Les herbes de ramadan se déclinent en plusieurs arômes, pour divers mets appétissants de l'iftar . Toutes se consomment, cela va de soi, après la rupture du jeûne. Mais il en est une qui échappe à cette loi, étant « immanence » et/ou «ordonnance» des abstinences et de leur rigueur. Elle se croque crue, en plein jour, au fort du jeûne. Quand son arôme, pénétrant, irrésistible, titille à la torture les neurones de ses kiffeurs, et donne à ceux-ci la rage aux dents.
Cette herbe « savoureuse » qui est l’apanage des jeûneurs, les Maghrébins l'appellent « hachichat ramadhan »: l'herbe de ramadan.
J'ai oublié bien des évènements qui, en leurs temps, me semblaient faire date. J'ai oublié, fastes et néfastes, bien des jours que je croyais à jamais mémorables. J'ai oublié tant et tant de choses depuis que le temps a fait son œuvre. Et curieusement, cette première journée de ramadan qui pourtant remonte à un bail, jamais je n'ai réussi à la faire tomber dans l'oubli.
Il y a de cela une bonne dizaine d'années, une chaleur d'enfer marquait le premier jour de ramadan. C'était une de ces canicules qui redonnent au mois de jeûne le sens originel de son nom, sens qui échappe de nos jours à la plupart des musulmans1. Et au lieu de rester terré chez moi au frais, à bâiller comme une moule pendant qu'on zappait autour de moi, chacun à sa guise, entre les fines gâchettes déchaînées de Hollywood et les fines recettes d'iftar qui s'enchaînent sur nos chaînes, je fus mal inspiré de fuir la fumée des gâchettes et le gâchis des fumets, pour me rendre l'après-midi au marché. Je croyais trouver le grand souk de Djara, à Gabès, vide et désolant comme le désert de l'Arabie Pétrée. Hélas, je m'étais trompé. Quand j'ai pu me garer et traverser la cité commerciale en direction du marché, c'est un spectacle pour le moins effarant que l'Arabie Pétrée m'a alors offert. Malgré l'enfer de la canicule, le marché donnait l'impression d'une Mecque en tawaf. Une fourmilière humaine en ébullition, partout bouillonnante, plus ardente que le ramdh du jour, à l'assaut des commerces et des étalages, errant en grappes dans tous les sens, s'affairant à s'approvisionner de toutes sortes de victuailles, et avec un zèle tel qu'on se serait cru à la veille d'une pénurie générale.
« Heureusement, me suis-je dit, que je n'ai pas grand chose à acheter». Et c'était vrai, au fond. Deux jours plus tôt, prévoyant l'affluence et l'encombrement marquant le début de ramadan, ma femme et moi avions fait dans des conditions beaucoup plus aisées les courses nécessaires. Mais il y a toujours quelque chose qui manque au saint ramadan, à ses gourmets surtout, un petit oubli dont on s'aperçoit au dernier moment, quand on se pose la grande question:" qu'est-ce qu'on va manger ce soir ?"
Ce premier jour de ramadan, les enfants voulaient pour soupe l'exquise harira de leur mère. Or leur mère s'était aperçue qu'il lui manquait de la coriandre verte, sans quoi sa soupe friande d'herbes aromatisées ne pourrait être réellement soupe ni le moindrement exquise. Il fallait donc lui chercher sans tarder cet ingrédient incontournable. L'enfant de courses au mois de ramadan étant le père des enfants, de bon cœur j'ai pris le couffin et suis parti à la recherche de la coriandre.
En vérité, j'aurais pu me procurer cette plante à deux pas de chez moi, dans l'un de ces petits commerces de proximité qui, malgré la crise et les lamentations des marchands, prospèrent dans tous les quartiers autour de nous. Néanmoins pour ce premier jour de jeûne, j'ai fait le déplacement au grand marché de la ville, espérant tuer une ou deux heures de la journée, éprouvante tant elle s'étirait sans fin.
Au souk de Djara toutefois, le temps se révéla moins propice à se faire tuer qu'à tuer lui-même. Sous un soleil de plomb, assommant, je m'étais senti d'abord comme enivré par cette immersion dans la foule. Se faire pendre en peloton est une plaisance, assure un adage tunisien. Je crois que la circonstance se prêtait parfaitement, ce jour-là, à une communion des âmes de tel ordre ! Accablé par la chaleur, les sensations de ma bouche déshydratée, de ma peau ébouillantée de sueur ou du sang grésillant dans ses veines, je m'étais laissé fondre dans la cohue vagabonde. Ombre de moi-même dissipée parmi les ombres, alangui et ne décidant presque plus de mes pas. Je ne m'étonnais pas d'en arriver à mimer les gestes de ceux que je côtoyais, m'agglutinant à eux où qu'ils pussent s'attrouper, faisant interminablement le tawaf entre les parties couvertes du marché et les étalages de rue, au point d'oublier que j'étais là essentiellement pour une botte de coriandre, et presque plus pour soi-disant tuer le temps.
En vérité, quiconque se trouve coincé dans une telle marée humaine aurait comme moi ses excuses s'il en venait à oublier pour quelles raisons au juste il se trouvait là ! Pour me frayer un passage dans la foule, je devais incessamment donner des coups de coude à droite ou à gauche. Autour de moi, on se ruait presque sur tous les étalages, on se bousculait devant chaque marchand, chaque criée suscitait un grouillement de cohue, une affluence qui grossissait davantage la foule. Et comme certains, beaucoup même, à cause de la maudite « hachicha de ramadan », avaient une humeur de chien, il n'était pas rare de voir dans chaque mêlée des gens qui s'engueulaient. Le plus simplement du monde, dirait-on, sans cérémonie ! Tantôt un marchand débordé et un client pressé, tantôt une dame prise en sandwich avec son couffin et les mufles qui ne voulaient pas la libérer, ou encore un agent de la police municipale, un contrôleur de prix ou un inspecteur du service de santé et un commerçant coupable d'une infraction à tel ou tel règlement. Sinon deux ou plusieurs individus dans la foule, pour une priorité indue, une bousculade malotrue, un oui ou un non jugés insultants.
C'est cela ce que les Tunisiens appellent « hachicha de ramadan » !
Cette herbe « savoureuse » qui est l’apanage des jeûneurs, les Maghrébins l'appellent « hachichat ramadhan »: l'herbe de ramadan.
J'ai oublié bien des évènements qui, en leurs temps, me semblaient faire date. J'ai oublié, fastes et néfastes, bien des jours que je croyais à jamais mémorables. J'ai oublié tant et tant de choses depuis que le temps a fait son œuvre. Et curieusement, cette première journée de ramadan qui pourtant remonte à un bail, jamais je n'ai réussi à la faire tomber dans l'oubli.
Il y a de cela une bonne dizaine d'années, une chaleur d'enfer marquait le premier jour de ramadan. C'était une de ces canicules qui redonnent au mois de jeûne le sens originel de son nom, sens qui échappe de nos jours à la plupart des musulmans1. Et au lieu de rester terré chez moi au frais, à bâiller comme une moule pendant qu'on zappait autour de moi, chacun à sa guise, entre les fines gâchettes déchaînées de Hollywood et les fines recettes d'iftar qui s'enchaînent sur nos chaînes, je fus mal inspiré de fuir la fumée des gâchettes et le gâchis des fumets, pour me rendre l'après-midi au marché. Je croyais trouver le grand souk de Djara, à Gabès, vide et désolant comme le désert de l'Arabie Pétrée. Hélas, je m'étais trompé. Quand j'ai pu me garer et traverser la cité commerciale en direction du marché, c'est un spectacle pour le moins effarant que l'Arabie Pétrée m'a alors offert. Malgré l'enfer de la canicule, le marché donnait l'impression d'une Mecque en tawaf. Une fourmilière humaine en ébullition, partout bouillonnante, plus ardente que le ramdh du jour, à l'assaut des commerces et des étalages, errant en grappes dans tous les sens, s'affairant à s'approvisionner de toutes sortes de victuailles, et avec un zèle tel qu'on se serait cru à la veille d'une pénurie générale.
« Heureusement, me suis-je dit, que je n'ai pas grand chose à acheter». Et c'était vrai, au fond. Deux jours plus tôt, prévoyant l'affluence et l'encombrement marquant le début de ramadan, ma femme et moi avions fait dans des conditions beaucoup plus aisées les courses nécessaires. Mais il y a toujours quelque chose qui manque au saint ramadan, à ses gourmets surtout, un petit oubli dont on s'aperçoit au dernier moment, quand on se pose la grande question:" qu'est-ce qu'on va manger ce soir ?"
Ce premier jour de ramadan, les enfants voulaient pour soupe l'exquise harira de leur mère. Or leur mère s'était aperçue qu'il lui manquait de la coriandre verte, sans quoi sa soupe friande d'herbes aromatisées ne pourrait être réellement soupe ni le moindrement exquise. Il fallait donc lui chercher sans tarder cet ingrédient incontournable. L'enfant de courses au mois de ramadan étant le père des enfants, de bon cœur j'ai pris le couffin et suis parti à la recherche de la coriandre.
En vérité, j'aurais pu me procurer cette plante à deux pas de chez moi, dans l'un de ces petits commerces de proximité qui, malgré la crise et les lamentations des marchands, prospèrent dans tous les quartiers autour de nous. Néanmoins pour ce premier jour de jeûne, j'ai fait le déplacement au grand marché de la ville, espérant tuer une ou deux heures de la journée, éprouvante tant elle s'étirait sans fin.
Au souk de Djara toutefois, le temps se révéla moins propice à se faire tuer qu'à tuer lui-même. Sous un soleil de plomb, assommant, je m'étais senti d'abord comme enivré par cette immersion dans la foule. Se faire pendre en peloton est une plaisance, assure un adage tunisien. Je crois que la circonstance se prêtait parfaitement, ce jour-là, à une communion des âmes de tel ordre ! Accablé par la chaleur, les sensations de ma bouche déshydratée, de ma peau ébouillantée de sueur ou du sang grésillant dans ses veines, je m'étais laissé fondre dans la cohue vagabonde. Ombre de moi-même dissipée parmi les ombres, alangui et ne décidant presque plus de mes pas. Je ne m'étonnais pas d'en arriver à mimer les gestes de ceux que je côtoyais, m'agglutinant à eux où qu'ils pussent s'attrouper, faisant interminablement le tawaf entre les parties couvertes du marché et les étalages de rue, au point d'oublier que j'étais là essentiellement pour une botte de coriandre, et presque plus pour soi-disant tuer le temps.
En vérité, quiconque se trouve coincé dans une telle marée humaine aurait comme moi ses excuses s'il en venait à oublier pour quelles raisons au juste il se trouvait là ! Pour me frayer un passage dans la foule, je devais incessamment donner des coups de coude à droite ou à gauche. Autour de moi, on se ruait presque sur tous les étalages, on se bousculait devant chaque marchand, chaque criée suscitait un grouillement de cohue, une affluence qui grossissait davantage la foule. Et comme certains, beaucoup même, à cause de la maudite « hachicha de ramadan », avaient une humeur de chien, il n'était pas rare de voir dans chaque mêlée des gens qui s'engueulaient. Le plus simplement du monde, dirait-on, sans cérémonie ! Tantôt un marchand débordé et un client pressé, tantôt une dame prise en sandwich avec son couffin et les mufles qui ne voulaient pas la libérer, ou encore un agent de la police municipale, un contrôleur de prix ou un inspecteur du service de santé et un commerçant coupable d'une infraction à tel ou tel règlement. Sinon deux ou plusieurs individus dans la foule, pour une priorité indue, une bousculade malotrue, un oui ou un non jugés insultants.
C'est cela ce que les Tunisiens appellent « hachicha de ramadan » !
Généralement, c'est surtout aux premiers jours du jeûne que cette herbe-là, dans toute sa fraîcheur, embaume les airs, devient irrésistiblement titillante, et rajoute forcément à l'animation du souk ! Se ressentant chacun de sa drogue et sa privation: tabac, café, thé, alcools, on s'irrite pour le moindre prétexte de susceptibilité; et c'est au marché de Djara que la susceptibilité ramadanesque s'épanouit le mieux. Si bien que le souk, de vieille date réputé des plus animés, a fidélisé tout autant les incurables accros de la hachicha ramadanesque que les accros de son kif ! Les premiers viennent à Djara spécialement pour désengorger le venin là où tout s'y prête ! Les seconds quant à eux pour le kif que la télé ni le cinéma ne pourraient procurer ! des badauds qui s'offrent leur spectacle quotidien, réservant leurs places dès midi dans les lieux de grande affluence. Et plus ça gueule chez les premiers, cela va de soi, mieux on est gai du côté des seconds. Quelquefois, si les engueulades ne dégénèrent pas d'elles-mêmes en rixes, on se sent un peu frustré. Alors il se trouve toujours quelque bénévole, une bonne âme musulmane intercédant entre les bouches qui bavent et postillonnent, pour verser de l'huile sur le feu. Au lieu d'apaiser les humeurs exacerbées, on les incite du mieux qu'on peut à corser davantage la hachicha, à y mettre plus d'arôme titillant, plus d'ardeur et de virilité.
Ce jour-là, moi qui suis d'habitude de nature conciliante, moi qui n'éprouve aucun plaisir à voir des gens se disputer autour de moi, il m'est arrivé d'être en la circonstance l’instigateur d'une rixe peu commune, une échauffourée inoubliable !
Mais avant d'avoir à jouer ce rôle peu honorable, et que j'aurais été incapable de tenir -je dois l'avouer, sans le venin de la maudite hachicha qui m'a rendu méconnaissable, il m'a fallu d'abord mener au bout ma circumambulation.
Sans trop savoir comment, avant que je n'eusse pu croiser sur mon chemin la plante qui motivait mon saint tawaf, mon panier s'était mystérieusement alourdi au bout d'un petit quart d'heure, puis rempli à ras-bord. De petits achats qui s'étaient imposés d'eux-mêmes, au fur et à mesure des attroupements où je fus engagé, de façon impérieuse, souveraine ! Je devais probablement subir ce que Gustave Le Bon appelle «évanouissement de la personnalité consciente»2. Devenu soumis aux mêmes lois qui orientaient mes semblables, incapable de me soutirer au fluide magnétique guidant leur pieuse circumambulation, j'aurais été en tout semblable au hadj accomplissant le 5e pilier de l'islam, sauf qu'en lieu et place de la Mecque et sa Kaaba, c'est Djara et son souk qui me tinrent de lieux saints !
"Ramadan karim !"3 criaient de toutes parts les marchands.
Et chacun se voulant plus serviable que son voisin, dévoué à la générosité ramadanesque, devançant votre désir, au besoin vous faisant un prix à vous spécialement, prompt à peser pour Sid errajalla4 la bonne livre et le non moins bon kilo, avant même que Sid errajala ne puisse opiner de la tête pour accepter ou refuser, le marchand jette sur la balance ce qu'il faut au Seigneur, s'autorisant pour celui-ci, à chaque pesée, ramadan karim oblige, un petit excédent qui "ne ferait rien", minime et très pratique pour arrondir le compte. Et alors que le Seigneur des hommes tente de vérifier mentalement le prix qu'on lui crie, l'on happe en un tournemain son panier, par délicatesse d'âme, pour lui épargner la peine d'y ranger lui-même le paquet. Pendant que le marchand voisin, pas moins méritant ni moins serviable, esquisse déjà la pesée qu'il a entretemps jugée indispensable pour Sid errajala !
C'est que, qui n'en conviendra? Ramadan est très donnant, et ses abondantes offrandes ne se refusent pas !
Ne pouvant trimbaler longtemps mon couffin sous un soleil qui flambait ma cervelle, j'ai décidé de regagner ma voiture, garée à près de cinq cents mètres du marché, pour y déposer mes achats. J'ai dû m'arrêter à plusieurs reprises, chemin faisant, pour reprendre le souffle et changer de main. Et quand, hors d'haleine, j'ai pu ouvrir la malle et y vider le couffin, sans les bottes de coriandre qu'il me fallait encore acheter je ne serais pas revenu sur mes pas, fût-ce pour une circumambulation me lavant de tous mes péchés, un tawaf à la sainte Kaaba de la Mecque !
Seulement pour atteindre le bled de la coriandre, il faut traverser d'abord celui des poissonniers! Quelle rude épreuve pour moi que de passer devant tant d'étalages sans faire preuve de la moindre sensibilité aux mille et un ramadan karim me harcelant de toutes parts. Plus dure encore ma résistance à tant de branchies sanguinolentes que l'on écaillait pour moi, et autant de nageoires caudales qu'il me semblait voir presque frétiller au milieu des particules de glace. A un pas de la sortie du marché aux poissons, je m'étais dit que quelques spares dans mon couffin ne manqueraient pas de faire le bonheur de ma femme. Je songeais à la soupe du lendemain ou du jour dont conviendraient les enfants pour une chorba aux poissons; et bien que le prix fût exorbitant, je fis signe au marchand qui me demandait si un kilo m'allait bien qu'une petite livre, et j'articulai pe-ti-te, me suffirait amplement. "Un peu plus, ça ne fait rien?" entendis-je. Et mon panier fut happé à l'instant précis où je voulus dire:"non, juste une livre, s'il vous plaît !" De sorte que j'ai payé, sans plus discuter, ce qui avoisinait les trois livres, pendant que le même poissonnier tentait de m'offrir encore, à prix imbattable, les trois livres de crevettes qui lui restaient invendues !
Cette rage d'acheter et racheter, le karim ramadan susurrant à chaque pas ses gourmandises, recommandant devant chaque étalage ses délices, me fit arrêter devant d'autres étalages, souvent les embouteillages ne permettant pas de fuir à temps les tentations pressantes ! Encore quelques fruits et légumes, les bottes de coriandre nécessaires à la harira, et mon panier était de nouveau rempli ! Finalement, je ne sais comment, j'ai réussi à m'extirper des grappes humaines, et de l'anneau magnétique de mon tawaf qui a exténué mon corps et ma poche. Et suant, essoufflé, courbatu, j'ai pu regagner enfin ma voiture, rouvrir ma malle, y déposer le panier et lâcher un grand "ouf!".
Grand ouf que j'aurais voulu ravaler presque aussitôt, s'étant révélé après coup hâtif, prématuré.
"Baba, n'oublie surtout pas la zlabia !"
Cette recommandation écrite au marqueur rouge sur un bout de carton blanc avait surgi de la malle au moment même où je croyais le moment venu de laisser la géhenne à ses damnés !
Du coup, j'ai grommelé en rachetant le ouf que je ne pouvais ravaler par deux à trois jurons presque impies. Du kufr baveux qui m'aurait assurément valu un zéro rond pour ce premier jour de carême ! Ah, je n'étais pas du tout content d'être interpellé ainsi par cet écriteau ! Non que j'ai déjà dépensé une fortune pour les achats faits ni que j'étais plus que exténué d'avoir fait tant de navettes dans tous les sens. Mais parce que la zlabia à Gabès, pour ses fins gourmets ou ceux qui voudraient gâter les leurs, n'a que deux adresses, deux maîtres-zlabetiers dont la renommée a franchi les frontières de la région, sinon du pays. Sahar et Ouanane, les vrais cordons bleus de la spécialité. Tous deux sont dans les parages du souk. Néanmoins la notoriété imposant sa rançon, pour se faire servir chez l'un ou l'autre il faut, en toute heure, faire la queue et s'armer d'un courage à toute épreuve.
J'ai dû prendre mon mal en patience et me décider pour Ouanane. Et durant pas moins d'une trentaine de minutes, j'étais en file indienne devant Aux Délices de Ouanane, à cuire sous le soleil, avançant à pas de fourmis. Quand je pus franchir le seuil vers l'intérieur, la file, en épingle de cheveu, était encore assez longue et davantage serrée. Et quoiqu'on fût à l'ombre, du moins était-ce la première impression que j'ai eue, la chaleur n'en était pas moins éprouvante.
Encaqués par dizaines dans un espace à l'air raréfié, la vitrine inondée de soleil rajoutant au lieu un véritable effet de serre, le magasin communiquant de surcroît avec la cuisine en arrière-boutique, on en venait à haleter dans cette étuve de hammam suffocante. A chaque pas de fourmi, on trépignait d'impatience. Et on se bousculait quand la fourmi patinait sur place, tant la chaleur et la touffeur de la friture et des vapeurs âcres prenaient aux gorges et mettaient tout le monde aux supplices.
Pas étonnant dès lors que les nerfs de certains pussent être mis à rude épreuve. Au milieu de la file justement, à deux lacets devant moi, il y avait une dame qui n'arrêtait de grommeler depuis un certain temps. C'était une femme de carrure imposante, qui n'enviait rien aux catcheurs qu'on voit à la télé, et sa tenue débraillée ne pouvait que rajouter au gabarit impressionnant. Le virage dans lequel elle se trouvait, trop serré, l'indisposait, mettait trop à l'étroit ses formes généreuses, en la circonstance comprimées par devant comme par derrière. Surtout par derrière, il faut le souligner. Car il y avait un gars un peu trop agité, qui lui sciait carrément le dos. Et comme le gars avait lui-même le dos tassé sous un gros sac, ce fardeau apparemment pesant le faisait se balancer sans arrêt, à gauche et à droite. Sa petite taille le contrariait aussi, qui ne lui permettait pas de respirer à l'aise. Aussi n'arrêtait-il pas non plus de se dresser sur la pointe des pieds, faisant de son mieux pour se rengorger, tandis que son sac à dos l'engonçait chaque fois que son nez dépassait d'un millimètre l'épaule de la dame. Bref, le type qui voulait sans doute se donner l'air d'un boy-scout britannique, et en vacances au pays du jasmin, donnait plutôt l'air d'une trotteuse de montre déréglée, une montre qui bat la breloque. Comme il portait de surcroît un walkman -ou un baladeur du même ordre dont on voyait seulement les écouteurs branchés à ses oreilles, ses mouvements de scie et de ressort, plus ou moins cadencés, reléguaient au dernier plan tout ce qui était de nature à lui valoir quelque excuse. A mes yeux comme aux yeux de ceux qui pouvaient le voir se dandiner et se déhancher sur l'air de sa samba, c'était ni plus ni moins qu'un zoufri m'kattaâ ! un zoufri en lambeaux ! un fieffé ouvrier !5 Zoufri, et s'offrant le luxe de donner libre cours à son tarab ! Ce devait être, au sens étymologique du mot, une nouba6 soufie qui le mettait dans tel état ! A tant gigoter, se trémousser, se dandiner d'une jambe sur l'autre, il devenait franchement agaçant ! non seulement pour la dame qui subissait le contrecoup de ses incessants remous et ondulations. Mais pour tous ces « honnêtes jeûneurs » dont l'Abdoullah qui vous parle ici, devenus malgré eux témoins d'une scène d'exhibitionnisme, oh, oui ! et qui pis est, marquant le premier jour du saint ramadan ! Tolérer une telle coquinerie, une telle atteinte aux bonnes mœurs, c'était vouer son jeûne, son âme, sa piété, à Dieu ne plaise, au maudit Satan ! D'ailleurs, on voyait bien comment la pauvre dame, excédée par le pétrissage systématique auquel ses rondeurs étaient soumises, « sollicitait quelque feu vert », une bénédiction de la foule témoin de cette canaillerie pour remettre à sa place le satyre. Elle se tournait et se retournait, faisant les gros yeux et hochant la tête ! Et comme ses yeux, à ce moment-là précis, avaient croisé les miens, une voix s'était aussitôt levée, vive, outrée, pour rappeler à la dame la réaction appropriée. "Mê tebqach kharsa yehdik ! Ne restez pas muette s'il vous plait !" Alors la dame s'est éclatée, hurlant par deux fois si on voulait bien lui foutre la paix à la fin ! Et c'est seulement en l'entendant crier si fort, de sa voix de rogomme, que j'ai pu réaliser qui avait incitée la bonne dame à réagir de la sorte ! Ce fut l'Abdoullah qui vous parle ici !
L'importun a dû intercepter, couvrant l'air de sa nouba, la recommandation qui avait huilé le gosier et la voix de la dame. Il tenta de se retourner pour voir d'où avait pu venir ladite recommandation. Mais ce fut peine futile car le sac l'avait davantage engoncé, et en même temps, une autre voix derrière moi enchaîna: "Elle a raison de s'énerver, la miskina !" Et le pauvre bougre, tassé sous son sac à dos de boy-scout, ne sut s'il devait, pour se dégager un peu, limer le derrière de la dame, horizontalement, ou, verticalement, lui scier le dos !
L'Abdoullah qui vous parle opina de la tête, à cent pour cent approbatif du monsieur qui venait de donner raison à la dame tout en approuvant l'Abdoullah qui avait incité celle-ci à réagir. Il était évident que je n'étais pas le seul à trouver honteux, scandaleux même, que ce gars apparemment cynique et pervers se conduisît en la circonstance comme un ours mal léché. Un coup d’œil furtif vers ceux qui étaient derrière moi m'a davantage conforté dans ma juste indignation.
"Ah, malla mehrès !" fis-je. Quel mortier ! Et de vive voix. C'est que le gars, de plus en plus insolent, donnait l'impression de faire carrément des attouchements ! oh, oui ! sur les rondeurs de la dame qu'il tapotait du plat de la main, sans vergogne aucune, au vu de tout le monde !
Et du coup, tout le monde qui put voir une telle inconduite, et moi en premier, fîmes: "ah, malla waghd !" [quelle canaille !]
"Il se gêne pas , le meunier !" dit une voix derrière moi.
Meunier, traduction du tunisien tahan, n'a rien à voir avec la meunerie et ses respectables gens ! C'est une insulte qui ne se profère que lorsque la colère monte de sept crans ! et elle signifie, sauf votre respect : maquereau !
- Tahan et caoued ! renchéris-je moi-même, les papilles de la langue titillées par ces mots soukiens non tamisés !
La dame s'était retournée encore une fois, la face congestionnée. Et à l'expression terrifiante de ses yeux qui crevaient le verre des lunettes, je m'étais dit que ça allait faire du grabuge ! Je m'en frottais presque les mains tellement je brûlais de la voir tirer le meilleur parti de sa carrure de catcheuse !
- Tu vas me foutre la paix, oui ou non ? s'écria-t-elle encore.
Et comme elle en resta là et que plus d'un aurait aimé que l'ambiance fleurât bon la hashicha de ramadan, un peu dépité quelqu'un remarqua qu'une femme honnête ne se montrerait pas d'échine aussi souple en pareille circonstance ! Je ne pense pas que ce fût l'Abdoullah qui vous parle qui eût dit cela, quoique..!
- Moi à votre place, madame, criai-je à mon tour (là, je suis sûr que ce fut moi!), je lui frotterais bien les oreilles à ce mibli7 qui joue au bouquin !
Je ne sais quelle mouche m'a piqué pour devenir subitement si vulgaire. La hashicha de ramadan, sans doute ! Quand il entendit mes propos, le gars se retourna, cherchant des yeux celui qui l'avait traité de tel nom. "De quoi j'me mêle, pauv'mec à la noix?" lança-t-il. En français, je vous jure ! et sans le moindre accent !
Pauv'mec à la noix, moi ? Je sentis mon sang bouillir et grésiller comme l'huile dans la poêle à frire la zlabia! Et je sentais fumer et moutonner tout autour de moi, âcre, la chienne d'herbe de ramadan, huchant les démons de ma colère ! Je me sentais d'humeur à dévorer d'une bouchée cet effronté. Mais à l'instant précis où, sortant du rang, j'esquissai un geste que je crois mesuré à la situation (je bandais mes biceps et serrais mes poings !) je vis, soulevé de terre, à bras-le-corps étrillé en l'air par la dame qu'il importunait tantôt, le boy-scout fanfaron, lui et son sac ! Et alors que tout le monde retenait son souffle, ébahi par une telle démonstration de force supra-féminine, que le boy-scout se tortillait comme un lièvre étranglé par un ours à lunettes, je ne cessai de crier: "bien fait, madame, bravo ! yarham oummek !"8.
Vraisemblablement, la brave dame n'attendait qu'un tel signe d’enthousiasme et de soutien pour parfaire la correction du louveteau mal éduqué ! Ayant remis sur ses pattes le lièvre qui, un instant plus tôt, pirouettait en l'air, avant de le relâcher définitivement elle lui flanqua encore deux belles gifles. Paf ! et baf ! din oummek9 caoued ! et va-t-en pour le camp, castor ! macache zlabia ce soir ! qu'elle lui cria en fin de leçon !
Le castor ne fit que s'exécuter, sortant tête basse de la zlabetterie Aux Délices de Ouanane. Et la brave dame le suivit sans tarder, apparemment comme pour lui offrir encore un supplément de correction ! sans doute en dédommagement de la zlabia que ni elle ni lui, nonobstant générosité de ramadan, ne mangeraient ce soir-là !
Pendant les 30 minutes que je dus mettre encore pour atteindre le comptoir, je ne fis que répéter intérieurement "yarham oummek madame !" Et même en face du zlabetier qui me servait, je ne pus que m'exclamer de vive voix, jugeant que je ne dirais jamais assez les hommages que méritait cette grande dame, ce monument en tout digne d'admiration ! "Yarham oumha !"10 , lançai-je une dernière fois alors que le zlabetier me rendait la monnaie.
- Mais non! dit-il. Comment peut-on approuver une telle inconduite ?
- Inconduite ? fis-je. Vous parlez sans doute du mauvais gars ?
- Non, voyons ! il n'a rien fait de méchant le pauvre mari. Je parle de son chameau de femme !
- Sa femme ? je ne comprends pas..vous voulez dire...?
C'était il y a juste une bonne dizaine de ramadans.
Depuis, je n'ai jamais remis les pieds ni Aux Délices de Ouanane ni Aux Enchantements de Sahar. Et chaque fois que les enfants ou leur mère me demandent de leur acheter des zlabias, je sursaute et crie:"ah, non ! non ! et non ! Pas de zlabia ce soir, les castors !"
A. Amri
04.07.12
Version arabe
Notes:
1- Ramadan tire son nom de ramdh رَمْض , forte chaleur, canicule. Selon Ibn Duraid que cite Lisan al-Arab d'Ibn Manzur, «quand [les Arabes] ont repris de l'ancienne langue les noms des mois, ils ont désigné ceux-ci par les temps qui les marquaient aux origines. Ramadan étant tombé pendant une période de chaleur ramdh [caniculaire], il fut appelé de son nom.»
2- Gustave Le Bon, Psychologie des foules, FV Editions, 2013, p. ? (édition gratuite ici ), p.22.
3- Expression arabe qui signifie Ramadan est généreux.
4- De l'arabe tunisien sid (de sayed سيد (monsieur, seigneur) qui a donné "Cid" en espagnol et en français (Le Cid de Corneille), séide aussi, quoique le sens français ait été "corrompu" par Voltaire) + errajala (pluriel de rajol: homme), le tout signifiant: seigneur des hommes.
5- Zoufri, mot emprunté par le parler tunisien au français ouvrier, est employé en arabe dans le sens exclusif de l'argot français voleur (voir entrée correspondante dans le dictionnaire en ligne du TLF), et par extension: type non fréquentable ou excentrique.
6- Le premier sens dénotatif de nouba (de l'arabe naouba نًوْبَة ), est «crise » [ex.: naouba kalbia: crise cardiaque]. Par extension, le mot a signifié "transe" puis l'air et le rythme musicaux qui incitent quelqu'un à danser.
7- Ar. Littéralement "éprouvé" ce miboun
7- Pour simplifier la définition de cette notion littéraire, disons que le palimpseste de bilingue peut prendre la forme d'un calembour faisant appel appel à une homophonie entre deux mots appartenant chacune à une langue. Dans le cas qui nous intéresse ici, l'arabophone n'a pas besoin de comprendre ce que signifie "ire" en arabe. Le non arabophone par contre doit savoir que le mot arabe signifie "pénis".
Pour en savoir plus sur ce type de palimpsestes, voir Mémoire des langues, Jocelyne Dakhlia, La pensée de midi, 2000/3 (N° 3), Actes sud.
8- Ar.: expression laudative qui signifie:" Que la grâce [de Dieu] comble votre/ta mère !"; cette expression traduit l'admiration et/ou le remerciement.
9- Littéralement: religion de ta mère, sous-entendu: que la religion de ta mère soit maudite !
10- Forme déclinée à la 3e personne du singulier féminin de l'expression expliquée sous la note 8: " Que la grâce [de Dieu] comble sa mère !"