Dr Ahmed Manai se souvient.
A l'occasion de la journée mondiale des droits de l'homme, la Présidence de la République a organisé une cérémonie en l'honneur des Amis de la Tunisie qui ont tenu tête au régime de Ben Ali. Cet évènement ne s'est pas passé sans susciter une large polémique en raison de l'interdiction d'accès au palais de Carthage qui a frappé Zouheir Makhlouf, secrétaire général de la section tunisienne d'Amnesty International. A quoi ajouter l'exclusion des représentants de l'AMT (Association des magistrats tunisiens) de l'hommage, malgré leur invitation à la cérémonie. Dr Ahmed Manai, président de l'Institut Tunisien des Relations Internationales et qui, dès le début des années 90, fut l'un des pionniers de l'opposition déclarée à Ben Ali, figurait aussi parmi les absents notoires de cette cérémonie.
Dr Ahmed Manai, auteur de "Supplice Tunisien - Le jardin secret du général Ben Ali", paru en France en 1995, nous a confié un texte relatif à son premier témoignage public contre le régime de Ben Ali, datant du 15 juin 1991, que nous publions dans son intégralité.
A l'occasion de la journée mondiale des droits de l'homme, la Présidence de la République a organisé une cérémonie en l'honneur des Amis de la Tunisie qui ont tenu tête au régime de Ben Ali. Cet évènement ne s'est pas passé sans susciter une large polémique en raison de l'interdiction d'accès au palais de Carthage qui a frappé Zouheir Makhlouf, secrétaire général de la section tunisienne d'Amnesty International. A quoi ajouter l'exclusion des représentants de l'AMT (Association des magistrats tunisiens) de l'hommage, malgré leur invitation à la cérémonie. Dr Ahmed Manai, président de l'Institut Tunisien des Relations Internationales et qui, dès le début des années 90, fut l'un des pionniers de l'opposition déclarée à Ben Ali, figurait aussi parmi les absents notoires de cette cérémonie.
Dr Ahmed Manai, auteur de "Supplice Tunisien - Le jardin secret du général Ben Ali", paru en France en 1995, nous a confié un texte relatif à son premier témoignage public contre le régime de Ben Ali, datant du 15 juin 1991, que nous publions dans son intégralité.
Mohamed Ghalleb
21.12.2012
Moncef Marzouki et Ahmed Manai |
Au début, j'ai longuement hésité à assister au séminaire, certain que si je devais y être je ne m'empêcherais pas de fournir mon témoignage au sujet de ce qui se passait en Tunisie. Un tel acte signifiait la rupture de l'engagement que j'avais pris vis-à-vis du ministère de l'intérieur, condition imposée par les appareils sécuritaires et les services spécialisés que présidait Mohamed Ali Fazouï pour obtenir mon passeport et réintégrer mon travail aux Nations Unies. On m'a demandé de m'abstenir de toute activité et tout témoignage contre le régime; bien plus: on m'a demandé de les informer de toute action hostile au pouvoir. Et pour s'assurer que tel engagement soit respecté par moi, ils ont mis ma femme et mes cinq enfants, y compris Tahar qui a 4 ans, sur la liste des personnes interdites de voyage.
En vérité, à peine une semaine après le début de mon exil le 18 mai 1991, j'ai transgressé l'interdit. J'ai consigné sur trois pages un témoignage que j'ai adressé à quelques organisations de défense des droits de l'homme et certaines de mes connaissances. Cela m'a soulagé moralement et m'a sorti de ma prison intérieure.
Finalement, j'ai vaincu mes hésitations et dépassé mes supputations personnelles. Je suis allé au séminaire en projetant de garder le silence. Ce dessein était probablement motivé par la présence de Moncef Marzouki. Je m'imaginais qu'il allait nous apporter de nouvelles révélations sur le pays.
Le séminaire a été ouvert par le rituel des allocutions de bienvenue et la présentation de l'Association. Puis nous sommes passés aux interventions.
La situation des droits humains dans le monde arabe: droits lamentables, pour ne pas dire inexistants. Il y avait consensus là-dessus. Quant au nouvel ordre mondial, n'en parlons pas. Surtout après l'effondrement de l'URSS, la guerre contre l'Irak et l'hégémonie américaine plus que jamais affirmée.
Feu Hammadi Essid |
Moncef Marzouki dont nous avions attendu la parole n'a pas parlé. Et j'ai pris alors conscience de la nécessité d'intervenir, afin que la question de la violation des droits de l'homme ne reste pas une question théorique dont débattent exclusivement les intellectuels, les défenseurs des droits de l'homme et, occasionnellement pour l'éloquence de la tribune, les politiques.
Il y avait dans la salle quelques figures nahdhaouies mais pas un n'a parlé. Dans l'immédiat, je croyais que ce silence était imputable à leur connaissance relative du français. Mais leur mutisme dans les colloques s'est poursuivi alors même que certains d'entre-eux ont obtenu le doctorat. Chez eux le silence était une règle qu'ils ne cessaient d'observer, d'autant qu'ils ont eu toujours des gens pour les défendre sans contrepartie.
Assis à l'écart au fond de la salle, j'ai demandé la parole et parlé longuement et amplement sur ce qui se passait en Tunisie : les arrestations en série et par milliers, les procès, la torture surtout et les dizaines de morts sous la torture . J'ai évoqué aussi mon expérience personnelle. Tout le monde m'écoutait. Et à la fin de mes propos, Hammadi Essid m'a répondu qu'il m'avait entendu et pris acte de mon témoignage. Et qu'il transmettrait.
Profitant de la pause et voyant sortir de la salle Moncef Marzouki, j'ai rejoint celui-ci, lui disant: "Si Moncef, viens, on va causer un peu". Il m'a répondu:" Ils nous regardent!" Il était épouvanté! Je ne sais pas si c'était de me revoir vivant alors qu'il me croyait englouti par le poisson ou noyé dans le gouffre du ministère de l'intérieur et de la sécurité de l’État.
Il est vrai qu'il y avait dans la salle des indicateurs du régime, que je ne connaissais pas à l'époque mais qui me sont devenus familiers par la suite. Monsieur Moncef a continué de marcher et moi le suivant. Il m'a entraîné vers les toilettes situées en face de la salle 4 de l'Unesco. Alors que je l'interrogeais avidement sur les dernières nouvelles du pays, il me répondait avec autant d'avidité:" comment t'ont-ils laissé sortir?"
Un mois et demi avant cette date-là, c'est-à-dire à l'époque où j'étais en arrestation au ministère de l'intérieur (entre le 3 avril et le 8 mai 1991) ma femme Malika a contacté Moncef Marzouki -alors président de la LTDH (Ligue tunisienne des droits de l'homme). Elle l'a informé de mon arrestation et l'a prié avec insistance de faire quelque chose. Elle lui a rappelé notre vieille amitié. Ce à quoi il a répondu que mes semblables se comptaient par milliers. C'était vrai. Et il n'a rien fait, évidemment.
Mais ce que Malika ma compagne a fait ces jours-là et dans les années suivantes, beaucoup d'hommes seraient incapables de le faire. Elle a écrit à de nombreuses organisations de défense des droits de l'homme. Et l'un des paradoxes cocasses à ce sujet, c'est que quand elle a écrit à la Ligue française des droits de l'homme, Robert Verdier, responsable des affaires internationales, lui a répondu que la Tunisie ne relevait pas de leurs compétences mais il transmettrait sa lettre à Dr Moncef Marzouki, président de la ligue tunisienne!
Au début de l'automne 1991, j'ai rencontré ce responsable, et c'était une agréable coïncidence, dans une émission de la radio Mghreb Arabe, consacrée aux droits de l'homme en Tunisie. Il y avait avec nous Karim Azzouz, représentant de l'UTT(Union des Etudiants Tunisiens).
Rentré à la maison ce jour-là et réévaluant mon acte, j'ai compris que j'avais franchi la ligne rouge.
Peut-être avais-je ouvert pour ma famille les portes de l'enfer. C'est ce qui surviendrait une semaine plus tard, quand mon action serait parvenue aux USA. "
Dr Ahmed Manai
http://www.attounissia.com.tn/
Texte original
Traduit par Ahmed Amri
23.12.2012
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Pour le même auteur sur ce blog:
La liberté d’expression et la responsabilité de l’intellectuel musulman
Liens externes:
http://tunisitri.wordpress.com/