dimanche 8 octobre 2023

À Gaza, un peuple en cage, par Olivier Pironet



Alors que les Israéliens sont appelés à élire un nouveau Parlement le 17 septembre, la bande de Gaza n’en finit pas de sombrer. Depuis treize ans, Tel-Aviv soumet le territoire palestinien dirigé par le Hamas à un blocus militaire dévastateur. Combien de temps la population pourra-t-elle tenir ?

Camp de réfugiés de Nahr Al-Bared Khan Younès

En cette matinée de juin, le temps est radieux sur la plage où s’alignent les barques de pêche bariolées. L’éclat du soleil, le bleu du ciel et le ressac de la mer donnent au panorama des airs de carte postale. Mais ce charmant décor ne fait pas longtemps illusion : ici, la Méditerranée est polluée, l’horizon obturé par les frégates de guerre, les cieux sillonnés par les avions de chasse et les drones. Nous sommes dans la bande de Gaza, un territoire surpeuplé (2 millions d’habitants sur 365 kilomètres carrés) et assiégé par Israël.

Les pêcheurs qui nous accueillent dans leur cahute à Beit Lahya, aux abords de la ville de Gaza, font grise mine. Israël, qui impose depuis treize ans un implacable blocus — aérien, maritime et terrestre — à la langue de terre palestinienne, leur interdit depuis deux jours toute sortie en mer, après avoir déjà réduit comme peau de chagrin leur aire de navigation. La raison invoquée : l’envoi de ballons et de cerfs-volants incendiaires sur les localités israéliennes — principalement des kibboutzim — situées à la lisière terrestre de la bande côtière. Le 18 juin, après deux nuits d’hostilités (1), puis un retour au « calme », Tel-Aviv réautorisera la pêche, mais seulement dans la limite de dix milles marins (dix-huit kilomètres et demi), loin des eaux riches en poissons. Une mesure d’exception dont le Hamas, le parti islamiste au pouvoir depuis 2006 à Gaza, réclame régulièrement la levée lors des négociations indirectes avec Israël.

« Les navires de patrouille israéliens sont à trois ou quatre kilomètres à peine, vous pouvez les voir à l’œil nu, nous dit M. Jihad Al-Sultan, le responsable du comité syndical des pêcheurs du nord de la bande de Gaza, en montrant le large du doigt. Quand nos pêcheurs sont en mer, ils leur tirent dessus régulièrement, le plus souvent sans sommation. Récemment, plusieurs d’entre eux ont été blessés et leurs embarcations sérieusement endommagées. » Au cours du premier semestre 2019, les forces navales israéliennes ont ouvert le feu à plus de deux cents reprises sur les pêcheurs, blessé une trentaine d’entre eux et saisi une douzaine de bateaux, selon deux organisations non gouvernementales palestinienne et israélienne — le Centre pour les droits humains Al-Mezan et B’Tselem. Deux marins gazaouis ont été tués en 2018.

En 2000, la bande de Gaza comptait environ 10 000 travailleurs de la mer. Faute de pouvoir accéder aux eaux poissonneuses — Israël les exclut de 85 % des zones maritimes auxquelles leur donne pourtant accès le droit international —, les deux tiers ont dû jeter l’éponge : on ne recense plus que 3 500 pêcheurs aujourd’hui, parmi lesquels 95 % vivent en-dessous du seuil de pauvreté (moins de 5 euros par jour), contre 50 % en 2008.

Direction Khouzaa, une bourgade proche de Khan Younès, l’une des principales villes du sud de l’enclave. Là aussi, le moral est en berne. Malgré un dénuement évident, M. Khaled Qadeh, un agriculteur de 34 ans aux yeux perçants protégés par son chapeau en osier, nous invite à prendre place autour d’une collation dans la petite tente de repos dressée à l’orée de son champ. Ses terres, réparties sur 11 dunums (1,1 hectare), se trouvent à quelques centaines de mètres de la clôture « frontalière » israélienne, que ne reconnaît pas le droit international. Un entrelacs de 65 kilomètres de murs, tranchées, barrières métalliques, grillages et barbelés entoure la bande de Gaza et se double d’une zone tampon variant de 300 mètres à 1,5 kilomètre de profondeur (voir « Blocus terrestre et maritime »). Cette aire d’exclusion militaire mord sur 25 % du territoire et envahit 35 % des surfaces cultivables, bien loin de la ligne d’armistice de 1949 (« ligne verte ») séparant officiellement Israël et Gaza. « Ma famille possède également 20 dunums de terres de l’autre côté de la “ligne verte”, mais nous les avons perdus en 1948 [année de la création de l’État d’Israël]  », nous précise M. Qadeh.
Un lieu « invivable » d’ici à 2020, selon les Nations unies

Sur le maigre hectare planté dont il dispose, le paysan ne peut pleinement exploiter qu’un tiers des parcelles. « Le reste de mon champ, en bordure de la “no-go zone”, est difficilement accessible, car les Israéliens m’empêchent la plupart du temps d’y aller, et ils ont la gâchette facile, sans parler des dégâts commis par leurs tanks et leurs bulldozers. Comme tous les paysans de la zone frontalière, je suis souvent exposé aux tirs, y compris à l’endroit où nous sommes. Les Israéliens m’interdisent aussi de travailler de nuit pour profiter du courant quand il y en a : s’ils suspectent le moindre mouvement, ils mitraillent ou bombardent », nous raconte M. Qadeh d’un ton vif, tandis qu’un blindé israélien patrouillant au loin soulève un nuage de poussière. Son rendement a chuté de 80 % depuis la mise en place de la zone tampon, consécutive au démantèlement des colonies juives de Gaza, en 2005, et l’instauration de l’embargo, l’année suivante. Alors que son activité est la seule source de revenus de sa famille, il est criblé de dettes. Le lopin qu’il peut cultiver lui permet seulement de gagner quelque 400 shekels (100 euros) par mois grâce à la vente de ses produits, et de nourrir les siens. Le secteur agraire, qui fait travailler 44 000 personnes (environ 10 % des emplois), a décliné de plus de 30 % depuis 2014 (2).

La situation des pêcheurs et des agriculteurs est à l’image de celle que connaît l’ensemble de la bande côtière : « catastrophique » et « intenable », selon les mots de Mme Isabelle Durant, directrice adjointe de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced) (3). Dès 2012, l’Organisation des Nations unies (ONU) tirait la sonnette d’alarme. Elle estimait que ce territoire deviendrait « invivable » d’ici à 2020 si le blocus imposé par Israël, avec la collaboration de l’Égypte, n’était pas levé (4). Coupée du monde depuis huit ans, Gaza avait à l’époque subi déjà deux guerres, lancées par Tel-Aviv en 2006, puis en 2008-2009 (plus de 1 800 morts côté palestinien, une vingtaine côté israélien). En 2017, après deux autres guerres (en 2012, puis en 2014, avec un bilan cumulé de 2 500 Gazaouis tués, contre 72 Israéliens), M. Robert Piper, alors coordonnateur humanitaire de l’ONU pour les territoires palestiniens occupés, constatait : « La dégradation de la situation s’est accélérée plus vite que prévu (…). Gaza est peut-être d’ores et déjà inhabitable (5).  »

 
Soixante-dix pour cent de la population possède le statut de réfugié depuis 1948, et la moitié a moins de 15 ans. Aujourd’hui, le chômage s’élève à 53 % de la population active (70 % chez les jeunes et 85 % parmi les femmes) — un record mondial —, la pauvreté frappe plus d’une personne sur deux et l’économie locale s’est écroulée (— 6,9 % de croissance en 2018) (6). De surcroît, les infrastructures et « les capacités productives ont été anéanties », souligne la Cnuced (7). « Entre les destructions matérielles et les coûts de la reconstruction, la seule facture de la dernière guerre [celle de 2014] se monte à 11 milliards de dollars », précise M. Ali Al-Hayek, président de l’Association des entrepreneurs palestiniens (PBA), que nous rencontrons au siège de l’organisation, dans le centre-ville. « Plus d’un millier d’usines, d’ateliers et de commerces, notamment, ont été rayés de la carte. Israël nous livre aussi une guerre économique. » À cause de l’embargo, beaucoup d’entreprises ont dû fermer leurs portes, réduire les salaires ou licencier. « La bande de Gaza ressemble à une grande prison où l’on a confiné tout un peuple soumis à une occupation militaire, et à qui l’on administre des doses de tranquillisants, telle l’aide humanitaire, pour éviter l’implosion », résume M. Ghazi Hamad, vice-ministre du développement social et personnalité en vue du Hamas. « Depuis l’élection du Hamas, en 2006, nous subissons une punition collective dont nous ne voyons pas la fin », nous déclare de son côté l’analyste gazaoui Fathi Sabah, collaborateur du journal panarabe Al-Hayat. « Ce blocus est avant tout un moyen de pression utilisé par Israël, avec la complicité de la communauté internationale, pour nous mettre à genoux. »
Malaka à l’est de la ville de Gaza juin 2019


Le siège israélien affecte tous les aspects du quotidien. Il a même fait émerger une nouvelle « normalité ». La précarité énergétique, par exemple : depuis la destruction par Tel-Aviv de la seule centrale électrique, en juin 2006, l’accès à l’électricité est aléatoire. Reconstruite en partie, la centrale, en manque de fioul, ne tourne qu’à 20 % de ses capacités. Le territoire doit donc s’approvisionner principalement auprès d’Israël, qui fournit l’électricité — facturée à l’Autorité palestinienne de Cisjordanie — en quantité limitée. Les coupures de courant rythment la vie des Gazaouis. « Nous n’avons que huit à douze heures d’électricité toutes les vingt-quatre heures, et à des horaires variables, nous explique Ghada Al-Kord, journaliste et traductrice de 34 ans. La majorité des foyers ne possède pas de groupes électrogènes, trop chers, pour pallier les coupures. Cela signifie par exemple que nous ne pouvons presque rien garder au réfrigérateur. Nous devons donc nous organiser au jour le jour. Il y a deux ans, c’était encore pire. » D’avril 2017 à janvier 2018, M. Mahmoud Abbas, le président de l’Autorité et chef du Fatah, a refusé de régler à Israël la facture d’électricité pour faire pression sur ses rivaux du Hamas. Conséquence : la population n’avait que trois à quatre heures de courant par jour. Les habitants sont en outre confrontés à une pénurie d’eau. Du fait de la pollution de l’aquifère côtier, dont Israël contrôle 85 % des ressources, plus de 95 % des nappes phréatiques imparties à l’enclave sont insalubres.

L’accès aux soins médicaux est également touché de plein fouet par l’embargo. L’hôpital Al-Shifa, le plus grand du territoire, jadis réputé, suscite aujourd’hui l’appréhension. Les Gazaouis, fidèles à leur sens de l’autodérision, plaisantent à son sujet : « On y entre en vie, mais on en sort les pieds devant. » Et pour cause. À court de médicaments, de matériel et de lits pour soigner les nombreux malades, les hôpitaux se sont transformés en mouroirs. Les interdictions d’importer des produits de première nécessité, le manque de personnel, les coupures de courant, mais aussi les dommages commis — à dessein — par l’artillerie israélienne, ont fait de la santé un secteur sinistré. « Nous manquons de tout », déplore le porte-parole des autorités sanitaires de Gaza, M. Ashraf Al-Qadra, qui se livre à un sordide catalogue à la Prévert : « Plus de 50 % des médicaments de base sont inaccessibles, 65 % des cancéreux sont privés de traitement, une grande partie des interventions chirurgicales ne peuvent pas être effectuées… »
Des balles explosives qui font des dégâts irréversibles

À l’hôpital Al-Shifa, le tableau est édifiant : on croise beaucoup d’éclopés — des jeunes, pour la plupart —, les murs sont défraîchis, les salles d’attente surchargées, le personnel débordé. M. Mohamed Chahin, chirurgien orthopédiste, s’occupe essentiellement des manifestants blessés par les soldats israéliens lors des rassemblements hebdomadaires organisés devant la clôture « frontalière » israélienne dans le cadre de la « grande marche du retour » (Massirat Al-Awda). Chaque vendredi, jour de manifestation, les médecins doivent faire face à l’afflux des blessés. « Les patients sont nombreux, et parfois très jeunes, raconte M. Chahin. Ils souffrent de lésions profondes que nous n’avions jamais constatées jusqu’ici. Les Israéliens utilisent des balles explosives qui détruisent les tissus musculaires, les articulations et les nerfs. Quand leurs snipers ne visent pas pour tuer — à la poitrine ou en pleine tête —, ils ciblent les jambes ou les parties les plus sensibles du corps pour faire des dégâts irréversibles. À croire qu’ils ont suivi des cours d’anatomie. Beaucoup de manifestants touchés se retrouvent handicapés à vie ou doivent être amputés, car nous manquons d’équipements. » Sur les 30 000 blessés recensés depuis le début de la « grande marche du retour », près de 140, dont une trentaine d’enfants, ont perdu un membre inférieur ou supérieur, et 1 700 d’entre eux, selon l’ONU, risquent l’amputation dans les deux années à venir, faute d’autorisation israélienne pour être évacués. 


Blocus terrestre et maritime
Cécile Marin

Les jeunes sont en première ligne des manifestations de la « grande marche ». Ce mouvement de protestation populaire et non armé, qui réunit chaque semaine des milliers de familles, a été lancé le 30 mars 2018, avant la commémoration annuelle de ce que les Palestiniens appellent la Nakba (8), le 15 mai. Traduit par « catastrophe », le terme désigne l’exode de 1948, lors duquel 800 000 d’entre eux furent chassés de leurs foyers par les Israéliens et trouvèrent refuge à Gaza, en Cisjordanie ou dans les pays arabes voisins.

Un vendredi après-midi, nous nous rendons à Malaka, dans l’est de Gaza, l’un des cinq lieux où se tient la mobilisation hebdomadaire. L’ambiance est bon enfant, familiale. Une immense tente a été dressée en retrait pour accueillir, entre autres, les plus vieux et les éclopés. Dans le haut-parleur, une voix rappelle le sens de la mobilisation : le droit au retour, la dénonciation de la conférence de Bahreïn sur le volet économique du nouveau « plan de paix » américain, l’unité palestinienne. Les drapeaux palestiniens, nombreux, claquent au vent. Nous ne nous approcherons pas de la zone, très dangereuse, où se tiennent des jeunes prêts à aller braver les tireurs d’élite israéliens.

L’idée d’un rassemblement massif devant la barrière israélienne est née dans l’esprit d’une vingtaine de jeunes Gazaouis. « Nous nous sommes inspirés d’actions du même type menées depuis plusieurs années en Palestine ou aux confins d’Israël », relate M. Ahmad Abou Artema, l’un de ses initiateurs. Ce militant pacifiste de 35 ans, à la voix calme et monocorde, est lui-même issu d’une famille expulsée de Ramla en 1948. « À travers cette mobilisation civile, il s’agissait de réaffirmer le droit au retour des réfugiés sur leurs terres, tel qu’il a été établi par les résolutions de l’ONU, et de clamer haut et fort notre soif de dignité. » Très rapidement, le mouvement a été rejoint par les factions politiques dans un souci unitaire, comme pour conjurer la discorde entre les frères rivaux du Hamas et du Fatah, qui empoisonne la scène palestinienne. Pour l’occasion, les partis remisent leurs drapeaux respectifs et donnent la consigne de ne brandir que celui de la Palestine. « La question des réfugiés relève d’un consensus national. Il est donc normal que toutes les factions aient apporté leur soutien », nous précise M. Artema. Le Hamas, pourtant partisan de la lutte armée contre Israël, s’est étroitement associé à ce mouvement pacifique. Il fait partie de son comité d’organisation aux côtés de plusieurs autres formations, comme le Djihad islamique (islamo-nationaliste) ou le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP, marxiste). « La “grande marche” est une des options autres que la voie des armes dont nous disposons pour faire valoir nos droits face à l’occupation, nous dit M. Hamad. Elle permet de donner une visibilité à notre cause. »
« On nous a exhortés à utiliser la résistance pacifique… »

Censé durer jusqu’au 15 mai 2018, le mouvement se poursuit depuis lors. D’autres revendications ont fait leur apparition, comme la levée du blocus ou la défense de Jérusalem. Malgré le caractère non armé des rassemblements, Israël a choisi d’y répondre par le feu. Depuis le début de la mobilisation civile, plus de deux cents Gazaouis ont perdu la vie, parmi lesquels une cinquantaine d’enfants, mais aussi des secouristes et des journalistes. À ce bilan s’ajoute la centaine de Palestiniens tués en un an et demi sur le territoire lors de bombardements ou d’attaques israéliennes. En février 2019, une commission d’enquête des Nations unies a conclu que les violences commises par Israël lors des manifestations à la lisière de Gaza pouvaient « constituer des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité (9) ». Des accusations balayées d’un revers de main par le premier ministre israélien. Pointant l’envoi de cerfs-volants et de ballons incendiaires sur les terres israéliennes mitoyennes par les protestataires, M. Benyamin Netanyahou a rétorqué qu’Israël devait « protéger sa souveraineté ainsi que celle de ses citoyens et exercer son droit à l’autodéfense (10) ». Il peut compter sur le soutien de son opinion publique : en mai 2018, alors que l’on approchait de la centaine de morts côté palestinien, un sondage indiquait que 71 % des Israéliens estimaient justifiés les tirs contre les protestataires de la marche (11).

Devant l’ampleur des victimes parmi les manifestants et les dégâts matériels commis en territoire israélien par des objets incendiaires, les critiques pleuvent aussi sur les dirigeants palestiniens. La « communauté internationale » et la presse occidentale accusent les factions — Hamas en tête — d’instrumentaliser les jeunes et de les jeter en pâture aux tireurs d’élite tapis derrière la barrière. M. Khaled Al-Batch, chef du Djihad islamique à Gaza et membre du Comité national de la « marche du retour », rejette ces accusations. « On nous a exhortés à utiliser la voie de la résistance pacifique, ce que nous avons fait à travers ces mobilisations, nous explique-t-il. Et, maintenant, on veut nous faire porter le chapeau du nombre élevé de victimes palestiniennes ! On ne condamne pas les vrais responsables. Qui nous tue, qui tue nos enfants ? Des snipers aguerris qui savent exactement ce qu’ils font. Jusqu’à présent, aucun mort n’est à déplorer du côté israélien lors de ces manifestations. Pourquoi personne ne sanctionne Israël ? » M. Maher Micher, dirigeant du FPLP et membre du comité d’organisation de la marche, rencontré au rassemblement du 14 juin 2019 (12), réprouve également les semonces des Occidentaux. Pour lui, ce mouvement a deux mérites : « D’une part, il permet de faire pression sur Israël, car les dégâts commis sur les terres des localités israéliennes par de simples cerfs-volants incendiaires ont poussé certains habitants à partir ; d’autre part, il a remis à l’honneur la question du droit au retour sur la scène internationale. C’est pourquoi cette marche doit continuer. » « Malgré les blessés — mon père et mon frère ont été eux-mêmes atteints par des balles —, la mobilisation doit se poursuivre jusqu’à ce que nous recouvrions nos droits et nos terres », abonde M. Mohammed Challah, un employé de 33 ans que nous croisons tandis qu’il file d’un pas déterminé vers la zone la plus périlleuse, contiguë à la barrière.

Des voix dissonantes se font néanmoins entendre, notamment parmi les jeunes. Beaucoup ne vont plus à la marche, qu’ils jugent trop proche du Hamas depuis que la formation islamiste a entrepris de l’encadrer. « Le Hamas a repris ce mouvement à son compte pour redorer son blason et regagner en légitimité alors qu’il est en perte de vitesse », affirme M. Loai A., un militant des droits humains âgé de 26 ans. Ces dernières années, l’étoile du « parti de la résistance islamique » a pâli. Une partie des Gazaouis reprochent à l’organisation dirigée par M. Yahya Sinouar de n’avoir pas pris la mesure des besoins sociaux de la population et de s’enfoncer dans l’autoritarisme et le rigorisme moral.

En témoigne la répression du mouvement de contestation populaire lancé en mars dernier. Sous le slogan « Bidna na’ich » (« Nous voulons vivre »), des milliers de personnes ont défilé pour protester contre la hausse des prix et la dégradation des conditions de vie. Accusant le mouvement d’être manipulé par le Fatah, le Hamas a répondu par le bâton : plusieurs centaines de manifestants ont été frappés et arrêtés (13). « Comment voulez-vous que nous soutenions la “grande marche” alors que le Hamas ne fait rien pour nous et nous réprime ? », nous demande M. Loai A. d’un ton plein d’amertume. « Moi, je dis au Hamas : “Je veux bien perdre ma jambe, mais que ce soit au moins pour quelque chose et pour qu’en retour vous vous occupiez de nous.” De nombreux jeunes ne pensent qu’à partir à l’étranger. Le problème, ajoute-t-il en soupirant, c’est qu’on ne peut pas sortir… »

Le Fatah peut-il incarner une solution de rechange ? Rien n’est moins sûr, tant l’Autorité palestinienne de M. Abbas, contrôlée par le Fatah, s’est discréditée aux yeux de nombreux Gazaouis comme auprès d’une grande majorité de Palestiniens de Cisjordanie. La politique de conciliation engagée avec Israël lors du « processus de paix » a échoué, la colonisation s’est étendue et la collaboration sécuritaire entre la police de l’Autorité et l’armée israélienne en Cisjordanie est rejetée massivement par l’opinion publique (14). Sans compter la corruption qui a gangrené les institutions lorsque le Fatah était au pouvoir à Gaza, attisant les rancœurs au profit d’un Hamas jugé plus intègre. « La situation sous le Fatah n’était pas vraiment meilleure, explique Fathi Sabah. Et en Cisjordanie, aujourd’hui, les choses vont mal : Mahmoud Abbas ne fait rien contre les colonies, ne lutte pas contre l’occupation, ne défend pas Jérusalem… Il ne fait rien, à part prononcer des discours aux Nations unies. » Rejetant en bloc le Fatah et le Hamas, un nombre croissant de Gazaouis appellent à des changements politiques radicaux, comme leurs compatriotes de Cisjordanie, et réclament un renouvellement générationnel.
Une priorité, la réconciliation entre Hamas et Fatah

Dans ce contexte de crise généralisée, où le blocus et le siège obèrent l’avenir, beaucoup ont perdu espoir. « Je déteste Gaza, mon enfance a été détruite par trois guerres et je veux sortir d’ici », nous confie Mme Amira Al-Achcar, une étudiante de 18 ans qui vit dans le camp de réfugiés de Nousseirat avec ses huit frères et sœurs et sa mère, seule et sans emploi. « Tous les jours, je rencontre des gens extraordinaires, instruits, qui souhaitent la paix avec les Israéliens ; mais ils sont à bout », témoigne quant à lui M. Matthias Schmale, le directeur de l’agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens (UNRWA) à Gaza, qui scolarise près de 280 000 enfants et fournit une aide alimentaire à plus d’un million de personnes dans l’enclave. « Il est aisé de comprendre que certains puissent basculer dans la violence quand on voit le traitement qu’Israël inflige à tout un peuple. »

En l’absence d’avancées côté israélien, et faute de soutien international, notamment de la plupart des pays arabes, la priorité, pour beaucoup, est la résolution du conflit entre le Fatah et le Hamas. Le 12 octobre 2017, les deux mouvements ont signé un accord de réconciliation censé permettre le retour de l’Autorité palestinienne dans la bande de Gaza. Mais le processus patine, principalement en raison des exigences de M. Abbas. Le président de l’Autorité réclame notamment le désarmement du Hamas, une demande catégoriquement rejetée par la formation islamiste. En attendant, « la population sombre chaque jour un peu plus dans la misère et Gaza est une cocotte-minute qui menace d’exploser », estime M. Ahmad Youssef, figure influente du Hamas, favorable à une solution de compromis entre les deux partis. Selon lui, « il faut rebâtir la maison palestinienne pour mieux faire face à Tel-Aviv. Et cela ne pourra se faire qu’à travers un système de cogestion du pouvoir. Chacun doit faire des concessions ». M. Imad Al-Agha, haut responsable du Fatah à Khan Younès, tient un discours similaire : « Nous devons mettre un terme à cette discorde qui fait le jeu d’Israël et réunir nos forces. » Un vœu pieux pour certains ; une urgence absolue pour d’autres.

Cette réconciliation ne pourrait-elle se faire sous les auspices de la jeunesse, en vue d’élaborer une nouvelle stratégie nationale ? M. Hassan Ostaz, militant du Fatah âgé de 29 ans, en est persuadé : « Aujourd’hui, il faut le reconnaître, seul le Hamas résiste aux Israéliens. Nous devons dépasser les clivages pour réfléchir aux moyens de lutter ensemble contre l’occupation. C’est ce que nous essayons de faire, par exemple, en organisant des réunions communes avec les jeunes hamsaouis [du Hamas].  » M. Mohammed Haniyeh, 28 ans, est quant à lui le représentant de la jeunesse du Hamas au sein du comité d’organisation de la « grande marche ». Il nous reçoit dans un bureau qu’il partage avec… les jeunes du Fatah. Pour lui aussi, l’heure est au sursaut collectif : « Nous devons sans tarder constituer un gouvernement d’union, organiser de nouvelles élections et œuvrer à construire notre État, de la Cisjordanie à Gaza. » Un État dont il n’est même pas question dans l’« accord du siècle » préparé par Washington et soutenu par les pays du Golfe. Cet énième projet de paix enterre notamment l’idée d’une Palestine indépendante et envisage la bande de Gaza comme une entité séparée de la Cisjordanie. « Une funeste plaisanterie », tranche M. Youssef. 
 
Olivier Pironet  
Septembre 2019

 

(1Tzvi Joffre, « IAF attacks targets in Gaza strip after rocket fire », The Jerusalem Post, et « Israeli air force fires many missiles into Gaza », International Middle East Media Center (IMEMC), 14 juin 2019.

(2Cf. le rapport annuel du Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies (Unocha), New York, mai 2018, et Ali Adam, « Israel is intensifying its war on Gaza’s farmers », The New Arab, Londres, 19 mars 2018.

(3Tom Miles, « UN bemoans unsustainable Palestinian economy », Reuters, 12 septembre 2018.

(4Cf. le rapport « Gaza in 2020 : A liveable place ? », Nations unies, New York, août 2012.

(5« Gaza ten years later », Nations unies, juillet 2017.

(6Toutes ces données sont disponibles sur les sites de la Banque mondiale, de la Cnuced et du Bureau central des statistiques palestinien (PCBS).

(7« Rapport sur l’assistance de la Cnuced au peuple palestinien », Cnuced, Genève, 12 septembre 2018.

(8Lire Akram Belkaïd, « Al-Nakba », dans « Palestine. Un peuple, une colonisation », Manière de voir, no 157, février-mars 2018.

(10Tovah Lazaroff, « Netanyahu : UN set new hypocrisy record with Israeli war crimes allegation », The Jerusalem Post, 28 février 2019.

(11Cf. « The peace index », 2 mai 2018.

(12Plus de quatre-vingt-dix Palestiniens, dont vingt-huit enfants et quatre secouristes, seront blessés ce jour-là dans la bande de Gaza.

(13Entsar Abu Jahal, « Human rights group documents Hamas abuses », Al-Monitor, 26 avril 2019.

(14Sur la coopération sécuritaire, lire « En Cisjordanie, le spectre de l’Intifada », Le Monde diplomatique, octobre 2014.

 

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