" Voilà longtemps qu’un « moderne » n’avait à ce point réussi à coller à l’héritage des anciens pour ce qui est des solos de oud, le luth arabe. Abdellaziz Abdellah, alias Alla, sait écouter le silence qui vient entre les notes pour souligner les drames et les désirs." (Eliane Azoulay)
"La démarche d’Alla est faite d’improvisation au fil des soirées. Il ne
se souvient jamais de ce qu’il a joué la veille ; son inspiration : « tout ce qui me fait mal ressort », dit-il." (Wikipédia)
Ce luthiste algérien s'appelle Alla, et je voudrais lui servir de prophète auprès de mes amis mélomanes.
Dans sa manière d'enlacer le luth, il rappelle singulièrement le mythe associé à un personnage biblique, et la poignante tragédie qui s'y rattache. Si bien que, pour celui qui connait ce mythe fondateur de la musique arabe, dès qu'Alla gratte ses cordes, magie des résonances qui sortent du cœur et des cordes, c'est la perception du personnage évoqué qui se projette sous ses yeux, ou sur l'écran de sa pensée. Ce n'est plus Alla que l'on croirait entendre. Mais Lamech1 et sa légendaire douleur créatrice, l'inconsolable père qui étreint en l'oud originel des reliques pieuses de son enfant. Et c'est un tel être cruellement éprouvé qui tire des cordes touchées par ses peines ce que ses yeux secs de vieillard sont incapables de verser. L'instrument serré contre la poitrine
de l'homme, la tête de celui-ci reposant sur le corps de
l'instrument, et l'expression du visage que le langage musical traduit
mieux que la plus éloquente des langues humaines: tout en cette communion mystique entre l'artiste et
l'instrument de son art rappelle la tragédie laméchienne, ou le mythe qui a présidé à la création du luth.
Selon Kitab Al-Alghani, interrogé parAl-Mutamid sur l'origine du luth, Ibn Khordadbeh lui a répondu en ces termes:" le
premier qui fit usage du luth est Lamek, fils de Metouchalekh, fils de
Mahawil, fils d'Abad, fils de Kkanoukh, fils de Caïn, fils d'Adam. Ce
Lamek avait un fils qu'il aimait tendrement; la mort le lui ayant
enlevé, il suspendit le corps à un arbre; les jointures se désagrégèrent
et il ne resta plus que la cuisse, la jambe et le pied avec ses doigts.
Lamek prit un morceau de bois et, l'ayant taillé et raboté avec soin,
il en fit un luth, donnant au corps de l'instrument la forme de la
cuisse, au manche la forme de la jambe, au bec celle du pied; les
chevilles imitaient les doigts et les cordes les artères. Puis il en
tira des sons et chanta un air funèbre auquel le luth mêla ses accents..."2 Dans le monde arabe -quoique le phénomène ne se limite pas à ces frontières, il y a des génies qui n'envient
rien aux djinns des Mille et Une Nuits. Les uns et les autres enfermés
dans des bouteilles. Les bouteilles scellées à la flamme du chalumeau et
celées on ne sait dans quels tombe et cimetière.
Malgré son talent, sa stature de virtuose et les divines sonorités de son nom, Alla3 fait partie de ces génies enterrés, injustement couverts de l'hermétique chape d'oubli.
A mon sens, c'est un sacrilège détestable à l'endroit de ce maître créateur du Fondou. Alla est grand, et les médias de télédiffusion arabes ne font preuve d'aucune piété à son égard.
En même temps, avec la complicité de politiques culturelles corrompues, de médias soumis au joug du mercantilisme, de publics tout aussi ternes et complaisants que ceux qui décorent l'arrière-fond des plateaux de télévision, la médiocrité artistique, chez nous comme ailleurs née sous une heureuse étoile, paonne sur nos télés et trône. Nanas et Nounous, poupées gonflables sorties de l'industrie prospère du vedettariat, du jour au lendemain déifiées à l'aune d'un look coquin ou d'une morale
déjantée. Alors que les dieux de la stature d'Alla n'ont droit qu'à l'outrage qui les voue au black-out médiatique.
" Si Alla était né en Allemagne, écritAmin Zaoui, universitaire et romancier algérien, il serait assis au rang de Beethoven. Né en Autriche, il serait aux côtés de Mozart. En Russie, il serait le digne émule de Tchaïkovski. Et en Égypte le pair incontestable de Mohamed Abdelwahab. Mais Alla est né à Béchara (Algérie). Et il s'en est trouvé assis dans le giron de l'oubli, de l'assassinat indirect."
Ahmed Amri 4 avril 2016
1- Lisez Lamek: c'est le père de Noé selon la Genèse [*] et le Kitab al-Ansab d'Abou Mondher es-Sahhari[**].
2- Maçoudi, Les Prairies d'Or, Texte et traduction par C. Barbier de Meynard, Tome 8, (Paris - 1861), p. 88
3- Alla (en arabe علا) de son vrai nom Abdellaziz Abdallah: chanteur algérien né le 15 juin 1946 à Béchar (Algérie) est un musicien-compositeur à qui le Fondou (genre musical sahraoui qu'il a initié lui-même et baptisé du surnom donné à son père mineur au « fond 2 » de la mine de Kenadza) doit sa promotion au delà des frontières de Béchar et d'Algérie. Né dans une famille pauvre, il est le cadet d'une fratrie de 12 garçons et filles. A 15 ans, il quitte l'école, s'adonne à toutes sortes de métiers: électricien, ouvrier boulanger, commerçant de meubles... A 16 ans, il fabrique de ses propres mains son premier "luth" à partir d'un bidon ! En 1992, il part en France, délégué par son pays pour le représenter dans un concert donné à l’Unesco. Alla s'acquitte de son devoir d'« ambassadeur » mais décide de rester en France. (D'après Wikipédia)
Sa discographie est sur ce lien.
Je sais les nuits tourmentées
les brumes du regard
et les incantations muettes
La main qui erre
en quête d'un port
le cœur qui frissonne
en quête d'un rivage
Je sais la splendeur de l'aurore
Quand l'âme atteint les sables désirés
et que la main touche l'or du ciel Tounès Thabet
La poésie tunisienne d'expression française vient de s'enrichir d'un nouveau-né. Dont l'heureuse validé, à mon sens sultane dans son genre, lui a donné un nom joliment tourné. A charnières, dirait-on, sang oblige ! mais d'un panache heureux, les poèmes qu'il résume de la sorte et annonce étant chants « de haute aube ». Et je dirais même sélan ambrosien que seule une fervente main d'achouga peut ainsi composer. C'est comme chant et sélan d'amour que j'ai lu J'ai tissé l'espérance d'épines et de fils de soie. Et c'est ainsi que je voudrais le présenter ici à mes amis.
Tunisianité géminée
Tounès Thabet tire son prénom du pays auquel elle appartient1. A ce titre, on peut dire à bon droit qu'elle est deux fois tunisienne. De par sa nationalité d'abord, comme le commun de ses compatriotes. Mais aussi de par le dérivé toponymique dont elle s'appelle, qui décline la racine du gentilé, géminée au prénom de la femme. Et ce prénom est tellement peu partagé entre les Tunisiennes qu'il semblerait échu en exclusivité à Tounès Thabet.
Toponyme, prénom féminin et gentilé implicite, Tounès peut se lire aussi comme un hymne d'amour et de résistance. Contre toute apparence, les deux petites syllabes qui composent ce grand nom, à elles seules constitueraient un poème.
Attestation d'amour kéfois2
Dans un contexte historique où la Tunisie se battait encore pour son indépendance, appeler sa fille Tounès c'était une manière de se déclarer achoug, terme qu'il faut lire ici au sens étymologique comme au sens artistique. Achoug d'un pays dont l'enracinement et la civilisation, multimillénaires, ne peuvent se perdre ni jamais tomber en « déshérence ». Quels que soient les coups durs pouvant marquer son histoire. Quelle que soit l'adversité inscrite dans son mektoub.
On ne s'étonnera pas dès lors que l'attestation d'amour autrefois inscrite sous ce prénom aux riches résonances symboliques et poétiques, contamine avec le temps sa dépositaire. De son vivant Mahmoud Darwich posait et reposait l’obsessionnelle question rhétorique : comment guérir de notre amour pour la Tunisie? Avec toute la vénération que nous vouons à l'incomparable achoug palestinien, la Tunisienne féetisserande de l'espérance3 peut à ce propos renchérir, en toute légitimité, et surenchérir. Comment Tounès guérirait-elle de son amour pour Tounès ?
C'est cette achouga-là que j'ai aimée surtout en Tounès Thabet. Et quiconque se procurera son texte, quiconque ne se privera pas de musarder à travers le dit et le non dit de ses écrits, quiconque y taillera en pleine étoffe, ne pourra qu'aimer ce sélan ambrosien aux fragrances de soie.
Le recueil en deux mots
Le titre antithétique rappelle une réflexion judicieuse de Antoine Albalat: « l'antithèse, écrit-il, ne doit pas être considérée comme un simple et occasionnel artifice de pensée. C'est un procédé d'écrire, une façon d'enfanter, de dédoubler et d'exploiter des idées, procédé qui s'applique à tout le style abstrait, et par lequel on peut traiter n'importe quel sujet, mettre en relief n'importe quelle suite de phrases»4.
J'ai tissé l'espérance d'épines et de fils de soie: une phrase récamée, les tout premiers points de tissage, placée sous le double signe d'une consonne serpentine (harmonie imitative qui suggère le mouvement de l'aiguille autant que les fils et les doigts qui voltigent) et d'une métaphore filée. Ce titre est, en fait, la mise en exergue d'un vers aux vertus apéritives. Il est tiré de Serment singulier, l'un des 39 poèmes composant l’œuvre. L'on conviendra que le nouveau-né, avec ces 39 poèmes et 40 pages, n'est pas unpoupard.5 Mais il va de soi que ce n'est ni à son volume ni à son prix qu'un recueil de poésie, ou toute œuvre littéraire du reste, s'évalue. L'écrit de Tounès Thabet s'appréhende en partie à travers cette antithèse6, antinomie dialectique qui oppose et allie les épines et la soie. Mais ce n'est qu'une entrée parmi d'autres, les paires dialectiques résultant d'alliages, plus complexes, d'ordre linguistique et culturel, n'en sont pas les moindres.
C'est de tel amalgame(mot à lire au sens originel7), unissant diverses paires de gamètes, que l'alchimiste du verbe a tiré son grand œuvre, son élixir philosophal. Douceurs infinies et morsures jalonnent de bout en bout le texte. Les mots y sont tantôt moelleux, savoureux comme un vin de derrière les fagots, tantôt aigres, plus amers que l'absinthe. Mais ce qui subsiste de chaque vers lu, à mon avis, de chaque verre bu, c'est le plaisir esthétique. A la mesure de l'avant-gout que donne la première de couverture.
La militante
"J'ai tatoué le mot liberté sur mes lèvres", clame la poétesse. Cette inconditionnelle de la liberté sœur de dignité dans les dictionnaire de tous les peuples, et mot davantage tonique dans la bouche de la femme, est aussi une militante. A ce tatouage en relief et par incisions visible sur la chair bleue de ses mots, le lecteur devine la plume de combat. Mais, à moins de connaitre la militante de gauche, pas assez la véritable étoffe de l'achouga. Perspectiviste invétérée, compagne de feu Fateh Thabet qui ne nous a pas quittés, par le passé comme de nos jours Tounès est de toute mobilisation citoyenne. Dès que Liberté, Droit, Justice, entre autres valeurs universelles, sollicitent son soutien, ils la voient aussitôt au cœur de la mêlée. Et s'il faut payer le tribut du combat, le kharâj imposable aux achougs, elle s'en acquitte avec un stoïcisme digne d'Epictète8. Jugez-en vous-même, cher lecteur !
J'ai posé ma main là où ils avaient planté des clous torturé la chair rebelle J'ai caressé les fêlures les cicatrices fermées Suivi l'empreinte des mots jusqu'à la contrée de la genèse
La lune dans un verre
Les Carthaginois vouaient un culte à la lune, incarnation sidérale de leur déesse Tanit. Et dans la bouche de son immortelle Salambô, Flaubert nous rappelle que l'astre tutélaire resplendissant de la nuit a le bras long. C'est de son éclat opalescent que la mer se féconde, de son parfum cohobé par l'éther que le vin bouillonne. Et quand à l'heure éprouvante de l'accouchement, une femme hurle son nom, sans tarder il lui accorde la douce délivrance, le bonheur vagissant de sa validé.
Le verbe de Tounès Thabet, à tel ou tel moment de sa conception, invoque lui aussi la puissance sidérale qui l'innerve et l'allaite. Et la délivrance qui s'ensuit emplit nos verres de ce nectar ambroisien au bouquet si moelleux. Mais combien traître !
Buveur de lune et de la quintessence nocturne, rêvant l’enivrement de l’instant et de la fulgurance d’une étoile, les yeux rougis de veille, à l’heure de l’étreinte Le verbe fiévreux m’inonde de sa vague saline et l’incandescence d’un miracle illumine ténèbres et attente Nuit éphémère, sans relâche, tu pousses tes portes et écourtes le moment béni Mais, l’écho des mots ardents se prolonge, note languissante qui se répercute et s’étale
Aux revenants d'un âge défunt
Le 14 janvier 2011, un immense espoir est né sur la terre éponyme de la poétesse. C'était tellement beau que le monde entier a salué le peuple tunisien, en tout exemplaire, artisan d'une révolution inédite où pas une seule goutte de sang, dans le camp de Ben Ali et son appareil répressif, n'a coulé. Dans le reste du monde arabe, l'exploit tunisien a produit l'effet d'un séisme. Mais voilà que des révolutionnistes, jusque-là tapis au milieu des rats, dans les cloaques immondes, ont émergé pour tenter de confisquer ce qui ne peut leur appartenir. Ces empêcheurs de tourner en rond, outre les dégâts énormes qu'ils ont causés au delà de nos frontières, nous ont fait perdre le capital de sympathie, si précieux, que les peuples et nations des 5 continents ont souscrit au profit de notre révolution.
A ceux-là le mot de la fin sous la plume de Tounès Thabet:
Ils ne tariront pas nos sources. Ils n’altèreront pas le goût du miel. Ils ne saccageront pas nos palmeraies. Leur aube ne se lèvera pas. Ils n’effaceront pas les traces de nos pas. NON, les barbares ne passeront pas.
Tounès Thabet sur RTCI
Ahmed Amri
30 mars 2016
==== Notes ==== 1-Il faut remarquer que la Tunisie, de l'ère carthaginoise jusqu'à 1574,
s'appelait Ifriqia, en latin Africa. Tunis serait un toponyme aussi vieux mais désignait seulement la
ville qui le porte encore, l'actuelle capitale du pays. Bien que Ifriqia fût transmis au continent, et ce depuis la diffusion en Europe de la
géographie de Léon l'Africain, le vieux toponyme national n'est pas
encore tout à fait périmé dans le repérage géographique de
certains
Tunisiens. Beaucoup de sudistes désignent encore la partie fertile du
nord par ce nom, et les transhumances (en saisons de pluie) vers
l'Ifriqia étaient encore courantes dans la 2e moitié du XXe siècle.
Quand l'Ifriqia fut annexée par l'empire ottoman, en 1574, elle a pris
le nom de Iyala de Tounès (Régence tunisienne). Depuis le pays partage avec sa capitale le vieux toponyme Tounès/Tunis. Il faut remarquer aussi que la
paire toponymique différentielle Tunis-Tunisie n'existe qu'en français,
de même que pour les gentilés Tunisois et Tunisien. En arabe, Tounès
désigne le pays et la capitale. Pour marquer la différence quand le
contexte rend cela nécessaire, on dit Tounès al-assima: Tounès capitale. Et pour dire Tunisien ou Tunisois, on se sert aussi d'un gentilé commun, en l'occurrence Tounsi.
Sur l'étymologie de Tounès, quoique les historiens soient divisés là-dessus, l'opinion la plus répandue semble corroborer la thèse d'Ibn Khaldoun (voir Étymons des pays arabes : article en arabe). Le nom Tounès, écrit-il, est "dérivé d'une épithète donnée par ses habitants et ses visiteurs à la cité, et ce en vertu de la réputation qu'elle a acquise: hospitalière et habitée par des gens accueillants et généreux." Tounès serait, donc, la forme adoucie de Touônes تؤنس, dont l'étymon est le même que Ons, Inès, Anis, signifiant: "de compagnie agréable, ou rassurante, douce".
2- Gentilé des habitants du Kef, ville natale de Tounès Thabet .
3- J'emprunte cette expression à un ami facebookois de Tounès Thabet, qui écrit:
5-
Auto-édité, plus un recueil est volumineux, plus il est onéreux. Et je
voudrais inciter tous les amis de Tounès Thabet à décliner autant que
possible le cadeau offert. Ceux qui habitent Tunis et sa banlieue
peuvent acquérir le recueil à la Foire du Livre ou en librairie (les coordonnées sont
indiquées sur ma chaine youtube, en bas de la vidéo insérée ci-haut et dans le texte défilant sur cette page).
C'est le meilleur moyen d'inciter l'auteure à nous faire, la prochaine
fois, un vrai poupard de poésie !
6- L'antithèse est un trait universel de l'écriture, voire du discours humain. De la symbolique couronne d'épines, très chrétienne, aux divers titres littéraires oxymériques
(Le Rouge et le Noir (Stendhal), Attout Al-mour [Les mûres amères] ( Mohamed Laroussi Métoui), Les Fleurs du Mal (Baudelaire), la P...respectueuse (Sartre), le Bourgeois gentilhomme (Molière)...), en passant par le savoir-dire enseigné dans
nos écoles (la règle de nuance et l'incontournable plan dialectique), il
semblerait que rien ne puisse se dire en dehors de l'antithèse. D'après l'écrivain et critique français que je viens de citer, "l'antithèse est la clef, l'explication, la raison génératrice de la moitié de la littérature française." Ibid.
7- Amalgame, de l'arabe الجماع [al-jimaâ], qui signifie « union, mariage, union charnelle », dérive de la racine جمع jamaâ« unir, marier». A ce propos, n'en déplaise à la «mythémologie» et ses autorités savantes, la racine dite grecque γάμος, gámos (game)
et ses dérivés (une trentaine de mots au moins) sont tirés du même étymon arabe qui a donné amalgame.
8-
Esclave d'Epaphrodite et élève du philosophe stoïcien Musonius Rufus,
Épictète était d'un courage à toute épreuve. Souffrant depuis sa prime
jeunesse d'une déformation dans la jambe qui le rendait boiteux, un jour
que son maître jouait avec lui à la manière des Hmayda tunisiens
(entendez avec brutalité), Epictète lui a dit à maintes reprises:" tu
vas la casser, cette jambe". Et effectivement, le malotru maître la lui a
cassée! Devinez ce que le pauvre Épictète a alors pu dire au disciple des plaisantins Hmayda: "ne t'avais-je pas dit que tu la casserais ? " D'après Manuel d'Epictète, traduit par Jean-Pierre Camus (Paris, 1796)
Une belle citation d'Epictète: « Tu
es citoyen du monde et partie de ce monde, non pas une des parties
subordonnées, mais une des parties dominantes, car tu es capable de
comprendre le gouvernement divin et de réfléchir à ses conséquences » (Entretiens. Livre 2. Chapitre 10), cité in Les stoïciens Par Gilbert Romeyer-Dherbey, Jean-Baptiste Gourinat (Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 2005), p.314
" L'art
étymologique est celui de débrouiller ce qui déguise les mots, de les
dépouiller de ce qui, pour ainsi dire, leur est étranger, et par ce
moyen les amener à la simplicité qu'ils ont tous dans l'origine." Étienne Maurice Falconet1
A la source de hanche
Aux origines, hanche était ancha.
L'h paraissant avec le temps non fonctionnel, l'usage s'en est passé.
Et depuis son passage du latin aux langues vernaculaires, à l'exception
de quelques cas où l'h résiste encore2, le mot s'est orthographié anca.
Sur
ce point, les références d'autorité en matière de philologie et de
lexicographie, aussi bien du latin que du français et des autres langues
romanes, ne divergent pas.
Il n'est que d'interroger les Du Cange, Ménage, Diez, Littré, pour s'en
assurer. Les dictionnaires français de médecine utilisaient encore ce
mot au 18e. Et
les sources latines antérieures, du Moyen-Age à la Renaissance,
corroborent la forme originelle du mot. Du fameux Liber Pantegni, datant de 1070, aux inédits de la Schola Salernitana3, parus en 1852, en passant par Frédéric de Hohenstaufen et son traité de fauconnerie4 paru entre 1244 et 1250, et les divers traités et compilations de médecine dans les différents pays d'Europe5, c'est cette même forme médiévale du
mot que l'on trouve à chaque fois. Et que l'on retrouve encore de nos jours,
phonétiquement inchangée (malgré la disparition de l'h que Littré juge épenthétique)6, dans les langues italienne, espagnole et portugaise.
Les sources citées ne divergent pas non plus sur le
sens le plus commun du mot depuis sa première attestation en latin: tout os
articulé, et en particulier l'os coxal, appelé aussi os iliaque.
Mais d'où vient au juste anca ? Est-il d'origine tudesque
comme le veut la thèse, d'abord initiée par les Français dès le 18e, puis, un siècle plus tard, recevant de Diez la bénédiction papale ? Est-il issu de l'ancien haut-allemand hanka comme nous le rappelle, appuyé sur l'autorité de la chose jugée, le TLF ? Mais pourquoi prétendre, alors que la vérité est tout autre, que le mot allemand « s'est substitué au latin coxa»?Aquoi bonaffubler d'un tel détail postiche l'historique du mot ?Et s'il paraitjudicieux que le TLF rappelleun hance du vieux français, pourquoi omettre le ancha latin qui le précède d'un siècle ?
Ces
questions sont d'autant plus légitimes, nous semble-t-il, que la langue de Gothe, ou la putative mère tudesque de hanche, ne peut exciper d'aucun antécédent anatomique transmis aux langues romanes. Dans les
quelque 150 mots français reconnus comme emprunts à l'allemand7, il
n’existe pas un seul qui se rattache à l'anatomie. Et ni la nomenclature exclusivement médicale des langues
romanes réunies, ni le répertoire anatomique large spécifique à chacune de ces langues ne
comportent un seul antécédent de cet ordre8.
Loin de nous l'idée qu'en raison de cet hapax en la
matière, à supposer que c'en soit un, l'allemand ne puisse prétendre naturellement à l'étymologie du
mot qui nous intéresse. Mais pourquoi accorder à l'allemand, et sur un dossier vide,
ce qui, sur un dossier solide, devait revenir de longue date à l'arabe ? Quand
on compare les emprunts romans globaux respectifs à ces deux langues,
quand on prend en considération ce que l'arabe a autrefois donné comme
vocabulaire scientifique, y compris à
l'allemand, quand on sait que des vestiges de ce vocabulaire, ayant
trait à l'anatomie, ont survécu dans le fond commun non seulement des
langues romanes, mais aussi des familles celtique et germanique,
quand enfin on sait, et on le sait depuis 1070, que anca est un mot
arabe, l'attribution de hanche à l'allemand ne peut procéder, à notre sens, que
d'un art mythémologique.9 Anca, de أنقاء [anqa]
(avec un a long), est attesté dans pas moins de 99 pages et 44 références arabes
classiques, et ce parmi seulement les ouvrages que nous avons pu
consulter, numérisés sur le site Al-Warraq الوراق.
Parmi ces références, on peut citer pêle-mêle Ibn Sidah
(1007-1066), auteur d'un glossaire anatomique, Al-Asmaï (740-828),
auteur d'un ouvrage sur l'anatomie, Al-Jahiz (776-867), auteur du Livre
des Animaux. Sans compter Lissan al-Arab, al-Mouhit, Tej-al-Arous, le
top des références lexicographiques arabes10.
Comme
tout lecteur averti le sait, des milliers de mots romans viennent de
l'arabe. Parmi ces emprunts lexicaux, la quantité reconnue,
considérable, n'est en fait qu'une infime part à côté du substrat
réel non reconnu encore. Abstraction faite du nombre indéterminé d'arabismes indument attribués à des fausses mères
indo-européennes, c'est de la langue arabe et des trésors de la
civilisation véhiculés par cette langue que les idiomes romans avaient
tiré, par le passé, plus de 150 mots anatomiques. Et presque autant, si
ce
n'est plus, chimiques. Sans compter les longues listes de mots en
rapport avec la marine, le vestimentaire, la botanique, la cuisine, etc.
Le français hanche, l'italien, espagnol et portugais anca, le provençal ainche, ainsi que l'allemand et le néerlandais henke sont en fait tirés du anqa arabe. De même que les dérivés celtiques du mot. Et l'objet du présent article est de rendre à la mère légitime ce que la mythémologie savante tente de lui usurper. Le passeur de mots africain
C'est dans la deuxième moitié du 11e siècle que le mot ancha fut introduit en latin. Et c'est à la faveur du fameux Liber Pantegni, patchwork d’œuvres de médecine arabes, que Constantin l'Africain a compilé. La datation exacte de cet ouvrage varie d'une source à l'autre. Entre 1060 et 1070 selon Jean-Frédéric Lamp11, pas avant 1078 selon Thomas Ricklin12, vers 1070 selon Charles Singer13.
Et si, dans
la suite du présent article, certaines datations seront établies à partir de ce dernier
repère, c'est que l'estimation de l'historien britannique qui coupe la pomme
en deux nous parait la plus plausible. Mais au delà de la fluctuation relative à ce point historique, ce qui est sûr et certain, c'est que le mot ancha est venu d'outre-Méditerranée vers l'Europe, dans la tête et la valise de Constantin l'Africain, médecin arabe originaire de l'Ifriqia.
De
l'avis des historiens de tout bord, cet énigmatique14 Tunisien qui a traversé
la mer vers l'Italie au milieu du 11e siècle a rendu des services
inestimables15 à la renaissance des sciences en Europe16. Grâce au transfert
culturel dont il fut le principal acteur, non seulement l'école de
médecine de Salerne a pu rayonner pour des siècles sur toute l'Europe,
mais cette Europe elle-même s'est réveillée de sa longue hibernation15
pour tirer profit des sciences arabes, à un moment où celles-ci étaient à leur apogée.
Quand
il a débarqué vers 1065 sur la côte italienne de Salerne, Constantin
l'Africain était chargé d'un grand nombre de manuscrits arabes, pour la
plupart médicaux et scientifiques. Il semble qu'au cours de cette
traversée, une tempête a condamné au péril quelques uns de ces livres17.
Soit tombés à la mer sous l'assaut des houles, soit jetés avec d'autres bagages18, fardage dont il fallait se débarrasser, de gré ou de force, pour alléger l'embarcation et
éviter le pire19. Quoiqu'il en soit, quand, cinq ans plus tard, Constantin l'Africain a fini de compiler le fameux Liber Pantegni, c'est à sa propre plume comme
auteur, et pas traducteur, qu'il a attribué cette grande œuvre scientifique, le texte fondateur de la Schola Medica Salernitana. Le pot aux roses ne fut
découvert que quarante ans plus tard, à la faveur de la
traduction intégrale, en 1127, de Kitab al-Maliki (Livre de l'art médical),
manuel de médecine et de psychologie écrit par Ali ibn Abbas al-Majusi,
et traduit par Stéphane d'Antioche. On s'est aperçu
alors que Kitab al-Maliki, de près d'un siècle antérieur au Pantegni, comportait
de nombreux chapitres similaires à ceux du dernier. D'autres livres
médicaux arabes révèleront, au fur et à mesure de leur traduction en
latin, que le plagiat par le même Constantin ne les avait pas épargnés.
Tel est le cas pour le Viatiquedu Kairouanais Ibn al-Jazzâr, le Liber de oculis de Hunayn ibn Ishâq, Kitâb al-mâlikhûliya (Livre de la Mélancolie) de Ishâq Ibn Umrân.Les
seules différences notables constatées entre les textes originaux et
ceux attribués à Constantin portent soit sur ce qui a dû se faire
reconstituer de tête, concernant les volumes perdus au cours de la
traversée, soit sur des indices de référencement. Constantin
l'Africain, apparemment sur l’instigation de l'abbé Desiderius (le futur
Pape Victor III), a tout fait pour cacher ses sources. Il n'a cité
aucune référence arabe et fait de son mieux pour helléniser le Pantegni, y compris dans son titre, référence évidente à Galien et son Tegni20.
Malgré ce qui a pu être ainsi désarabisé au niveau de l'apparat savant du livre, le Pantegni a permis àde nombreux mots arabes, dont ancha, de s'introduire en latin.
Les uns ont été assimilés par simple calque, d'autres ont été
translittérés. Et c'est au niveau de la seconde catégorie que certains
mots ont pu acquérir une étoffe soit hellène soit latine21. Nous aurons à en donner quelques uns dans la partie qui clora cet article.
Anqa dans l'athanor du Mont Cassin Ainsi peut-on comprendre ce qui a pu guider, aux 17e et 18e siècles, les premiers tâtonnements des lexicographes français, entre autres, qui cherchaient l'origine étymologique de hanche. "Du latin inusité anca", écrit Gilles Ménage en 1650, mot "qui est encore en usage parmi les Espagnols, et qui a été fait du grec άγχή"22. Dans
la nouvelle édition de cette même référence, parue en 169423, on
remarque que l'expression "latin inusité" a été remplacée par
"latin-barbare". Mais l'auteur continue de défendre son étymon grec: άγχή (courbure, coude)24. Pourquoi l'origine hellène en imposait-elle à Ménage ?
Parce que le mot arabe a été translittéré de telle sorte qu'il suggère de prime abord l'origine grecque. Le qaf [ق] de anqa [أنقاء ] n'a pas d'équivalent en latin. Le translittérer par un simple q, à supposer que le latinpuisse tolérer cette orthographe (ce sur quoi nous ne sommes pas en mesure de nous prononcer),
c'est accentuer ce qu'on aurait voulu dissimuler, son caractère
barbare. Que faire alors? Assimiler plutôt que dissimuler, promouvoir le
barbarismus, enlui donnant une apparence hellène. Mais comme l'alphabet latin n'a pas
non plus d'équivalent à la lettre grecqueχ (Khi), c'est par le digramme
ch que l'anqa arabe est devenu le supposé anchagrec, puis le anca attribué par Ménage au latin inusité. Par ailleurs, quand Paul Guérin, en 1884, dérive le mot apparenté à hanche, en l'occurrence anche, d'un autre mot grec: "anchô, je rétrécis"25, c'est toujours en fonction de la même loi basée sur le digramme ch. Et à ce niveau précis encore, on peut comprendre ce qui a fait dire à Littré, dans les diverses éditions de Dictionnaire de la langue française (1863-1872), 2e édition revue et augmentée (1873-1877), que l'h est épenthétique.
2- On note le français hanche, le provençal ainche, le morvan inche, l'anglais haunch. Le patois lyonnais semble avoir conservé le h dans biganchi (tordu de la hanche), entre autres mots.
4-Frédéric II (1194-1250) Reliqua librorum Friderici II (Ed° Leipzig, 1789); p.25 5 - Dont les quelques titres ci-dessous, choisis pour représenter une
diversité d'origine territoriale (Italie, France, Grande-Bretagne) mais
aussi des auteurs à qui l'histoire de la médecine européenne reconnait
un certain rang distingué:
- Anatomia du médecin anglais Ricardi Anglici (Ricardus Anglicus ou Ricardo Salernitano, 1180-1252); p.40 & 43 - Bibliotheca mundi. Vincentii Burgundi de Vincent De Beauvais (1190-1264); p.2003 - Chirurgica (1275) de Guillaume de Salicet, ou Guglielmo da Saliceto (1210-1277); p. 202, 309, 381, 421, 438, 465, 468, 473, 475. - Anathomia (1315) de Mondino dei Luzzi (1270-1326); ; voir Anatomia Mundini, carta 67r et la page qui la précède: illustrazione. - Practica D. magistri Ioannis matthei de gradi: duas partes complectens de Giovanni Matteo Ferrari da Grado (1436 – 1472); ( voir seconda partie, carta 371v, chapitre Sciatica) - De humani corporis fabrica libri septem de André Vésale (1514-1564) - Schola salernitana par Johannes Mediolanus, Zacharias Sylvius (Rotterdam, 1667); p.419 - Opera omnia anatomica et physiologica (Leipzig, 1687), par Girolamo Fabrizi d'Acquapendente (1533-1619); p.339 6-
Nous verrons, le moment venu, que l'h n'est pas épenthétique: comme
pour diachronique, synchronique et tous les mots ayant conservé le
digramme ch (alors que ce digramme n'est pas fonctionnel, phonétiquement
parlant) l'h permet d'indiquer l'origine grecque du mot. Cette utilité
étymologique, Littré ne pouvait la soupçonner dans le contexte qui sera
éclairé ici en son temps. 7- Chiffre établi d'après la liste publiée sur Wikipédia.
8- Selon Wikipédia, on répertorie, au total, 63 emprunts
allemands répartis comme suit: 36 dans l'italien, 17 dans l'espagnol,
10 dans le portugais. Ces empruntsne comportent pas un seul étymon anatomique allemand.
14- Voir sur ce blog notre article au sujet de ce personnage, dont la première partie est sur ce lien: Constantin l'Africain: un fugitif ou un captif de bonne guerre? 15-
-Pour Pierre Diacre à qui on doit la première biographique au sujet de
Constantin l'Africain, celui-ci est "le nouvel Hippocrate et maître de
l'Orient et de l'Occident." (Chronic. Casin., III, 35, Mon. Germ.
Hist., VII, 728); cité par Louis Figuier, Vies des savants illustres du Moyen Âge (Paris, 1867); p. 104
-
Lucien Leclerc lui attribue "l’honneur d'avoir provoqué en Europe un
commencement de renaissance médicale", et juge que l'homme "à ce titre
occupera toujours une place importante dans l'histoire de la médecine du
moyen âge" (Histoire de la médecine arabe , Paris, 1876)
-
Pour Joseph-François Malgaigne (1806-1865), Constantin fut "l'auteur de
la réforme , et en quelque sorte le restaurateur des sciences médicales
en Occident." Et l'auteur souligne que l’œuvre de Constantin "fut à peu
de frais". (Introduction des Œuvres complètes d'Ambroise Paré, Paris 184)
-
Maxime Fourcheux de Montrond (1805-1879) écrit à son sujet: "Son nom
brille à l'un des premiers rangs parmi ces pieux enfants du cloître, qui
du fond de leur solitude enrichirent le monde des fruits patients de
leurs veilles, et pour lesquels notre reconnaissance sera toujours
inférieure à leurs bienfaits." (Les Médecins les plus célèbres, Lille, 1852); p.37 16-
En réalité, la découverte des sciences arabes fut initiée bien avant le
Xe siècle: au 9e, Jean Scot Érigène qui était déjà nourri des lectures
de Saint-Augustin, de Martianus Capella et d'Origène (les 2 premiers Ifriqiens, le 3è Egyptien) maîtrisait l'arabe et l'hébreu, ce qui a dû
lui être très utile pour traduire et commenter l’œuvre du syriaque
Pseudo-Denys l'Aréopagite. Au 10e siècle, Gerbert d'Aurillac, ou le
pape Sylvestre (945-1003), lui aussi arabisant, fut le premier à
introduire les chiffres arabes en Occident chrétien, comme en témoigne
le «Codex Vigilianus » de 976. Ce même pape se serait procuré en 984 un livre d'astrologie arabe traduit en latin, lui ayant permis de découvrir, entre autres, l'astrolabe. Il va sans dire que cette période n'a pas connu une large diffusion des ouvrages scientifiques arabes, mais un certain nombre detraductions, faites en Sicile ou en Espagne, commençaient à circuler à travers les abbayes, les cantons et les pays européens. Dans le tome 57, fasc. 2 (1979)
de la Revue belge de philologie et d'histoire, on lit à ce propos que "dès avant
l'an mil, quelques intellectuels lorrains ont été en contact avec la
culture arabe."
17- C'est ce que nous apprend Matthaeus
Ferrarius, auteur, et probablement médecin, salernitain, dans un texte
datant de 1160:"Alors qu’il se trouvait à proximité de Palinuro, une
tempête survint et le bateau prit l’eau, si bien qu’une partie de ces
Pantegni, en l’occurrence la partie pratique, fut détruite.";source: Thomas Ricklin, Le cas Gouguenheim (Traduit de l'allemand par Anne-Laure Vignaux)
18- Le terme bogja بقجة (paquet de linge et d'habits) est dans plusieurs auteurs arabes (voir Al-Warraq), dont les Mille et Une Nuits cité par Luigi Rinaldi qui voit dans le bagaglio italien un dérivé de bogja:Le parole italiane derivate dall' arabo(Napoli, 1906), p. 47
19-
Les mots en italique auraient pu débarquer sur la rive nord de la
Méditerranée grâce à ce même Constantin. Quoiqu'il en soit, ce ne sont
que trois mots de près d'une centaine d'emprunts arabes appartenant au
lexique de la marine, que nous aurons à (re)faire découvrir dans un
prochain article.
20- Voir à ce propos Danielle Jacquart La médecine arabe et l'Occident médiéval (Maisonneuve et Larose, 1996)