Y a-t-il dans le genre animal, chez certaines espèces du moins, une faculté permettant de porter des jugements normatifs fondés sur la distinction du bien et du mal ? Y a-t-il, régie par des lois psychologiques et des sentiments semblables aux nôtres, une conscience animale morale ? Et les bêtes dotées de telle conscience ont-elles la capacité de réfléchir après coup sur leurs actes ? Sont-elles capables de discerner une faute, un mal commis dans un état d'âme secondaire et le regretter par la suite ? Peuvent-elles en la circonstance être consciencieuses au point de se faire un auto-procès et, se jugeant coupables, en inexorables juges s'infligent la peine qu'elles estiment mériter ?
Voilà quelques questions que je me suis posées en découvrant cette
histoire authentique qui a eu lieu au Caire il y a une quarantaine d'années. Et qui a fait couler beaucoup d'encre à l'époque, que ce soit sur les pages des échotiers cairotes ou sur celles de grands écrivains égyptiens(1).
Mohamed El-Helw à dos de Sultan |
Le numéro fini, comme d'habitude le public ravi applaudit. Et c'est peu dire que, ce soir-là, il applaudit à tout rompre. Le dos tourné à Sultan perché sur un tabouret, Mohamed El-Helw, sur la rampe, s'incline pour l'énième fois, tant le tonnerre d'applaudissement s'étire. Il est loin de soupçonner ce qui se trame alors dans la tête de Sultan. Et incapable d'imaginer que ce dernier, quelques heures plus tôt vexé à bon droit par une brimade, puisse garder une dent contre lui.
Quand le lion a bondi de son tabouret sur le parterre de la scène, il y a eu quelques spectateurs qui ont crié pour prévenir Mohamed El-Helw. Mais, si forts aient-ils pu être, ces cris se sont perdus dans l'interminable salve d'applaudissements.
Ce qui a suivi fut atroce et fatal pour le dompteur de lions.
Toutes griffes et canines dehors, Sultan s'est jeté sur lui et s'est mis à lui lacérer l'épaule. Sans le courage de quelques spectateurs bondis avec des chaises à son secours et l'énergie de son propre fils qui, armé d'une barre de fer, a forcé le lion à desserrer les griffes et les canines, Mohamed El-Helw aurait été dévoré en entier, sinon étripé et tué sur-le-champ.
Gravement blessé, Mohamed El-Helw est mort quatre jours plus tard à l'hôpital. Mais la tragédie n'en finira pas pour autant. Son épilogue, celui que les Cairotes retiendront, c'est Sultan le lion qui le fera lui-même quelques jours plus tard.
Soulignons ici qu'au moment précis où on remettait en cage Sultan, avant même que Mohamed El-Helw ne fut évacué vers l'hôpital, la dernière recommandation du blessé à son fils (aujourd'hui son successeur à la tête du cirque national égyptien) a été de prendre soin du lion et de ne lui faire aucun mal. Cette même volonté a été réitérée dans les minutes précédant sa mort.
Louna El-Helw, petite-fille de Mohamed |
Le matin du jour fatidique, il y a eu une bagarre entre le lion Sultan et un congénère qui s'appelle Jabbar. Selon Louna El-Helw (2), ce dernier, en chaleur, voulait s'accoupler à une lionne connue pour sa fidélité à Sultan. La querelle a eu lieu en présence de Mohamed El-Helw. Et ce dernier a dû intervenir pour empêcher Sultan de nuire à son adversaire. Le dompteur de lions aurait-il forcé la femelle à accorder ses faveurs à Jabbar? On ne le sait pas. Néanmoins c'est fort probable. Et quoiqu'il en soit, aux yeux du lion Sultan l'intervention du maître qui lui a assené un coup de fouet pour le calmer a été assimilée à un parti pris pour son adversaire. Si de surcroit le maître avait livré la femelle à tel adversaire, il n'y aurait plus aucun mystère sur le mobile exact de l'attaque. Ce qui est certain, c'est que Mohamed El-Helw a blessé à son insu Sultan. Et ce dernier n'aurait pas été subitement si agressif s'il n'était pas encore en train de saigner ce soir-là.
Que s'est-il passé ensuite?
Sitôt remis dans sa cage après son forfait, Sultan est allé se tapir dans un coin, comme prostré. Les quartiers de viande qu'on lui avait servis et qu'il avait l'habitude de dévorer sur le champ avec le sien appétit connu étaient restés intacts. Ce qui semblait au début un manque d'appétit passager se révèlerait, le lendemain et les jours suivants, comme une volonté, une résolution délibérée de ne plus manger. L'air miné par l'acte irréparable qu'il a commis, Sultan ne voulait plus se nourrir. Des jours et des jours, il est resté ainsi, isolé dans son coin, buté dans cette posture de repli total sur lui-même et refusant de mettre un terme à la plus curieuse grève de la faim.
Le nouveau directeur du cirque a pensé qu'un changement d'air sortirait sans doute l'animal d'un tel état. Et Sultan fut transféré alors au parc zoologique du Caire. Mais ni l'état de semi-liberté dont il jouissait ni l'environnement vert et quasi forestier ne l'ont décidé à changer. On a pensé qu'une femelle à ses côtés pourrait peut-être le sortir de cette interminable apathie. Néanmoins dès qu'on en mettait une à sa portée, il la chassait loin de lui avec brutalité.
Il était évident que Sultan subissait le contrecoup de l'agression qui l'a fait tuer son maître. C'était, jour après jour, la mine d'une bête contrite, et désespérément accablée par la faute, qu'il donnait. Pour soutenir jusqu'au bout sa grève de la faim (on ne peut pas l'appeler autrement), pour prendre ainsi le contre-pied de l'instinct et s'exposer à la mort certaine, il n'y a d'autre explication plausible à un tel comportement suicidaire que le sentiment fort de culpabilité, les remords lancinants dont la bête ne pouvait se défaire. Et la fin de ce récit semble étayer davantage telle thèse.
Un jour, à la grande stupéfaction des employés du parc zoologique, on vit Sultan se mordre rageusement la queue. Et ne la relâcher qu'une fois amputée de lui. Après quoi, comme si cette auto-mutilation était bien en deçà du châtiment qu'il semblait s'infliger, il s'était mis à se mordre les pattes, se lacérant la peau jusqu'à s'ouvrir, comme un humain qui se suicide, les veines.
Et peu de temps après, Sultan a succombé à ses blessures.
A. Amri
26.09.14
Notes:
1- Youssef Idris, nouvelliste, romancier et dramaturge lui a consacré la nouvelle éponyme de son recueil de nouvelles أنا سلطان قانون الوجود Je suis le sultan de la loi d'existence, paru en 1972.
En 1973, l'écrivain et penseur Mustapha Mahmoud lui a consacré à son tour la préface de son livre رأيت الله J'ai vu Dieu.
2- Louna est la petite fille de Mohamed El-Helw, aujourd'hui elle-même dompteuse de fauves au même cirque égyptien.