"Parmi les peuples, qui habitaient alors l'Espagne et le
Portugal, il y en avait un qui se distinguait par sa civilisation, par son zèle
pour les lettres, son goût pour la poésie et par son esprit guerrier et
chevaleresque, et dont on ne saurait méconnaître l'influence sur le
développement moral et social des pays voisins: je veux parler des Arabes,
ordinairement appelés Maures ou Sarrasins. [...] Voisins des Arabes et
se trouvant continuellement en contact immédiat avec eux, il n'est pas
étonnant, malgré le fanatisme de ce temps-là, que les peuples chrétiens aient
commencé insensiblement à oublier leur ancienne haine contre un peuple qui se
faisait respecter autant pour son intelligence qu'il s'était fait craindre par
sa bravoure. Les Arabes devinrent les maîtres de leurs ennemis dont ils
apprirent les arts de la paix et de la guerre et jusqu'à leur langue."
(Karl Heinrich Schier) [1]
Là où il y a de la gêne, il n’y a pas de plaisir. Cette sagesse
que nous devons au proverbe français est d'autant plus frappée de bon sens que
la gêne signifiait autrefois "torture". Et sauf pour celui qui la
pratique ou s'y soumet par perversion (on songe ici aux adeptes du
sadomasochisme), il n'y a pas de plaisir à tirer de la torture.
Il n'y a pas de plaisir non plus, à mon sens, à constater que le
TLFi, probablement par amalgame des deux racines verbales du vieux français, "gehiner" et "gehir", continue à soutenir que
"gêne" se tire de l'ancien bas francique jehhjan signifiant
« dire, avouer ». Même s'il donne à croire qu'il se démarque de la vieille
thèse faisant de gêne « une contraction de géhenne » [2], le TLFi semble faire de la coiffe du mot sa
chaussure: gehiner, nonobstant son analogie avec jehhjan
appartient au 14e siècle. Alors que "gehir", le prototype du
verbe "gêner", date du 12e siècle. Or, ce "gehir" qui
signifie "avouer, confesser, dire", dément de manière probante
cette filiation infernale. Mais ce n'est pas tout: à mon sens, et j'en
donnerai la preuve patente, gehir "avoue et confesse"
qu'il est arbi. Il m'a même l'air de dire, paraphrasant Gondebreuf le
Frison et détournant l'ire ce dernier contre les mystes de la philologie:
« Vous y avez menti, TLFi et consort, Je le vous ferai jehir veuillés
ou non. »[3].
Avant de "faire jehir" la vérité à ce propos,
rappelons que le vieux sens de "gêne" ("torture pour obtenir un
aveu") semble avoir été maintenu jusqu'à la fin du 16e siècle. En
1581, expliquant le rapport de sens entre "gêne", "géhenne"
et "gehir", Etienne Pasquier écrit: "Quand nos
sainctes lettres usent du mot de gehenne, c'est pour denoter une
peine de mort eternelle. Nous en nostre commun langage practiquons le mot de Gesne,
pour une peine que l'on exerce contre un Criminel, pour extorquer de luy la
verité du fait, c'est ce que nous appellons autrement, Torture. Nos bons vieux
François userent du mot de gehir, pource que l'on pourroit dire
autrement faire dire la verité par force, et trouve ce mot en une espece de
torture au Roman de Pepin."[4]
Ce mot gehir (variantes: jehir, gehier, jhehir,
jheir, gihir...[5], gehier) est attesté dès le
début du 12e siècle dans le Psautier [6]
d'Oxford, au sens de « avouer, confesser, reconnaître ». Mais pas
nécessairement par la force de la torture. Gehir, soulignons-le encore une
fois, n'était pas synonyme de gehiner, mot dont le déverbal gehine, attesté postérieurement à géhenne,
pourrait bien n'être qu'une altération de ce dernier. Et il faut
souligner que gehir ne signifiait pas qu'avouer, dire et affirmer
étant aussi parmi ses vieux sens [7], quoique pas assez cités dans les
références contemporaines.
On rencontre le verbe gehir [8]/
jehir [9] (entre autres variantes [10]) dans de nombreux textes médiévaux
dont la Vie de saint Gilles datant d’environ 1150, écrite par le poète
anglo-normand Guillaume de Berneville [11]. Et
ce premier sens du verbe sur lequel il n'y a pas de désaccord [12], dès qu'on le traite indépendamment de la
contamination phonétique et sémantique de "gehine", "gehiner"
et "géhenne", ne peut que disqualifier autant par sa forme que
par son sens, sa supposée dérivation du jehhjan francique. C'est
dans l'arabe « جَهَرَ jahara » [13] (révéler ce qui est caché, rendre manifeste,
rendre public, avouer, confesser) [14][15] qu'il faut chercher la racine de «
gehir » et son déverbal "gêne". Les textes arabes relatifs aux "جهر الحب jahr al hobb [aveu d'amour] [16], "جهر العداء jahr
al îda [aveu d'inimitié] [17], "جهر بالسر jahr bissir [aveu, révélation de
secret] [18], etc., ne laissent subsister aucun
doute sur la pertinence de la racine arabe.
جَهَرَ jahara,
variantes جَاهَرَ jaahara et أَجْهَرَ ajhara, dont la racine trilitère [jhr] est
identique à celle du français "gehir" et ses variantes, signifie
aussi "éblouir", "impressionner", "saisir par sa
beauté" et "creuser". Il a pour déverbal جَهْر jahr (aveu, manifestation,
divulgation, éblouissement, impressionnement), جَهْرَةٌ
jahra qui, en tant que substantif, signifie beauté et ravissement,
et comme adverbe signifie "ouvertement, manifestement",
"publiquement", "explicitement", pour adjectifs جهير jahir et جهوري
jahwari (se disent respectivement d'une voix élevée et d'une voix de
stentor). Et parmi ses autres dérivés (voir copie de l'article
"Jahara" ci-dessous), figure جَوْهَرَة
jawhara, pluriel جَوَاهِر jawahir (pierre(s)
précieuse(s)) qui a donné au français joyau et joaillier [19] , et leurs apparentés à
d'autres langues [20]. A ce propos
précis, parce que l'arabe جَوْهَرَة
jawhara est considéré à tort par Pihan (entre autres) comme un mot emprunté au
persan, il convient de corriger cette idée en rappelant que Rhazès, pourtant persan, rattache le
concept philosophique الجوهر al jawhar
(l'essence, et nom générique des pierres précieuses) à la racine arabe جهر jahr [21].
« De ce jeu sage et amoureux La riche dame fu roÿne, Sy vault
savoir tout leur convine, Car tous les fist a tour venir Et leurs secrez
d'amours jehir. » (Le Dit du prunier
- 1330-1350) [22]
« A ma dame de ma dolour je ne la puis araisonner Ne je ne puis
un mot sonner, Einsois pers toute contenance, Scens, vigour, maniere et
puissance, Tant sui dou vëoir esperdus, Et tout aussi comme homs perdus Sui, ne
je ne li puis gehir Les maus qu'elle me
fait sentir. » (Guillaume de Machaut, Le Dit dou vergier, 1340-50) [23]
Article جهر "jahara" tiré du Dictionnaire arabe-anglais de Edward William Lane.
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A. Amri
18.03.2020
Notes:
1- Ciel et Enfer...suivi d'un supplément des
commentaires sur la Divine Comédie de Dante Alighieri, Leipsig, 1866, p. 8.
2- Pierre Augustin Caron de Beaumarchais, Le barbier de Séville, Londres, 1879,
p. 129, note 66; -Emile Littré, Dictionnaire de la langue française,
Paris, 1875, p. 513; - Edmond Scherer, Mélanges d'histoire religieuse,
Paris, 1865, p. 439
3- Le Galien de Cheltenham, publié par
David M. Dougherty, Eugene B. Barnes, Aùsterdam, 1981, p. 147.
4- Des recherches de la France, livre
premier et second, plus Un pourparler du prince et quelques dialogues, le tout
par Estienne Pasquier, advocat en la Court de Parlement à Paris, Gilles
Robinot, Paris, 1581.
5- Frédéric Eugène Godefroy, Dictionnaire de l'ancienne langue
française et de tous ses dialectes du ixe au xve siècle, V. 4, Classiques
Garnier Numérique, 1885 [lien 1], [lien 2].
6- Psautier (recueil de psaumes), emprunté au latin psalterium, du
grec ψαλτήριον, psaltếrion, est apparenté à l'arabe بسملة
besmala qui est la substantivation de la formile باسم
الله bismillah [Au nom de Dieu]. La besmala, en Arabie, est
antérieure à l'islam comme en témoigne son usage chez les chrétiens d'Orient.
Les Arabes païens de la période préislamique disaient: "باسمك اللهم " [bismika ellahomma] (En ton nom,
Elohim [Allah, Dieu]). (Source: إبراهيم المارغني (1415
هـ 1995م). النجوم الطوالع علي الدرر اللوامع في أصل مقرأ الإمام نافع (الطبعة
الأولى). بيروت - لبنان. دار الفكر ، ص. 185).
Psalmodie et psalmodier permettent de mettre plus en évidence
cette parenté.
7- Le Chevalier au cygne et Godefroid de
Bouillon, T. 3, Bruxelles, 1859, p. 797.
8- Agnès de Navarre-Champagne, Poésies,
Paris, 1856, p. 36;11- Guillaume de Machault, Les Oeuvres,
Reims, 1849, p. 37; - Christine de Pisan, Oraisons, enseignements
et proverbes moraux, in Oeuvres poétiques, Paris, 1896, p. 38.
9- La chanson du Chevalier au cygne et de
Godefroid de Bouillon, Paris, 1874-1877, p. 36; - Amis et Amiles. und Jourdains de Blaivies,
Paris, 1852, p. 16;- Lion de Bourges, T. 1, Genève, 1980,
p. 439.
11- Guillaume de Berneville, opt. cit. p. CVI.;- Guillaume de
Berneville, opt. cit. p. 11; - Guillaume de
Berneville, opt. cit. p. 85
12- La règle de saint Benoît, publiée par
A. Héron , Rouen, 1895, p. 171; - CNRTL, Dictionnaire en ligne du moyen français, entrée
"gehir".; - Fabliaux et contes des poètes français des
XII, XIII, XIV et XVes siècles, T. 2, Paris, 1756, p. 332.
13- Lisan al-Arab sur le portail
al-warraq.
14- Freytag, Lexicon Arabico-Latinum, T. 1,
Halle-sur-Saale, 1830, p. 317.
15- Edward William Lane, An Arabic-English Lexicon, Book 1,
Part 2, Londres, 1865, pp. 474-476
16- صديق محمد جوهر، تضاريس
عاى خرائط الصمت، دار بتانة للنشر والتوزيع، 2016،
ص.117
- رضا
طعيمة، بهدوء..جمال العلاقة
الزوجية، رضا طعيمة، 2017، ص. 40
- محمد يوسف نجم، زار
قباني شاعر لكل الأجيال، دار سعاد الصباح للنشر
والتوزيغ، 1989
17- حسني محمد البوريني، مرج الزهور، مركز
الزيتونة للدراسات والاستشارات، بيروت، 2012، ص. 513
- ، الدعوى الفاطمية، مكتبة مدبولي، 2005 احمس حسن صبحي
- عباس محمود العقاد، مرو بن العاص، 2020، ص. 21
18- مصطفى علوش، خطر البائية والبهائية، دار الأرقم، 1990، ص. 76
- معركة وليمة
لأعشاب البحر في الصحافة العربية، أسامة طيب، ركز بيروت للنشر
والمعلومات، 2000
- شجرة
الذاكرة، دار الفارابي، 2007
19- Antoine Paulin Pihan, Dictionnaire étymologique des mots de la
langue française dérivés de l'arabe..., Paris, 1866, p. 220.
20- Jewel en anglais, juwel en allemand, joia en catalan,
portugais et occitan, joya en espagnol, gioiello en italien, juwell en
néerlandais, juvel en suédois [Wikitionnaire].
21- فرج بالحاج، لسفة الجوهر الفرد في علم
الكلام الإسلامي، الدار التونسية للكتاب، 2014، ص. 15
22- Le Dit du prunier: conte moral du Moyen
Age, éd° Pierre Yves Badel, Librairie Droz, 1985, p. 62.
23- Guillaume de Machaut, Le dit dou Vergier, in Oeuvres, T. 1,
Paris, 1808, p. 50.
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3 commentaires:
Bonjour, Ahmed. Heureux de te retrouver sur ton blog et ta savante plume ! Prends bien soin de toi et des tiens ! D.M.
Bonjour cher Denis. Quel bonheur pour moi de tomber ici sur ce petit mot qui vient de toi ! je te renvoie la même recommandation.
Thankk you for writing this
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