En dépit des articles 1 et 39 de la constitution tunisienne, certaines
chaines de télédiffusion nationale, en particulier dans le secteur privé, voudraient nous persuader, à travers des productions et des plateaux qui semblent avoir été conçus à cet effet, que le constitutionnel n'engage pas le télédiffusionnel. Et qu'en conséquence, il est du droit de ces médias, quand ils veulent et tant qu'ils veulent, de
moduler à leur guise l'usage de l'arabe, d'en réduire peu ou prou la
place dans leurs émissions, de lui substituer sans gêne aucune le francarabe, voire de le mettre
carrément sur une voie de garage. Et le remplacer tout aussi aisément
par le français.
Générique d'émission
Dans
un contexte pas éloigné du nôtre, Fanon disait: « Ce n'était pas la
peine, alors, d'être indépendant. »(1) L'auteur transcrivait en
l'occurrence ce que la bouche des peuples africains, à peine décolonisés
ou luttant encore pour l'être, mâchonnait avec mépris à l'encontre des
intellectuels colonisés. Même si nos manitous de télédiffusion et leurs sous-fifres (2) n'auraient
aucun mérite pour être assimilés à des intellos, la
citation de Fanon, avec tout ce qu'elle sous-entend d'humeur indignée, je voudrais la dire cent fois à chacun d'eux. Manière de cracher leur fait à ces tristes promoteurs d'une culture créolisée, aliénante, détunisifiante et si effrontément maquée. Et sans velléité populiste aucune ni immodestie de ma part, je n'en serais
pas moins traducteur du dégoût, juste et légitime, qu'éprouvent
celles et ceux qui, tunisiens et fiers de l'être, désavouent ce meschinage (3) qui cible tout un pays.
Non, ce n'était pas la peine d'être indépendant.
Il aurait mieux valu et pour ces pages sans fierté, enchainés avec leurs chaînes à la traîne de cette queue
qui nous couvre d'outre-Méditerranée, et pour le pays qu'ils donnent à
voir au monde entier aplati de la sorte, que la France restât ! Non seulement, sous la coiffe de son protectorat elle aurait mieux accompli ce qu'elle envisageait déjà dans son "œuvre civilisatrice".
Mais elle aurait donné à notre pays, au moins, l'honorable excuse de n'être pas
indépendant pour décider librement de son sort. Ainsi la face de la
Tunisie, aux yeux du monde qui capte ses télés et radios, aux yeux des
pays
frères, aux yeux du continent auquel elle a légué son vieux nom
d'Ifriquia, aurait été-t-elle incontestablement sauve. Et bien plus
digne qu'elle ne l'est, hélas! par les temps qui courent.
Des plateaux en tout conformes, singés ou plagiés dans leurs
habillage, éclairage, maquillage, et jusque dans leurs titres parfois, à
ceux des plateaux hexagonaux. Ceux-ci pour beaucoup, en passant,
n'étant pas moins conformes à ceux d'outre-Atlantique !(4) Talk-shows,
variétés, films américains à doublage français, feuil-letons tunisiens
assaisonnés de francismes, feuilletons turcs doublés en tunisois et pas
moins assaisonnés des mêmes épices. Idem pour la publicité, y compris
dans le titre apocopé qui, en capitales latines, l'annonce: "PUB". Sans
oublier les titres d'émissions, les titres de paragraphes, les
génériques, le francarabe systématique d'animation, où mecs et mecques dits anims, nous donnent parfois l'impression de n'être, dans ce pays qui les a vu voir le jour et grandir, que de pauvres métèques ! Pis encore ! De tristes laquais œuvrant à maltiser le pays d'Hannibal et de Tertullien(5). Que leur manque-t-il à ces caudataires de la "gueuse fière" pour en être plus fiers ? Une livrée de maison aux armoiries de la gentry parisienne ? Ils la portent déjà, à travers une francité débridée qui ferait pâlir d'envie, je crois, le plus franchouillard des Français.
Echantillon de francarabe médiatique
C'est un francophone, et membre de l'Académie française depuis 2013,
qui a dit: « Voir un peuple défendre sa langue me réjouit. »(6). C'est un Français, et des classiques enseignés à l'école tunisienne, qui a dit: « Le premier
instrument du génie d'un peuple, c'est sa langue. »(7). C'est
encore un Français, et jamais dessaisi de son dialecte aurillacois, qui a dit: « Le peuple qui perd sa langue maternelle,
perd aussi son âme de peuple : dominé et dompté par les autres races,
il s'y confond, il s'y fond et finalement il s'y noie !»(8) C'est toujours un Français, et membre de nombreuses sociétés savantes, qui a dit: « Un peuple qui perd sa langue abdique sa nationalité. »(9) Et pour finir, c'est un Egyptien, et de ceux que les écoliers de la maternelle tunisienne vous citeraient par cœur, qui dit:
أَيَهجُرُني قَومي عَفا اللَهُ عَنهُمُ
إِلى لُغَةٍ لَم تَتَّصِلِ بِرُواةِ
سَرَت لوثَةُ الإِفرِنجِ فيها كَما سَرى
لُعَابُ الأَفاعي في مَسيلِ فُراتِ
فَجاءَت كَثَوبٍ ضَمَّ سَبعينَ رُقعَةً
مُشَكَّلَةَ الأَلوانِ مُختَلِفاتِ
حافظ ابراهيم (1872-1932)
Les miens me balanceraient-ils, à Dieu ne plaise
Pour une gueuse (10) de la cuisse gauche née
En qui le jargon ifrangi est injecté
Tout comme la bave ophidienne dans l'Euphrate
Défroque de soixante-dix haillons ravaudée
Et fière d'autant de couleurs disparates?
Hafez Ibrahim (1872-1932)
Hafez Ibrahim (1872-1932)
A. Amri
27.01.2020
27.01.2020
1- Les Damnés de la Terre, Maspéro, 1961.
2- Parce qu'il y a aussi des animateurs et des journalistes qui méritent tout le respect, je dois préciser que je cible ici, essentiellement, les propriétaires de ces médias et les producteurs engagés dans l’œuvre de maltisation qui cible la Tunisie.
3- Le terme est désuet mais la condition qu'il désigne ne l'est pas. Pour rappel, ce mot du moyen français, issu de la même racine que mesquin, signifiait -entre autres- prostitution. Voir Pierre Dufour, Histoire de la prostitution chez tous les peuples du monde, V. 3, Bruxelles, 1852.
4- Les intellectuels français se plaignent d'un mal similaire au nôtre, et l'on peut dire depuis des siècles déjà. En 1757, Louis-Charles Fougeret de Monbron publie un pamphlet dans lequel il fustige le snobisme de ses compatriotes anglomanes. Ce même snobisme inspire à Robert Solé (écrivain et journaliste égyptien naturalisé français) une « lettre persane » que son Rica commence comme suit: « Mon cher Usbek, depuis mon arrivée dans le royaume de France, le 18 de la lune de Shahrivar, je tombe des nues. Paris est encore plus grand qu’Ispahan. Les maisons y sont si hautes qu’on les croirait toutes habitées par des astrologues. Les Parisiens, pressés, dévalent les trottoirs, de petites boîtes noires collées à l’oreille. J’enrage comme un eunuque quand je les vois s’agiter ainsi, mais c’est leur langage qui me trouble le plus : je n’y comprends goutte. Le français des Français est un drôle de sabir. « Ici, m’a expliqué mon aubergiste, tout le monde craint un remake de la crise financière. On cherche désespérément à relever le challenge en boostant l’activité. Serions-nous une nation de losers ? En tout cas, le French bashing devient insupportable. »
A son tour critiquant le même mal, Bernard Vadon (écrivain français, journaliste, homme de théâtre et auteur de chansons) reproduit deux extraits qui semblent transcrire des échantillons du sabir médiatique français. « En prime time et en live, faute de talk-shows, on doit se rabattre sur le replay.»
5- Voici le cri de fierté patriotique de cet homme (né vers 150-160 et mort en 220), en réaction au goût pris par certains Carthaginois pour le port de la robe romaine: « Carthaginois, de tout temps vous avez été les maîtres de l’Afrique; l'empire que vous y avez tenu, et qui a eu la même étendue que cette vaste et admirable partie de la terre, est de tant de siècles qu'à peine en sait-on les commencements; votre nom et votre puissance sont du même âge, on n'a pas plus tôt connu l'un qu'on a redouté l'autre: il faut que les autres nations vous cèdent en ce point, et que les plus puissantes reconnaissent que si un peuple est illustre à proportion qu'il est ancien, il n'en est pas qui le soit davantage que le Carthaginois. Le présent ne contribue pas moins à votre félicité que le passé à votre noblesse. Il semblait que Carthage, après de si grandes ruines, ne dût être désormais qu'une triste et affreuse solitude, et néanmoins le vainqueur qui l'avait détruite l'a rebâtie, les Romains qui l'avaient rendue déserte l'ont repeuplée et ont laissé à Carthage son nom ; ce ne sont pas tant les Carthaginois qui sont devenus Romains, que les Romains qui sont devenus Carthaginois. » (Traité du manteau).
6- Michael Edwards (poète, critique littéraire, traducteur et professeur franco-britannique.
A son tour critiquant le même mal, Bernard Vadon (écrivain français, journaliste, homme de théâtre et auteur de chansons) reproduit deux extraits qui semblent transcrire des échantillons du sabir médiatique français. « En prime time et en live, faute de talk-shows, on doit se rabattre sur le replay.»
«
Quant aux dirigeants politiques, ils twittent à longueur de journée :
c’est à qui aura le plus de followers. Nombre d’entre eux ont pris un
coach, car ils sont désormais des people dont le moindre selfie peut
faire le buzz. »
5- Voici le cri de fierté patriotique de cet homme (né vers 150-160 et mort en 220), en réaction au goût pris par certains Carthaginois pour le port de la robe romaine: « Carthaginois, de tout temps vous avez été les maîtres de l’Afrique; l'empire que vous y avez tenu, et qui a eu la même étendue que cette vaste et admirable partie de la terre, est de tant de siècles qu'à peine en sait-on les commencements; votre nom et votre puissance sont du même âge, on n'a pas plus tôt connu l'un qu'on a redouté l'autre: il faut que les autres nations vous cèdent en ce point, et que les plus puissantes reconnaissent que si un peuple est illustre à proportion qu'il est ancien, il n'en est pas qui le soit davantage que le Carthaginois. Le présent ne contribue pas moins à votre félicité que le passé à votre noblesse. Il semblait que Carthage, après de si grandes ruines, ne dût être désormais qu'une triste et affreuse solitude, et néanmoins le vainqueur qui l'avait détruite l'a rebâtie, les Romains qui l'avaient rendue déserte l'ont repeuplée et ont laissé à Carthage son nom ; ce ne sont pas tant les Carthaginois qui sont devenus Romains, que les Romains qui sont devenus Carthaginois. » (Traité du manteau).
6- Michael Edwards (poète, critique littéraire, traducteur et professeur franco-britannique.
7- Stendhal (1783-1842).
8- Arsène Vermenouze (Inédits languedociens: en volume, Lo Convise, 1996, p. 191).
9- Victor Flour de Saint-Genis (historien: 1830-1904), Histoire de la Savoie, T. 3, Chambéry, 1869, p. 267)
10- La gueuse dont il est question ici n'est pas celle qu'avait recommandée Voltaire à la générosité des aumôniers, mais le francarabe, et seulement ce sabir-là.