Quand la verve poétique honore le sang qu'elle réécrit, le sang à quoi l'encrier doit la substance fécondatrice du calame, qui pourrait s'étonner que telle verve ait ce mérite de nous enchanter et saisir, tant elle rend aux mots la puissance de tir qu'avait le sang de Belaid vivant parmi nous?
C'est le premier texte de Jamel Ksouda, que l'auteur de ce blog découvre et traduit. Et il en est redevable à l'ami chanteur Mohamed Bhar qui l'a fait écouter sa propre interprétation de ce texte. Magnifique à tous points de vue elle aussi, grâce au talent du luthiste et sa voix engagée, dont le grand répertoire atteste autant de sa valeur artistique incontestée que de sa longévité dans la chanson du combat.
Mohamed Bhar et Jamel Ksouda, la poésie et la chanson, la plume et le luth chanteur, quand ils s'allient à bon droit pour rendre à l'immortel Chokri Belaid ses droits, ne peuvent que nous émerveiller, nous ébahir. Non seulement pour la beauté artistique, non seulement pour l'esthétique achevée, et sans clinquant de fioriture musicale ou poétique, mais pour la Tunisie dont nous sommes amants.
Jadis quand un guerrier mourait, ou que dix périssaient d'un seul coup dans une tribu arabe, eût-elle à peine le double de ce nombre pour membres, la tribu si elle ne s'astreignait par moments à un deuil pudique, étouffé, parce qu'elle ne devait à aucun prix faire la joie des tribus rivales et ennemies -en révélant de manière ostentatoire ses pertes et ses peines, elle confiait telle perte -et ses inhibées ou refrénées peines- à son barde. Pour que ce dernier en fasse -quitte à enfreindre la réserve évoquée précédemment- un hymne qui se propage à l'intérieur de l'Arabie (1), puis qui traverse à la faveur des caravaniers marchands les frontières de la péninsule, un chant inouï, une épopée sans pareille à la gloire des héros. Seuls les bardes -parce qu'ayant l'alchimie du verbe, le verbe de l'alchimie, avaient cette prérogative d'exhiber en la circonstance, transmués en l'art altier et ennoblissant du chant qui les exalte, les pleurs et la fierté de la tribu. Ce qui se transformait immédiatement en manne, rétribution de la verve et du verbe coulés au creuset de l'alchimiste, ciselés aux outils de l'orfèvre, les bénéfices de consolation inespérés, voire plus, réinvestis dans la stratégie de mobilisation guerrière tribale.
Cependant, si par malheur la tribu perdait un poète, et son barde surtout, c'était comme si toutes les épées dont elle disposait étaient décimées. Et la tribu en l’occurrence observant le deuil que réclame une telle perte, pleurait sans réserve le chevalier des chevaliers, l'irremplaçable barde, la garde et le garde ravis par la traîtresse main de manoun (mort), inconsolables.
Parce que dans une époque où le discours était le nerf de la guerre(2), ou les "guerres de discours" entretenaient constamment leur course à l'armement, entre tribus rivales, course qui n’envierait en rien celle engagée de nos jours pour la guerre des étoiles, une tribu sans barde, quel que soit le nombre de ses épées, ne pouvait gagner les batailles oratoires, prélude et son épilogue à tout affrontement pied à pied, sabot à sabot, des guerriers belligérants.
C'est pourquoi jadis on ne reconnaissait à telle ou telle tribus -éparpillées à l'intérieur de la péninsule arabique- la superpuissance et le renom qui s'ensuive que si telle superpuissance locale comptait le ou les meilleurs bardes. Et les mouâllaqat معلقات (publications murales écrites littéralement en lettres d'or (3) et accrochées autour de la Kaaba) étaient en leur temps le Goncourt et le prix Nobel que les "Tribus Unies" décernaient à ceux qui, au delà de tout fanatisme partisan, les méritaient à juste titre.
Cependant, si par malheur la tribu perdait un poète, et son barde surtout, c'était comme si toutes les épées dont elle disposait étaient décimées. Et la tribu en l’occurrence observant le deuil que réclame une telle perte, pleurait sans réserve le chevalier des chevaliers, l'irremplaçable barde, la garde et le garde ravis par la traîtresse main de manoun (mort), inconsolables.
Parce que dans une époque où le discours était le nerf de la guerre(2), ou les "guerres de discours" entretenaient constamment leur course à l'armement, entre tribus rivales, course qui n’envierait en rien celle engagée de nos jours pour la guerre des étoiles, une tribu sans barde, quel que soit le nombre de ses épées, ne pouvait gagner les batailles oratoires, prélude et son épilogue à tout affrontement pied à pied, sabot à sabot, des guerriers belligérants.
C'est pourquoi jadis on ne reconnaissait à telle ou telle tribus -éparpillées à l'intérieur de la péninsule arabique- la superpuissance et le renom qui s'ensuive que si telle superpuissance locale comptait le ou les meilleurs bardes. Et les mouâllaqat معلقات (publications murales écrites littéralement en lettres d'or (3) et accrochées autour de la Kaaba) étaient en leur temps le Goncourt et le prix Nobel que les "Tribus Unies" décernaient à ceux qui, au delà de tout fanatisme partisan, les méritaient à juste titre.
Parce que le barde de la tribu aujourd'hui s'est subdivisé, donnant au parolier la poésie pure et au chanteur-compositeur l'art de la mettre en musique et l'interpréter, parce que la Tunisie a des poètes et des artistes, et nombreux, semblables à Jamel Ksouda et Mohamed Bhar, quand le peuple lit et entend ces poèmes, ces chansons de geste dédiées au combat de ses enfants, enfants prodigues de patriotisme juste et salutaire, il ne peut que s'en réjouir et applaudir. Belaid assassiné, ce sont mille poèmes, autant de chansons (audibles ou dont on parfait en sourdine les répartitions) -et bientôt deux mille épopées versifiées et chantées, lesquelles, à travers l'hommage au martyr, l'exaltation de ses offrandes à "sa tribu", insuffleraient aux bras se disputant la passation d'armes le sang et le cran de Belaid.
L'avenir du peuple tunisien, pour une bonne part -si ce n'est la meilleure part, est entre les mains de ces bardes pour qui bloggistes et soldats de la résistance médiatique doivent rééditer les honneurs des mouâllaqats (معلقات(4, et leur âge d'or. Honneurs et dévotes Kaabas, cela va de soi, et avec -leurs non moins dévots- sept tours de tawaf (circumambulation) s'il le faut, sans peur de ressusciter ce qui passerait pour "rite païen" chez les purificateurs de la Mecque!(5) Parce qu'ayant aujourd'hui le vent en poupe dans les pays du Printemps! Et il n'y a pas à craindre que la culture de la conscience révolutionnaire et résistante chez les Tunisiens s'essouffle ou disparaisse. Le culte de la verve, poétique ou musicale, chez ce peuple est enraciné, plus fort que que l'obscurantisme qui tente désespérément de le tuer (6). Et dès qu'une plume ou une gorge émerge de "ce peuple d'aigles, rois des sommets, habitués aux sommets"(7), il n'y a pas à craindre que gorge ou plume taise l'amour dont elle vit.
A ce propos, ou presque, Sartre disait que l'écrivain"une fois engagé dans l’univers du langage, il ne peut plus jamais feindre qu’il ne sache pas parler."(8) C'est pareil pour nos bardes tunisiens. Et par conséquent, il n'est pas à craindre que désertion ni objection de conscience, dans l'art et la poésie du combat, fassent le bonheur des hordes béotiennes qui profanent l'islam et la Tunisie. (A. Amri, 10 mars 2013)
L'avenir du peuple tunisien, pour une bonne part -si ce n'est la meilleure part, est entre les mains de ces bardes pour qui bloggistes et soldats de la résistance médiatique doivent rééditer les honneurs des mouâllaqats (معلقات(4, et leur âge d'or. Honneurs et dévotes Kaabas, cela va de soi, et avec -leurs non moins dévots- sept tours de tawaf (circumambulation) s'il le faut, sans peur de ressusciter ce qui passerait pour "rite païen" chez les purificateurs de la Mecque!(5) Parce qu'ayant aujourd'hui le vent en poupe dans les pays du Printemps! Et il n'y a pas à craindre que la culture de la conscience révolutionnaire et résistante chez les Tunisiens s'essouffle ou disparaisse. Le culte de la verve, poétique ou musicale, chez ce peuple est enraciné, plus fort que que l'obscurantisme qui tente désespérément de le tuer (6). Et dès qu'une plume ou une gorge émerge de "ce peuple d'aigles, rois des sommets, habitués aux sommets"(7), il n'y a pas à craindre que gorge ou plume taise l'amour dont elle vit.
A ce propos, ou presque, Sartre disait que l'écrivain"une fois engagé dans l’univers du langage, il ne peut plus jamais feindre qu’il ne sache pas parler."(8) C'est pareil pour nos bardes tunisiens. Et par conséquent, il n'est pas à craindre que désertion ni objection de conscience, dans l'art et la poésie du combat, fassent le bonheur des hordes béotiennes qui profanent l'islam et la Tunisie. (A. Amri, 10 mars 2013)
La Tunisie est hors de prix
Tu n'as pas de prix, ô mère patrie!
Du sang versé sur les sentiers lumineux
Chokri a éclairé nos sémaphores
Si tu vises haut, étreins son sang
versé pour ton honneur
sinon meurs, et honte sur le sang de navet
que tu auras dans les veines
La Tunisie n'a pas de prix
Fadhel(5), tu l'avais dit!
Quiconque répand le sang
par ce poison périra
C'est là, virile, la voie des intransigeants
C'est là leur voie à tes amants, mère patrie
C'est la voie du pays en nous
à ne pas laisser descendre aux enfers
tandis que nous aux sommets montant
grâce au sang de Chokri
La Tunisie n'a pas de prix
compagnons de Chokri, camarades!
Et au reste, ses places maintenant
c'est chokri qui les baptise de son nom
Chokri est des vôtres, Amants de la Patrie
et il n'est de rue qui ne le reconnaisse ni ne l'étreigne
dépositaire du testament de nos maquisards montagnards
et des soucis nôtres de la nation porteur
La Tunisie n'a pas de prix
et c'est dans le sang, l'instinct
la fierté de la Patrie pour nous
jamais n'épuise ses sens
Chokri c'est la balle du mot, de la pensée, et leurs boulets
Quant aux balles perfides des lâches
jamais Chokri n'en faisait cas
Serment juré: par son mérite, son cran et sa mémoire au martyr
jamais Patrie ne baissera d'un cran sa fierté
La Tunisie n'a pas de prix, Chokri
et son peuple de Titans n'est pas sans cran
de tout temps la Tunisie n'a pas de prix
de tout temps nos camarades libres ont du sang dans les veines
Jamais jamais par nous ne sera trahi
ton sang qui au creuset de nos côtes bouillonne
Poésie Jamel Ksouda traduit par Ahmed Amri - 10 mars 2013
Musique et interprétation: Mohamed Bhar
Pour le partage sur les réseaux, la vidéo est publiée sur la chaine youtube webamri
2- L'Arabie dans la péninsule qui en porte actuellement le nom était autrefois divisée en trois parties distinctes: au nord l'Arabie pétrée, à l'est l'Arabie déserte, au sud l'Arabie heureuse qui compose l'actuel Yémen.
4- Situations II, 1948.
5- Ceux que Chokri Belaid appelle à bon droit les ennemis jurés de l'intelligence, ceux-là mêmes qui ont détruit la stèle dédiée au lieu où il fut assassiné, qui ne se rendent à une galerie d'art, une foire du livre, un local de télévision, une salle de cinéma, qu'armés de la massue purificatrice qui rappelle, mais tristement, le vieux coup de balai débarrassant la Mecque de ses dieux païens, ces zélateurs du rigorisme wahabiste qui infectent le sol tunisien par leurs ravages et la pensée sclérosée dont ils sont porteurs et promoteurs, ces islamistes ressuscitant la triste gloire des vieux Béotiens ne verraient pas d'un bon oeil les Kaabas électroniques qui pullulent et contrarient leur projet. Mais ce n'est pas leurs masues qui nous empêcheraient d'ériger à nos bardes les temples qu'ils méritent.
6- A ce propos Chokri Belaid disait: "c'est une longue lutte historique qui continue, entre d'une part une force rétrograde, passéiste, armée de sa culture de la mort, avec sa violence, sa négation de l'autre, sa pensée unique, sa couleur unique, son souverain unique et sa lecture unique du texte sacré, et d'autre part la pensée qui plaide l'humain, qui évolue dans une perspective plutôt relativiste, laquelle voit dans la Tunisie un jardin à mille fleurs et autant de couleurs, qui autorise la divergence dans la diversité mais régie par les vertus civiques, pacifiques, démocratiques."
(Source en arabe avec traduction ici).
7- Ce n'est pas une emphase sortie d'un chauvinisme tunisien ou de son prurit, mais, parmi tant et tant d'attestations d'amour en même temps que distinctions d'intellectuels et artistes du monde entier pour la Tunisie et son peuple, ce que disait sur une chaine libanaise, au lendemain de l'assassinat de Chokri Belaid, Majida Al-Roumi:" La Tunisie surplombe l'univers, à partir de sa baie vitrée avancée dans les domaines culturel et artistique, de par ses valeurs universelles, qui en révèlent la richesse tout autant que l'importance. Il sera très difficile, et c'est peu dire, pour ceux qui tentent d'assombrir cette vitrine, de parvenir à leurs fins[...] Le peuple tunisien est un génie titanesque: il ne reviendra pas à la bouteille dont il s'est libéré. Ils ne pourront pas mettre à la basse-cour un tel génie
[...]Les Tunisiens, tels que j'ai connus, sont difficile, trop difficile à remettre en fiole, et faire accepter qu'on remette dessus le bouchon[...] Quelles que soient l'épreuve, l'adversité, ces tribulations et leur durée, la longueur du tunnel et sa noirceur qu'il lui faudra traverser, le peuple tunisien, peuple artiste, instruit, pour qui le ticket de théâtre prime sur le pain à manger, ce peuple d'aigles, rois des sommets, habitués aux sommets, ils ne pourront pas l'apprivoiser! Ils ne pourront pas lui rogner les ailes, faire de lui une volaille de basse-cour. Jamais ils n'y parviendront. C'est dans sa nature à ce peuple, il n'est pas du tout domesticable! "
(L'intégralité de cette lettre d'amour aux Tunisiens, en arabe et traduite en français, sur ce lien)
8- Né le 8 décembre 1956 dans un quartier populaire de Tunis, Fadhel Sassi s'est engagé presque enfant dans les luttes socio-politiques du pays. Certes, il devait à son père, militant coriace de l'UGTT, les germes de cette conscience révolutionnaire précoce, mais c'est surtout dans les combats estudiantins des années 70 et parallèlement les luttes clandestines du MOUPAD (Mouvement des Patriotes Démocrates) auquel il a adhéré depuis qu'il était lycéen qu'il a fait valoir son véritable parcours de combattant.
Professeur d'enseignement secondaire et poète inédit, quand la révolte du pain a éclaté au sud tunisien le 27 décembre 83, Fadhel Sassi -qui avait juste 25 ans- fut de ceux qui ont transmis l'embrasement, une semaine plus tard, à Tunis et sa banlieue. Mais non sans avoir payé de sa vie le tribut d'un tel combat.
Le 3 janvier 1984, alors qu'il participait à une manifestation au cœur de la capitale, Fadhel est tombé en martyr, criblé par les balles des Brigades de l'ordre public.
Son nom est inscrit depuis au panthéon de l'histoire des luttes en Tunisie.
Ci-dessous le lien d'une chanson écrite et chantée d'abord par Lazhar Dhaoui au lendemain de la révolte du pain en 84; cette chanson-hommage, dédiée d'abord à Fadhel Sassi, a acquis au fil des temps une notoriété telle qu'elle est devenue l'oraison artistique consacrée à tous les martyrs de la répression politique en Tunisie.