique du Sud, qui s'est couronnée par cette éloquente photo sur le sommet dédiée à la patrie, n'en perdent rien ni de leur mérite ni de l'euphorie qu'elles nous procurent en ce temps de grâce. Pour le pays sorti victorieux de sa première épreuve d'alternance démocratique, le défi "ascension d'une nation" tombe fort à propos, qui acquiert un sens bien plus qu'emblématique. Au delà de la réponse littérale à Abou Alkacem Echebbi interpellant dans les années 1920 ses compatriotes: ومن لم يرم صعود الجبال يعش أبد الدهر بين الحفر (Qui n'aime point escalader les monts / Traine à jamais dans les crevasses). c'est l'expression d'une volonté patriotique nôtre aspirant  à faire de ce pays géographiquement petit un pays grand par ses hommes, qui se traduit à travers cette performance alpiniste. Le jeune Tahar Manai qui se prépare à attaquer l'ultime phase de "ascension d'une nation" pour réaliser son rêve, à savoir être le premier Tunisien à vaincre le sommet de l'Everest, est d'ores et déjà un grand. Son courage, sa ténacité, sa persévérance nous rappellent, dans un contexte de défi différent mais non moins tunisien, l'antécédent carthaginois devenu légendaire: la traversée des Alpes par Hannibal. Dans quatre mois, nos yeux seront braqués sur le sommet de l'Himalaya. Et nous verrons, inch'Allah, l'emblème tunisien flotter sur le mont d'Everest, le point montagnard le plus élevé au monde, à plus de 8000 d'altitude.

Rappelons en quelques mots le parcours de ce combattant des hauteurs, qui s'apprête à conquérir le toit du monde.
Au début des années 1990, Tahar devait avoir deux ou trois ans tout au plus, quand son père, premier opposant déclaré à Ben Ali, a été arrêté pour subir, pendant 15 jours, les pires tortures dans les cachots du ministère de l'intérieur. A sa libération, ce père a pu s'envoler vers Paris mais le régime l'a empêché de se faire accompagner par sa famille. Celle-ci sera contrainte de fuir clandestinement la Tunisie quelques mois plus tard, en grande partie à pied, à travers les frontières algériennes, avant de pouvoir rejoindre à son tour la France. Bien que pourchassés et harcelés jusque sur le sol de leur pays d'exil, les petits Manai (Badis, Bochra, Tahar, Amira) ont brillé chacun dans son domaine, honorant par leur réussite aussi bien leurs parents que leur pays.
C'est à 12 ans que Tahar devient mordu d'alpinisme, à la faveur d'une découverte en colonie de vacances du Mont-Blanc. La montagne la plus élevée d'Europe le rappellera, dix ans plus tard, pour en faire l'ascension. C'était en 2010, au moment précis où commence la révolution tunisienne. Et Tahar a dédié cette première conquête alpiniste à sa patrie, en plantant le drapeau tunisien au sommet du Mont-Blanc. En août dernier, dans le cadre de ses préparations pour
"l'ascension d'une nation", il est reparti gravir une deuxième fois, solitaire et sans guide, le Mont-Blanc. Ni le vent soufflant à plus de 90 km/h ni la température de -25° ne l'ont empêché de réussir sa montée et de planter, comme à l'accoutumé, le drapeau pour lequel il se bat depuis 5 ans.

A travers ce modeste hommage au jeune Tahar, je tiens à saluer le lion à qui nous devons ce lionceau: Dr Ahmed Manai. Tel père tel fils; et l'un et l'autre font à bon droit notre fierté. Je tiens à saluer aussi Bochra, la sœur du champion, qui, il y a un an, m'écrivait ces mots: " Si Ahmed, je viens de sécher des larmes à la lecture de ce texte... je ne l'avais jamais vu. Merci. (Rectification, je termine mon doctorat!)"
Bochra venait de découvrir alors un modeste hommage que je lui rendais en 2012 à travers le billet ci-dessous publié sur Facebook:

"Pour certains, l'exil est une longue errance dans une sorte de no man's land qui touche aux confins
de la mort. Une rude épreuve qui conduit tôt ou tard à la perte de ses repères, de son identité, de sa peau. Pour ceux-là l'exil est synonyme pour le moins de déracinement.
Pour d'autres, même s'il y a déchirures, souffrances, quelles que soient les embûches semées sur le chemin et la terre d'exil, il n'est pas permis de mourir ni de faiblir le moindrement ni surtout de troquer sa face et son épiderme pour le seul confort d'assurer sa survie. Bochra Manaï est de cette race-là.

Elle était tout juste fillette quand, dans les années 90, au plus fort des années de braise, elle a quitté la Tunisie pour se réfugier en France, suivant avec le reste de la famille son père, Dr Ahmed Manai, contraint de fuir l'oppression de Ben Ali.
Alors même que la hargne dictatoriale et les brigades de la terreur (de la mort plutôt) poursuivaient son père jusque sur le sol français, Bochra a su affronter tous les défis pour faire valoir ses mérites de combattante tunisienne en exil.
Après de brillantes études en France, elle franchit l'Atlantique, visant plus haut, prépare et obtient au Québec un doctorat en études urbaines. Et la brillante académicienne qu'elle est, en cela comme au reste pas moins méritante que son père, n'a jamais été ni en France ni au Québec au dessus de la mêlée qui concerne l'avenir de son pays."


A.Amri 

04.01.15    

Sur ce blog au sujet de Ahmed Manai:

Marzouki tel que j'ai connu - Par Ahmed Manai

Marzouki s'est tu au moment où il devait parler (par Dr Ahmed Manai)

La liberté d’expression et la responsabilité de l’intellectuel musulman

Marzouki est justiciable pour ses crimes en Syrie



mercredi 31 décembre 2014

Mohamed Cheikh Ould Mohamed: un cri juste que les injustes n'admettent pas



"Tout musulman qui apostasie, sans se repentir dans un délai de trois jours, est passible de la peine de mort." (Article 306 du Code pénal mauritanien)

Mohamed Cheikh Ould Mohamed



Il ne faut pas crier à l'injustice dans les pays musulmans. Surtout quand ces pays sont de facto au dessus de l'injustice. Parce que gouvernés par la charia de Dieu. Immunisés contre les dérives, les erreurs, les abus et toutes sortes de tares qui, ailleurs, affectent et infectent les lois séculières.
Et si malgré tout, injustice il y a, si malgré tout, cette injustice est flagrante, criante, intenable, si malgré tout il s'avère impossible de se taire quand l'injustice broie, opprime, lèse au quotidien ses victimes et les accule à hurler, il faut alors tourner sept fois sa langue et la retourner encore avant de découdre ses lèvres. Sous peine d'aller loin, n'en plaise à Dieu, et de montrer du doigt, ne serait-ce que de façon pudique et dans son intérêt, l'islam. Ce serait, n'en plaise à Dieu,  commettre un mal irréparable. L'offense suprême. Imputer à Dieu, au Prophète, à la charia et aux sentinelles thuriféraires des lois parfaites un mal qui, il va de soi, n'est pas le leur. Ce serait, n'en plaise à Dieu, apostasier l'islam.

Cette imprudence-là, Mohamed Cheikh Ould Mohamed n'a pas su s'en prémunir. Et elle lui a valu la peine de mort. Juste évidemment, évidemment incontestable, irréprochable indubitablement parce que conforme à la charia de Dieu. C'est ce que vous diraient les inquisiteurs des temps modernes et de tous les temps, les cerbères de l'obscurantisme religieux, les oppresseurs des peuples et des hommes, qui perpétuent, en Mauritanie ou ailleurs, le règne de la barbarie.

Ingénieur âgé de 28 ans, Mohamed Cheikh Ould Mohamed appartient aux Maalmines (forgerons), caste marginalisée entre autres dans un pays où les privilèges et les discriminations du féodalisme, à quoi ajouter le racisme et les séquelles de l'esclavagisme, sont prégnants. Quoique lui-même, cadre et fils de haut fonctionnaire, ne soit pas directement affecté par l'injustice qui frappe le commun de sa caste, au mois de décembre 2013, cet ingénieur a osé lever la voix pour dénoncer le mal mauritanien. Les privilèges dont jouissent les Bidhane, caste de l'aristocratie régnante, et les préjudices qui en découlent, frappant le reste de la population. Diagnostiquant ce mal à travers un article publié sur le web, l'auteur n'a pas mâché ses mots pour incriminer la religion. Non pas l'islam dans sa substance révélée mais celui vicié dès l'origine par le pouvoir politique basé sur les privilèges du sang et des alliances. C'est cette altération de la religion par la religiosité, savamment analysée, et à bon droit mise en cause, qui constitue le principal propos de son article. Et parce que cette mise en cause ne peut plaire ni à la caste régnante ni aux jurisconsultes locaux moyenâgeux dont les interprétations rétrogrades et anachroniques de l'islam lui servent de garde-fou, dès la parution de l'article la réaction des ultras ne s'est pas fait attendre. De toute part, les cerbères du système ont montré leurs canines, vouant au bûcher le "mécréant". En dépit d'une mise au point où l'auteur a clamé son innocence et explicité son amour et son respect du Prophète, le 2 janvier 2013 il a été arrêté à Nouadhibou (nord-ouest de la Mauritanie) et écroué. Au bout d'un an de détention et pour couronne de calvaire(1), ce 24 décembre 2014 la cour criminelle de Nouadhibou l'a jugé coupable et condamné à la peine capitale.

Parce que cette peine est injuste quelles que soient les raisons des tribunaux islamistes et des seigneurs qui gouvernent la Mauritanie, nous dénonçons avec vigueur autant la sentence que le climat d'inquisition moyenâgeuse qui lui a été propice. N'en déplaise aux oppresseurs qui perpétuent le règne de la barbarie en Mauritanie ou ailleurs, nul ne peut être jugé pour ses opinions ou sa croyance religieuse.


Tout en appelant les citoyens du monde, les ONG internationales, les Etats et leurs missions diplomatiques à se mobiliser pour sauver de l'échafaud Mohamed Cheikh Ould Mohamed, nous publions ci-dessous la traduction de l'article qui a valu à son auteur l'absurde arrêt de mort.


                                                                                 Ahmed Amri - 31.12.14



"
La religion n'a rien à voir, honorables Maalemines(2), avec votre problème. Car en religion il n'y a pas de considération ni pour le lignage ni pour la classe. Ni Maalmines (2) ni Bidhanes(3) n'y ont de place, ne vous en déplaise. Votre problème, si ce que vous dites est exact, peut être rattaché à ce qui s'appelle religiosité. C'est là une nouvelle thèse qui a trouvé parmi les Maalmines eux-mêmes certains de ses ardents défenseurs. Convenons-en donc !

A présent, permettez-moi de revenir à la religion et la religiosité pour éclairer le statut du lignage et de la classe dans la religion.
Quelle différence y a-t-il entre religion et religiosité?
Selon, Dr Abdelmajid Ennajar:" la réalité de la religion diffère de celle de la religiosité. La religion dans son essence ce sont les préceptes fondateurs de la législation divine. Alors que la religiosité est la mise en pratique de tels préceptes. Celle-ci est un fait humain. Cette différence conceptuelle conduit, en réalité, à  une différence de caractéristiques et de jugements spécifiques à l'un ou à l'autre concepts." (2).
Par conséquent, la religion est un fait divin et la religiosité fait humain. A quel moment au juste de l'histoire rattache-t-on la religion et la religiosité?
Il va sans dire que, vues dans le contexte islamique, elles appartiennent à deux périodes distinctes: la religion se rattache à la vie de Mohamed; la religiosité, quant à elle, est postérieure à telle vie.
Considérons à présent quelques exemples de la première période.

Temps: juste après la bataille de Badr en 624 apr. J.-C. Lieu: Yathrab.
Voici le jugement prononcé au sujet des prisonniers de Quraish tombés aux mains des musulmans:   "Messager de Dieu, a dit Abou Bakr Esseddik premier conseiller du Prophète, ces prisonniers sont des cousins, des frères, des enfants du clan. A mon avis, nous devrions leur imposer une rançon, ce qui constituera un supplément de force pour nous contre les infidèles. En même temps, gardons l'espoir que Dieu les guidera vers le bon chemin; et ils seront demains nos alliés."

Remarque: qui sont ici les infidèles selon Abou Bakr ?(3)

C'est tel jugement de Abou Bakr qui a prévalu en la circonstance. Avec un amendement en faveur de ceux qui n'avaient pas d'argent: au lieu de payer la rançon, servir de précepteur aux enfants des musulmans.
Mais doucement ! il y a eu une dérogation pour Zeyneb, fille du Prophète, qui voulait racheter par un collier déposé chez Khadija(4) son mari Abou Alâs. A sa vue, le Prophète s'est beaucoup apitoyé et a dit à ses compagnons: " si vous n'y voyez pas d'inconvénient, rendez-lui son mari et son bien (collier)!"(5) Ce à quoi les compagnons ont répondu positivement.

A quoi rime, selon vous, cette exception ?

Temps: 625
apr. J.-C. Lieu: Ohad.
Événement: bataille entre les musulmans et les quraïshites.
Tandis que la tribu de Quraysh affrontait les musulmans pour venger la défaite de Badr et espérer en finir avec Mohamed et ses partisans, Hind bent Ataba a commandité Wahshi pour tuer, en échange de son émancipation et d'une rétribution en bijoux, Hamza. Hind a obtenu ce qu'elle voulait.
Quelques ans plus tard, au lendemain de ce qu'on a convenu d’appeler la conquête de la Mecque, Hind s'est convertie à l'islam. Ce qui lui a valu le titre "Honorable mécréante, musulmane honorable". Wahsi, quant à lui, le Prophète l'a sommé de disparaitre quand il s'est converti à son tour à l'islam !
C'est que Hind est quraïshite alors que Wahsh est
abyssinien. Sinon comment expliquer une telle discrimination ? Ne se valent-ils pas en tant que coupables à tout le moins, car, pour être plus équitable, il faudrait dire que la vraie coupable du meurtre de Hamza est Hind, Wahsh n'étant en la circonstance qu'un esclave exécutant un ordre?

Toujours dans la même bataille, comparons le sort de Wahsh à celui de Khaled Ibn Al-Walid. Ce dernier a été la principale cause de la défaite des musulmans à la bataille de Ohad. Malgré le grand nombre de morts enregistrés dans cette défaite, à sa conversion à l'islam Khaled Ibn Al-Walid a été honoré par le titre Epée dégainée d'Allah. Pourquoi Wahshi n'aurait-il pas mérité un titre comme Lance-d'Allah-qui-ne-rate-jamais-sa-cible ?


Lieu: la Mecque.
Temps: 630 apr. J.-C. Évènement: conquête de la Mecque. Que s'en est-il suivi ?
Tous les Mecquois ont été amnistiés malgré les divers préjudices causés au prophète Mohamed et à son message, et quand bien même l'armée musulmane était capable de les exterminer. L'amnistie a été proclamée comme suit par le Prophète alors que les Mecquois étaient rassemblés près de la Kaaba:
"Que pensez-vous que j'aille faire de vous?" dit le Prophète. "Tout le bien, répondirent les Mecquois. Tu es un frère généreux et non moins généreux neveu." Et le Prophète leur dit alors:" vous n'êtes plus blâmables désormais. Que Dieu vous par
donne ! Partez! vus êtes libres."
Cette amnistie a permis de préserver les vies humaines, d'éviter la captivité, de garder intacte la propriété de l'argent mobile et des terres et de ne pas soumettre ces biens à l'imposition. En cela, la Mecque n'a pas été traitée comme d'autres zones.

Lieu: Forts
Banu Qurazya. Temps: 627 apr. J.-C. Événement: extermination des Banu Qurayza. Cause: complot d’individus de  Banu Qurayza contre les musulmans dans le siège de la Tranchée (sachant que les individus ici "justiciables" n'étaient que les chefs et qu'il y a un verset qui dit à ce propos: "personne ne peut porter le fardeau d'autrui".)
C'est un fait attesté que lorsqu'il s'est approché des forts de Banu Qurayza qu'il a tenu en siège, le Prophète s'est adressé aux juifs comme suit:" frères des singes et des porcs (4), idolâtres, vous m'insultez ?" Les juifs ont juré alors par la Torah révélée à Moïse que non. " Abu al-Qasim, disent-ils, vous n’êtes pas de ceux qui sont profanes." Le Prophète a alors mis en première ligne les archers.

Avant de poursuivre, je voudrais m'arrêter ici pour remarquer qu'en citant le Prophète, nous sommes censés nous appuyer sur "l'esprit totalisant", l'autorité morale infaillible.
Comparons à présent le sort des Mecquois et celui des Banu Qurayza. Ceux-ci, sans passer aux faits, ont eu les velléités de conspirer avec Quraish pour en finir avec Mohamed et son message. Et alors que les quraishites ont été amnistiés, les Banu Qurayza ont été passés aux armes. Sans distinction aucune entre celui qui a failli rompre le pacte et celui qui qui n'a rien à se reprocher à ce propos. On a tué les guerriers des Banu Qurayza et capturé leurs enfants. Et l'on raconte, à ce sujet, que pour déterminer si un adolescent devait être tué ou capturé, il fallait découvrir son bas-ventre. Celui qui avait le pubis poilu se faisait tuer et celui qui l'avait non poilu avait la vie sauve.

Ainsi donc, Quraish qui s'est opposée aux musulmans dans plus d'une bataille, qui les a assiégés de manière impitoyable à la Tranchée, qui a recruté, au début du message, 40 jeunes pour tuer Mohamed à la veille de la migration vers Médine, qui, auparavant, a tué et torturé de la pire manière des musulmans, le jour de la conquête de la Mecque a trouvé en Mohamed un frère généreux et un non moins généreux neveu qui leur a dit: "partez! vous êtes libres." A l'opposé, les Banu Qurazya qui ont juste failli s'allier avec les mécréants contre Mohamed ont été rétribués par un massacre général. Où est allée la miséricorde ? Faut-il en conclure que les "frères et consorts" ont un rôle dans "l'esprit totalisant et absolu" ?

En guise de résumé, si le concept "cousins-clan-frères" pousse Abou Bakr à s'abstenir de tuer les infidèles, si la relation parentale entre le Prophète et Zeyneb autorise la fille à recouvrer son mari et son bien sans autre forme de procès, si le sang tribal autorise qui de pouvoir à distribuer des titres d'honneur aux qurashites et les refuser aux abyssiniens, si la fraternité, les liens de sang, de parenté, autorisent d'accorder la grâce à Quraish et de ne pas l'accorder aux Banu Qurayza, si cela est monnaie courante au temps du Prophète, soit au temps de la religion, comment s'étonner qu'il en soit de même aujourd'hui au temps de la religiosité?

Frères, je voudrais juste conclure avec vous, et je m'adresse en particulier aux Maalmines, que la tentative de différencier la substance de la religion de la réalité propre à la religiosité est "bonne mais non concluante". On ne peut occulter la réalité que ces "lionceaux [NDT: les Bidhanes] sont en fait les descendants du lion" [NDT: l'ordre mahométano-quarishite]. Ceux qui souffrent doivent être honnêtes avec eux-mêmes, quelle que soit la cause de leur souffrance. Et si la religion est impliquée dans  cette souffrance, disons-le de vive voix: la religion, les hommes de religion, les livres de religion, jouent le rôle qui est le leur dans les questions sociales, que ce soit celles des Lahratin(5), des Maalmines, ou celle des Ikawns(6) à propos de qui la religion stipule que leur manger, leur boire, leur travail sont harams [ndt: illicites].

Mise au point:

Durant les jours passés, j'ai suivi les réactions suscitées par mon article "Religion, religiosité et Maalmines", lesquelles étaient en grande partie takfiristes et ostensiblement racistes. J'ai reçu de nombreux appels téléphoniques chargés de menaces et d'intimidation.
De nombreux facteurs ont contribué à créer un climat propice à de telles réactions, dont l'analyse fondée sur la théorie conspirationniste chez les Azways (7) qui taxe de juif et de mécréant, tout en le marginalisant, quiconque se réclame du sang maalmine. A quoi ajouter le prosaïsme le plus plat chez ces mêmes Azways qui, pour servir des fins machiavéliques et dénotant leur esprit malade, attribuent de façon mensongère des propos au Prophète, tels que: "un forgeron n'est bon à rien, serait-il un savant."


Mohamed Cheikh Ould Mohamed
Traduit par A. Amri
30.12.14



Notes:


1) Sous la pression des campagnes de presse orchestrées par les islamistes, peu de temps après son arrestation sa propre famille a publié un communiqué pour le dénoncer et le bannir. Puis les parents de son épouse ont contraint celle-ci à se séparer de lui. Enfin, avant même le procès, son employeur l'a licencié.

2) NDT: caste des forgerons qui figure en bas de l'échelle de la hiérarchie "traditionnelle" mauritanienne.

3) NDT: si le sous-entendu ne peut être compris (surtout par ceux qui ne sont ni musulmans ni arabes), précisons que l'auteur veut dire qu'aux yeux de Abou Bakr, en tant qu'enfants de la tribu dont le Prophète est issu les quraishites capturés ne peuvent s'assimiler à des infidèles.

4) NDT: épouse du Prophète.

5)- NDA: Bidhane البيضة est un terme qui désigne la caste la plus élevée en Mauritanie, considérée comme étant d'extraction pure, blanche comme l'explicite la racine du terme أبيض. Cette caste est en fait un mélange de descendances arabo-berbères.

6)NDA : "il les a traités ainsi parce qu'ils l'ont insulté." (Tobari 2/252 commenté et annoté par cheikh Ahmed Shaker. Cité aussi par Ibn Kathir.

7) NDT: Caste des noirs libres.

8) NDT: Caste des griots (artistes, et en particulier dans le domaine de la chanson).

7) NDT: Elite éclairée (ou estudiantine) des Bydhane.

lundi 29 décembre 2014

A propos de "Tunisie : politique et culture" (par Yves Gonzalez-Quijano)


Ecrit par Yves Gonzalez-Quijano, enseignant-chercheur au Gremmo/Université de Lyon et spécialiste des littérature et  culture arabes, le billet ci-dessous rend hommage à ma modeste personne à travers une appréciation pour le moins sympathique de quelques unes de mes publications sur ce blog et sur Youtube.
Me
rci infiniment Yves !

Au hasard du « ouèbe », cherchant à documenter une vidéo du groupe Al-Rahel al-kabir (الراحل الكبير : « Le grand disparu », c'est le nom du groupe), je suis tombé sur cette source qui disait parfaitement ce que je n'aurais pas forcément su exprimer moi-même aussi bien. Occasion de ne pas remettre indéfiniment un vague projet que j'avais en tête, celui de commencer une sorte de petite « blogothèque » – parfaitement subjective – des sites proches, intellectuellement parlant, de ce que propose Culture et politique arabes. Dans le cas présent, le titre de ce blog ouvert en 2009 suffit à mettre en évidence la proximité. Ahmed Amri a en effet choisi de rassembler les chroniques qu'il a commencé à écrire en 2009 sous le titre Tunisie : politique et culture.
C'est donc en cherchant des vidéos du groupe Al-rahel al-kabir que je suis tombé sur ce billet, qui présente très bien cet ensemble libanais récemment créé (2013). Un groupe qui « retravaille » la tradition musicale arabe en donnant un coup de jeune (plus qu'en révolutionnant à mon avis) la chanson engagée libanaise. Cette « réinterprétation », Ahmed Amri l'explicite fort bien pour ceux qui ne sont pas forcément familiers avec les arcanes de cette culture, en explicitant les sous-entendus des paroles d'une chanson qui a fait grand bruit récemment car elle tourne en ridicule (non sans courage, Beyrouth n'est pas si loin de la « ligne de front ») le dernier « calife » autoproclamé, le tristement célèbre al-Baghdadi. La vidéo, sous-titrée, par Ahmed Amri lui-même si j'ai bien compris, est disponible sur une page qui donne accès à plusieurs autres séquences sous-titrées qui sont autant d'entrées intéressantes dans la culture arabe. Découvrez-là si vous ne la connaissez pas, c'est encore plus drôle quand on a accès aux paroles !



Parmi les séquences précédemment mentionnées, on trouve notamment un petit extrait traduit – il faut dire que l'ensemble doit faire pas loin d'une heure – de l'incontournable Al-Atlâl (الأصلال : « Les ruines »), une chanson d'Oum Kalthoum, tellement présente dans l'imaginaire arabe que Nasser l'a citée lorsqu'il a dû annoncer aux Egyptiens (et aux Arabes) sa défaite, en juin 1967. Ahmed Amri en fait une présentation très centrée sur le « parolier », le poète Brahim Naji, en apportant une foule de détails qui m'étaient pour ma part totalement inconnus.



Moins classiques et totalement d'actualité, je recommande également deux billets écrits peu avant les élections présidentielles en Tunisie. Peu importe en définitive qu'on soit d'accord avec ce qu'il écrit à propos de Moncef « Tartour » Marzouki, son analyse du flirt islamiste de l'ancien président (temporaire), intitulée Quand Marzouki joue le dévot au Croissant, mérite d'être lu, ne serait-ce que parce qu'elle est aussi mesurée que savante, et qu'elle s'appuie notamment, ce qui me paraît essentiel et pourtant si rare, sur une analyse langagière, en l'occurrence l'emploi du mot tâghût (طاغوت) par le président-temporaire-candidat. Je vous laisse découvrir.

Moins développée mais tout aussi passionnante, son analyse du slogan électoral choisi par le même ex-président (Marzouki : arcanes d'un slogan électoral). Un thème auquel quelques-uns des billets de ces chroniques ont été consacrés, mais dans d'autres contextes. Là encore, l'analyse sémantique à laquelle se livre l'auteur est un régal ! Personnellement, j''aurais ajouté un dernier petit commentaire sur la signature du candidat, « Dr Moncef Marzouki », qui laisse présager une rude médecine pour la Tunisie ! Et pour ne pas me contenter de renvoyer au confrère, je signale cet entretien avec Mohammed Ziyed Hadfi, un « communiquant » tunisien professionnel, sur « les affiches électorales ou la quintessence du marketing politique » mis en ligne sur le site Nawaat.

En cette fin d'année, la période est aux cadeaux. Si vous souhaitez en faire, vous pouvez toujours envoyer des suggestions de sites (en utilisant la rubrique "commentaire" sur cette page, ou en me contactant par courriel), histoire de compléter notre « blogothèque » suggestive.

Bonne fin d'année... ou presque.

Yves Gonzalez-Quijano
23 décembre 2014

Source





jeudi 18 décembre 2014

Enjeux de l'élection présidentielle tunisienne


Ce 21 décembre, la Tunisie élira au suffrage universel son premier président depuis la révolution de 2010-2011. Elle choisira entre les deux gagnants du premier tour, le président sortant Moncef Marzouki qui a été élu à titre provisoire, en 2011, par les membres de l'Assemblée constituante, et Béji Caïd Sebsi, vieux routier de la politique, vétéran bourguibiste et président du parti Nidaa Tounes.

A la veille de ce second tour où, malgré des estimations serrées, Sebsi est donné favori,  la Tunisie est incontestablement divisée en deux camps. Chacun a ses enjeux propres et ses appréhensions. D'une part, les islamistes et les partisans de l'ex-troïka rangés derrière Marzouki, qui, redoutant ce qu'ils appellent le taghaouel(1) de Nidaa Tounes vainqueur aux législatives du 26 octobre dernier, espèrent conjurer ce risque en s'adjugeant la première tête de l'exécutif. De l'autre, le camp opposé à ladite troïka où diverses sensibilités allant de la droite libérale à l'extrême-gauche sont réunies, qui, craignant les retombées d'un éventuel bicéphalisme de l'exécutif, appellent de tous leurs vœux la défaite de Marzouki.

Avant d'analyser ces enjeux et ces craintes, il faut d'abord souligner que même si la magistrature suprême en Tunisie n'a plus, constitutionnellement parlant, les compétences qui étaient les siennes sous Bourguiba ou son successeur Ben Ali, le prochain président tunisien aura un poids inestimable dans la réussite ou l'échec de la politique gouvernementale. Sachant que les orientations générales de la défense, les affaires étrangères, la ratification des traités internationaux, l'assurance de la sécurité intérieure de la République, la nomination de Gouverneur de la Banque Centrale et de mufti de la République, la grâce(2), entre autres compétences, font partie des droits régaliens du président. Sachant que celui-ci peut renvoyer des projets de lois adoptés par le Parlement pour une deuxième délibération, soumettre au référendum populaire les projets de lois sensibles liées aux droits et libertés, au statut personnel ou tout projet de révision de la Constitution, sachant enfin que ce président peut assister au conseil des ministres et le présider, on peut deviner ce qui suscite les craintes des uns et des autres en cas d'élection qui mette à la tête du pays le candidat du camp adverse.


En cas de victoire de Béji Caïd Sebsi, la Tunisie ne risque pas de vivre des crises politiques opposant le gouvernement au président de la république. L'entente garantie de facto par l'appartenance des deux têtes de l'exécutif à la majorité épargnera au pays les dissidences du pouvoir, et non des moindres, à redouter d'un éventuel bicéphalisme où la cohabitation se profile difficile, voire impossible. Par contre, si Marzouki est élu, le dualisme installé à la tête du pouvoir ne pourra que contrarier les décisions du gouvernement, avec les risques majeurs que ce dernier aurait à se voir brider, bloquer, voire dissoudre en cas de conflits ou de bras de fer entre les deux têtes de l'exécutif. Le président lui-même ne s'en trouvera pas dans une situation enviable, qui risque d'être condamné à l'isolement s'il se met sur le dos un gouvernement qu'il contrarie de façon abusive et systématique. Et dans un tel cas de figure, il va sans dire que le pays ne pourra que trinquer à son tour.


Cependant, pour les partisans de Marzouki le vrai péril à craindre serait plutôt dans l'accaparement de tous les pouvoirs par la partie adverse. D'autant que celle-ci incarne, à leurs yeux, un avatar de la dictature déchue. Derrière Béji Caïd Sebsi et son parti Nidaa Tounes, les inconditionnels de Marzouki ne voient que les anciens militants ou adhérents du RCD (Rassemblement constitutionnel démocratique), les azlams(3) de Ben Ali recyclés sous les oripeaux du social-libéralisme bourguibiste. Par conséquent, seule une victoire de Marzouki à la présidentielle pourra dresser un rempart contre le retour de la dictature. C'est en tout cas le cheval de bataille des marzoukistes et de leur candidat depuis le début de la campagne électorale.

En vérité, ce spectre de la dictature revenante qu'agitent inlassablement Marzouki et ses partisans n'a aucun fondement concret. C'est un vieil épouvantail électoraliste qui a déjà servi aux islamistes dans la campagne électorale de 2011. Et l'anathème de taghaoual(1) et d'azlams(3) lancé contre Béji Caïd Sebsi et son parti ne peut duper que les simples d'esprit. Car la réalité de Nidaa Tounes est tout autre que l'image caricaturale et ridicule que tentent de lui coller Moncef Marzouki et ses partisans. Fondé et autorisé en 2012 sous la gouvernance de la Troïka et avec la bénédiction du ministre de l'intérieur islamiste Ali Larayedh qui en a signé le visa d'autorisation, ce parti a pu rassembler en deux ans les diverses sensibilités opposées au régime de la Troïka. Que ce parti compte aujourd'hui parmi ses adhérents beaucoup d'anciens
destouriens et rcdistes, cela est indiscutable. Mais la grande majorité de ses dirigeants, et il n'est que de voir ses comités constitutif et exécutif pour s'en rendre compte, sont d'authentiques opposants à Ben Ali, dont beaucoup sont issus de la mouvance progressiste et des divers courants de la gauche. Ainsi le numéro 2 de ce parti,Taïeb Baccouche, n'est autre que le secrétaire général et l'idéologue de l'UGTT (Union générale tunisienne du travail) entre 1981 et 1985. Ce même leader syndical était, de 1998 à 2011, président de  l'Institut arabe des droits de l'homme. A côté de Taïeb Baccouche, on trouve Boujemâa Remili, militant du Parti communiste tunisien (devenu mouvement Ettajdid puis Pôle démocratique moderniste). On trouve aussi Mohsen Marzouk qui a milité au sein du Travailleur Tunisien (mouvement marxiste-léniniste) puis au sein de la LTDH (Ligue tunisienne des droits de l'homme).  Sans oublier le doyen des défenseurs de droits de l'homme Ali Ben Salem ou le militant et leader syndical Abdelmajid Saharaoui. Quel crédit donner alors aux jeteurs d'anathèmes quand on sait que la plupart de ces militants ont subi la persécution et la prison, soit sous Ben Ali soit sous son prédécesseur, soit sous l'un et l'autre et même sous l'occupant français auparavant?

Mais il faut souligner aussi que ceux qui, malgré ces considérations, accusent Nidaa Tounes d'être l'officine des RCD oublient que le premier parti à avoir recyclé en masse les anciens RCD au lendemain des élections de 2011 n'est autre que le mouvement Ennahdha, ce même mouvement qui soutient aujourd'hui, directement ou à travers son électorat, la candidature de Marzouki. Quant au dénigrement du même ordre ciblant la personne de Béji Caïd Sebsi, il n'en est pas moins dénué de tout fondement. En 1980, Béji Caïd Sebsi a été le premier proche de Bourguiba à avoir eu le courage de prôner le multipartisme. Et il a appelé à la mise en place d'une démocratie qui mette fin à l'hégémonie du parti unique. Sous Ben Ali, le seul reproche qu'on puisse lui faire c'est d'avoir été président 
de la Chambre des députés pour un an et demi. Béji Caïd Sebsi s'est retiré de lui-même de la scène politique en 1991 et n'y est revenu que 20 ans plus tard,  après la révolution du 14 janvier 2011. Et les Tunisiens n'oublient pas que c'est sous la gouvernance de cet homme nommé Premier ministre entre le 27 février et le 24 décembre 2011, sous la présidence intérimaire de Fouad Mebazaa, que leur pays a pu faire ses premières élections libres et démocratiques en octobre 2011.

Par conséquent, le spectre de la dictature revenante à conjurer à travers la réélection de Moncef Marzouki n'est qu'un vulgaire alibi qui ne peut tromper les Tunisiens avertis. Ceux-ci savent que la véritable bataille pour la présidentielle ne se joue pas entre Marzouki et Sebsi, mais entre ce dernier et Ghannouchi. Entre le camp séculier et le camp islamiste. Marzouki dont le parti CPR (Congrès pour la république) n'a remporté que 4 sièges aux législatives récentes, avec 2.4% des voix (contre 86 sièges et 37.86% des voix  pour Nidaa Tounès) ne sert que de prête-nom circonstanciel au mouvement Ennahdha. Sans le report de voix islamistes qui lui a permis de remonter la pente, Marzouki n'aurait pas franchi le premier tour des présidentielles. Et il n'aurait même pas distancé son associé de l'ex-troïka Mustapha Ben Jaafar, classé dixième, qui n'a obtenu que 0.67% des voix.
Les Tunisiens avertis savent que ce qui inquiète Marzouki et ses amis n'est pas le retour de la dictature, celle-ci ayant déjà contre elle un rempart infranchissable, en l'occurrence la nouvelle constitution  adoptée le 26 janvier 2014 et promulguée le 10 février de la même année. Les Tunisiens avertis savent que ce qui inquiète Marzouki et ses amis c'est d'avoir à rendre compte des abus de pouvoir et les crimes politiques (dont les assassinats de Belaïd et Brahmi) qui ont marqué  la gouvernance de la Troîka de décembre 2011 à janvier 2014.

A. Amri
7.12.14


Notes:

1- Mot arabe dérivé de goule et signifiant prendre une stature ogresque, vampirique.
2- Il convient de noter ici que sous les trois ans du mandat provisoire de Moncef Marzouki, les assassinats politiques ou les actes terroristes visant l'armée et la police ont été en partie l’œuvre d'anciens prisonniers graciés. Et beaucoup de ces graciés ont traversé les frontières pour grossir les rangs des jihadistes soit en Irak et en Syrie, soit en Libye.
3- Terme péjoratif qui désigne les taupes, les auxiliaires de l'ancien régime.

vendredi 12 décembre 2014

Ali Ben Salem: un combat pas comme les autres en quelques lignes



Il est né le 15 juin 1931 à Bizerte.

A 7 ans, son père est tué par balles au cours d'une manifestation contre l'occupant français. A 14 ans, il rejoint le maquis et s'engage dans la lutte armée contre cet occupant. A 16 ans, le tribunal militaire français le condamne à mort par contumace pour des actes de guérilla à Bizerte. A 24 ans, alors que la Tunisie est sous régime d'autonomie interne, il est condamné à la clandestinité et à l'exil pour s'être attiré les foudres de Bourguiba et de Ben Youssef réunis, ayant refusé de se ranger derrière l'un ou l'autre. A 30 ans, il a failli laisser la vie dans la bataille d'évacuation de Bizerte, blessé au cou et au dos. A 32 ans, il est condamné aux travaux forcés à perpétuité pour avoir participé à la tentative de complot contre Bourguiba en 1962. Sa femme meurt alors qu'il est en prison et l'administration pénitentiaire l'empêche d'assister à son enterrement. Après avoir purgé 11 ans de bagne, il est gracié avec tous les membres du groupe des insurgés en 1973.
A 46 ans, il cofonde la Ligue tunisienne des droits de l'homme (LTDH) et milite en son sein pour la libération des prisonniers politiques opposants au régime de Bourguiba.
Sous le régime de Zine el-Abidine Ben Ali, il continue son combat farouche et ne plie jamais. A partir de 1991, il mène plusieurs campagnes contre l'emprisonnement des partisans du mouvement Ennahdha et d'autres pour l’amnistie de tous les prisonniers politiques. En 1998, il participe à la fondation du Conseil national pour les libertés en Tunisie. En avril 2000, alors qu'il est septuagénaire, il est aspergé de gaz lacrymogène et roué de coups dans un commissariat de Tunis. De graves lésions de la colonne vertébrale, un traumatisme crânien et des contusions s'ensuivent, faisant de cette agression un acte de torture en bonne et due forme. En 2002, il s'oppose au référendum amendant la Constitution de 1959 (amendement permettant au président Ben Ali de se présenter une nouvelle fois aux élections présidentielles). En 2003, il fonde avec Radhia Nasraoui l'Association de lutte contre la torture en Tunisie. En même temps, il contribue à la dénonciation de plusieurs affaires de corruption impliquant le président et sa famille.
À partir de novembre 2005, il est soumis à la surveillance quotidienne par une patrouille de police stationnée devant son domicile. On lui interdit de recevoir des visites. On lui coupe le téléphone. On le suit à chaque déplacement.
Le 3 juin 2006, âgé de 75 ans, il est enlevé de son lit par la police et maintenu en détention pour trois jours.
C'est, en quelques mots, le parcours de Ali Ben Salem, doyen des défenseurs des droits de l'homme en Tunisie. On ne le dira jamais assez: ce que ce militant a enduré pour la Tunisie et la démocratie, aucun Tunisien n'en a souffert le centième. En retour, après la révolution de 2010-2011, certains Tunisiens ne sont pas embarrassés de payer d'ingratitude un tel combat.

Contrairement aux islamistes qui ont réclamé à l'Etat des dédommagements et les ont obtenus, Ali Ben Salem n'a rien demandé. Même pas à recouvrer son droit à la couverture sociale et à la retraite. En 2011, quand Moncef Marzouki est devenu président provisoire, apprenant que le militant âgé de 80 ans ne disposait d'aucune ressource matérielle depuis qu'il a té privé de son travail par le dictateur déchu, il lui a accordé une allocation mensuelle de 500 dinars (€250). Mais dès que le président a su que Ali Ben Salem avait des contacts avec Nidaa Tounes (le parti fondé par Béji Caîed Sebsi), il a suspendu l'obole présidentielle.

Le peuple lui a néanmoins permis de prendre sa revanche aux dernières élections législatives. Le mardi 2 décembre 2014, Ali Ben Salem a présidé la première séance du nouveau parlement tunisien, en sa qualité de doyen d'âge des députés élus. Un grand moment d'émotions non seulement pour ce militant hors pair dans l’histoire de la Tunisie, mais pour tout le pays qui a suivi en direct cette plénière inaugurale.



A. Amri
12.12.14

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