« Il avait envoyé au pays du Touareug le chouaffin (éclaireur)
le plus rusé, le plus capable d’éventer les secrets préparatifs de son ennemi.
Ce chouaffin, couvert de plaies artificielles, devait jouer au milieu
des Touareugs le rôle de l’un de ces idiots pour lesquels les Orientaux ont une
religieuse commisération. Sous ce travestissement, il put écouter à son aise,
et sans éveiller la moindre méfiance, certains propos qui le mirent au courant
de tous les préparatifs hostiles du Touareug. » Théodore
Sidari [1].
Chouaf, schouaf, chouafin, chouffin, schouafin, sont des
variantes de translittération française de l'arabe maghrébin: شُوٌافْ chouaf et son pluriel شُوٌافِينْ chouafin. On les rencontre dans diverses références de la période
coloniale, documents et rapports militaires [2],[3],[4],[5],[6],
romans et récits fictifs [7],[8][9][10],[11],
relations de voyages [12],
[13].
Et l'on en trouve même dans des récits en rapport avec l'histoire médiévale des
Arabes en Sicile [14].
Le chouaf signifie espion, éclaireur, vedette. Dans
certaines régions du Maghreb, il signifie aussi
"devin",
"voyant" [15],[16].
Il dérive de l'arabe classique شَيِّفَةٌ cheyifa
(éclaireur, espion[forme définie: الشَّيِّفَةُ ech-cheyifa]), variante الشَّيِّفانُ ech-cheyifen,
du verbe شَافَ chafa (éclairer, décanter, élucider,
regarder, regarder à partir d'une position élevée), dont se tire l'arabe
dialectal شَافَ chafa (voir et regarder). De cette même racine verbale se tirent le substantif شَوْفٌ chawf (vision, éclaircissement,
élucidation, renseignement, décantation), les adjectifs et substantifs مِشُوفٌ michouf qui signifie
"éclairé, élucidé", مُشَوَّفةٌ mouchawwafa
lequel se dit d'une femme qui "se fait voyante afin de se faire remarquer par les
hommes", les verbes pronominaux تَشَوَّفَتْ tachawwafat, signifiant "se maquiller, se faire coquette", et اشْتافَ ichtafa, se disant de
l'animal qui dresse sa tête pour voir et guetter ce qui l'entoure.
Le mot qui vient d'Arabie |
C'est de cette même racine arabe que le français tire son argot "choufer",
variante "chouffer", qui signifie "regarder"
[17], mais aussi
"repérer", "guetter", "observer" [18], et "chouf"
qui, en argot militaire, signifie "vigie",
"quartier-maître", et en argot des voleurs, "guet",
"surveillance", "planque"; ainsi que "guetteur",
"observateur", et "voyeur", "mateur" [19].
Selon toute vraisemblance, il n'y a pas en français que ces mots,
d'historicité récente, qui soient tirés de
la racine arabe شَافَ chafa.
Il y aurait aussi, insoupçonnés jusqu'ici, le verbe "épier" et son
dérivé "espion", que l'on rattache à l'ancien bas francique
"spehôn" qui signifie « observer attentivement », alors qu'il est
fort probable que ce même francique dérive à son tour du radical arabe.
Voyons comment cette dérivation ait pu s'effectuer.
Le verbe français est attesté pour la première fois en 1100, sous
l'orthographe "espier"
au sens de « trahir ». Son dérivé "espion" est attesté en
1200 au sens d'« individu qui se mêle aux ennemis pour les épier » (Comparez avec l'extrait de Théodore Sidari cité en exergue).
"Espier" pourrait bien trouver son prototype dans
l'arabe maghrébin ايشوف échouf (il
regarde, espionne). Mais c'est dans la base consonantique des deux mots et de
leurs apparentés dans d'autres langues qu'il faut soumettre à la loupe la
racine pour en voir toute la pertinence. L'allemand et le danois ont spion, l'anglais spy,
le breton spier, le catalan et l'espagnol espia,
l’italien spia, le portugais espiàao. De la
confrontation de tous ces mots, il est aisé de tirer la racine bilitère commune
qui est "S.P.”; le reste, habillage vocalique, est une affaire d'accent
susceptible de varier d'un lieu à l'autre, même à l'intérieur d'une seule
communauté linguistique.
A présent, confrontons ce "S.P." à son équivalent arabe
[ʃ.F], racine bilitère de شاف chafa
réduit à sa charpente consonantique. Le signe phonétique ʃ représente le "ش ch" arabe. Comment, me dirait-on, ces deux
formes consonantiques pourraient-elles être sœurs ? En vérité, les deux
phonèmes arabes ont subi chacune une métathèse, conformément à une règle
établie de vieille date, à partir des emprunts romans tirés de l'arabe. Le
"ch" s'est vocalisé par un "s", comme شَرَابٌ [charab] sirop,
شُرْبَة [chorba] sorbet, شقَاقُلٌ [chaqaqol]sécacul,
شرْقِيُّون [charqiyoun] sarrasin,
شرْقِي [charqi] sirocco, حَشٌَاشين [hachachin] assassin... Et
le "f" par un "p" (et quelquefois "b"),
comme فِطْرٌ [fitron]
potiron, فَنِيدٌ [fanid] pénide,
قَفَصٌ [qafas] cabas,
فُسْتُقٌ [fostouk] pistache...
De sorte que le شاف chafa
original est devenu sapa, et modulé selon les parlers et les accents
occidentaux, il a donné ici spy, plus loin spia, ailleurs espia
et en France espie, espiie, espieor puis espion.
Il est encore plus aisé de démontrer cette parenté en comparant
"espion" (qui a gardé le "s") avec "chouafin".
Ce dernier, forme indéfinie de الشوافين
ech-chouafin (les espions), si on lui fait subir les mêmes permutations
évoquées plus haut, donnera essouapin. Réduisons ce produit et le mot
français à leur forme consonantique, et cela fera [S.P.N].
On voit ainsi que l'espagnol espia, l'ancien
français espie et l'arabe الشَّيِّفَةُ
ech-cheyifa sont identiques. De même l'allemand spion et
l'arabe شيِّفانُ cheyifen.
A. Amri
04.05.2020
Notes:
2- Corneille Trumelet, Histoire de l'insurrection dans le sud de la province d'Alger, Alger, 1879, pp. 71-72-87-97-110-208-470
3- Eugène Daumas, Melchior Joseph, Les Chevaux du Sahara, Paris, 1851, p. 237.
4- Corneille Trumelet, Les français dans le désert, Paris, 1863, p. 64.
5- Louis Rinn, Nos frontières sahariennes, Paris, 1886, p. 41.
6- Fernand Foureau, Une mission au Tademayt, Paris, 1890, p. 46.
7- Louis Noir, Le brouillard sanglant, Paris, 1868, pp. 226-273-274-276-282-284-285-286-287.
8- Charles Farine, Le Coupeur de routes, Keddache-ben-Kaddour, Paris, 1869, p. 215.
9- Albert Fermé, Le Touareg, Paris, 1900, p. 105.
10- Hugues Le Roux, Le Maître de l'Heure, in La lecture illustrée, Paris, 1887, pp. 294-349-356.
11- Vincent Huest, La vierge des Beni-Amer, Paris, 1901, p. 23.
12- Louis du Couret, Les mysteres du désert, T. 2, Paris, 1859, p. 124.
13- P. Constantin, Etude sur le commerce transsaharien, Paris, 1885, p. 19.
14- F. Élie de La Primaudaie, Les Arabes en Sicile et en Italie - les Normands en Sicilie et en Italie, Paris, 1868, p. 66.
15- Khati Cheghlou, Histoires arabes, Paris, 1900, p. 182.
16- René Euloge, Les derniers fils de l'ombre, Éditions de la Tighermt, 1952, p. 85.
17- Wiktionnaire: choufer.
18- Wiktionnaire: chouffer.
19- Wiktionnaire: chouf.
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