vendredi 14 novembre 2014

Marzouki: arcanes d'un slogan électoral



Dans l'histoire universelle des élections présidentielles, il y a des slogans de campagnes électorales qui ont fait date. On songe à la formule concise  mais emblématique de l'affiche de Mitterrand en 1981: "La force tranquille". Ou à la non moins concise formule poétique de l'affiche d'Eisenhower en 1953: "I like Ike". On peut en citer d'autres non moins mémorables, comme le slogan de l'UMP en France pour les européennes de 2009: "Quand l'Europe veut, l'Europe peut". Celui de Herbert Hoover aux présidentielles américaines de 1929: "A Chicken in Every Pot. A car in every garage" (Un poulet dans chaque casserole, une voiture dans chaque garage). Ou encore le "Yes We Can! (Oui, on le peut !) " de Barak Obama aux présidentielles de 2008. 

Tous ces slogans ont fait des campagnes qui leur sont associées des campagnes victorieuses. Et les publicitaires qui les ont élaborés en ont tiré autant de bénéfices que les bénéficiaires directs dans la sphère politique.

Moncef Marzouki a choisi comme slogan d'affiche: ننتصر... أو ننتصر qu'on pourrait traduire soit par: "Nous vainquons...ou nous vainquons", soit par "On gagne...ou on gagne". Dans les deux versions, ce qui nous intéresse ici surtout c'est de pénétrer le sens de cette alternative qui n'en est pas une. Spirale vertueuse ou cercle vicieux, la  boucle de rétroaction, le choix qui invite le lecteur du slogan à opter pour le bonnet blanc ou le blanc bonnet a quelque chose de pervers ou d'absurdeQue peut-il y avoir dans les arcanes de "أو /ou", conjonction tantôt disjonctive tantôt exclusive, pour doter le terme qui la suit d'un sens que l'explicite ne dit ni élucide ?

Rappelons d'abord que le slogan "On gagne...ou on gagne" n'est pas inédit dans le continent africain. Il a été adopté en Côte d'ivoire par Laurent Gbagbo dans sa campagne pour l'élection présidentielle de 2010. Rappelons aussi que l'ex-président ivoirien a été battu au cours de cette élection, qu'il a refusé de quitter le pouvoir, ce qui a entrainé une crise de plusieurs mois qui a failli conduire à la guerre civile son pays. Réinvestir ce même slogan dans un autre pays du continent, s'il peut dénoter un courage, une absence de superstition chez notre vaillant président provisoire, il peut dénoter aussi une certaine identité continentale de l'esprit démocratique qui fait de Marzouki un suiveur de Gbagbo. 

ننتصر... أو ننتصر Nantassir aou nantissir laisse supposer que le candidat tunisien à sa propre succession fait sienne la devise de César Borgia, quoique Marzouki ait mis à jour la célèbre formule devenue référence du machiavélisme. Ce n'est pas le Aut Caesar, aut nihil « Ou César, ou rien » du Valentinois que cite fréquemment Machiavel dans Le Prince. Mais Aut Marzouki, aut Marzouki « Ou Marzouki, ou Marzouki » qui sera peut-être cité un jour par quelque émule de Machiavel dans un ouvrage ayant pour titre Le Président.

Inclusif ou exclusif, le "أو /ou" se veut dénotatif d'une campagne féroce, sans merci, à la limite performative par quoi Marzouki se proclame d'ores et déjà président. L'alternative de la victoire est la victoire: il n'y a pas de place pour la défaite.

On peut être tenté d'apparenter encore ce slogan, dans ce qui semble se lire en filigrane comme un non-dit, à la célèbre phrase d'Omar Al-Moukhtar:"ننتصر أو نموت nous vainquons ou nous mourons".  Mais si Marzouki peut bien se complaire dans cette analogie qui fait de lui le héros d'une épopée comparable à celles des figures de la résistance maghrébine anti-coloniale, il n'est pas certain qu'il veuille partager lui-même le sort d'Al-Moukhtar, et pour cause. Néanmoins s'il faut qu'on meure pour lui afin qu'on gagne ou on gagne, on présume que le césar tunisien ne dirait pas non. D'ailleurs, à composer dans sa campagne électorale avec les islamistes de tout bord, les salafistes dont plus d'un ne reconnaissent ni la constitution ni la démocratie ni le régime républicain, les LPR (Ligues de protection de la révolution) qui sont à l'islamisme local ce que furent les Chemises noires et brunes au fascisme mussolino-hitlérien, les énergumènes du révolutionnisme ringard tels que Abderrahman Souguir, à s'approprier en la même circonstance une rhétorique jihadiste pour évoquer ses adversaires, Marzouki se place dans une perspective pour le moins suspecte de l'après-présidentielle. Aurait-il des velléités d’emprunter à  l'exemple démocratique gbagboéen dont il a plagié le slogan la rebuffade post-élecorale susceptible de donner tout son sens à On gagne ou on gagne ?



A.Amri
14.11.14

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En Tunisie comme dans le reste des pays du printemps arabe, taghout طاغوت , pluriel tawaghit طواغيت est un mot très prisé dans la rhétorique islamiste. Et très malfamé aussi dans l'entendement civil. Depuis que les jihadistes ont pris l'habitude d'en user et abuser pour désigner les cibles de leurs actes terroristes, le mot est devenu synonyme des maux qui infectent ledit printemps et ensanglantent ses pays.

Si l'arabe courant privilégie l'emploi de taghia طاغية, pluriel toughat طغاة pour appeler un despote exerçant un pouvoir tyrannique et injuste, la phraséologie islamo-jihadiste utilise plutôt le terme taghout et lui assigne une extension néologiste qui le dévie de son sens premier. Terme du même radical que le précédent, à valeur augmentative, taghout est davantage connoté que taghia; et il signifie un potentat qui exerce un pouvoir satanique, non conforme aux lois de Dieu. Dans le Coran, les occurrences de taghout sont associées à Satan, au sorcier, à l'idole ou à toute autre déité païenne. Le terme signifie aussi par extension le temple des idolâtres. En Tunisie, depuis les premiers actes terroristes visant des soldats, des agents de la police et de la garde nationale tunisiennes, et auparavant des opposants politiques de la Troïka, le terme taghout a acquis un sens nouveau. Lequel élargit son champ sémantique pour le faire couvrir ce que le philosophe français Louis Althusser appelle dans les années 1970 l'Appareil idéologique de l'Etat (1).


Que peut bien signifier dans la bouche d'un soi-disant laïque qui se réclame de la gauche et ancien militant des droits de l’homme(2), en l'occurrence Moncef Marzouki, le mot "taghout" employé au pluriel pour désigner son principal concurrent à la présidentielle et le parti de celui-ci Nidaa Tounes ?

En vérité, il serait malaisé d'imaginer que le candidat à sa propre succession songe à porter en sus du burnous qui lui sied si bien la djobba d'un dévot au Croissant. Cet homme n'est pas le type à se convertir à l'islam radical ni même aux conventions de la piété commune au point d'adopter le discours extrémiste, puritain et takfiriste. Ce serait se méprendre sur le compte d'un homme dont le positionnement de gauche n’a jamais varié en réalité, si ce n'est que l'homme, opportuniste et se prêtant aux compromis qui paient, a dû pactiser avec les islamistes pour arriver au pouvoir.
Comme il ne veut pas céder de si tôt ce pouvoir dont il n'a tiré que la gloriole du Tartour (guignol), et le céder de surcroit à un probable adversaire qui incarne à ses yeux un avatar de la dictature déchue (telle serait sa profonde conviction), il n'a d'autre alternative que de reconduire son pacte avec les islamistes, toutes tendances confondues.
Par conséquent, s'il faut jouer au tartuffe pour racoler l'électorat sur lequel il compte, comme un mal nécessaire, pour succéder à lui-même, il ne doit pas lésiner sur les moyens lui permettant d'être dans les bonnes grâce de tel électorat. Force est pour lui de s'approprier non seulement la phraséologie puritaine et rigoriste de la doctrine qu'il est censé combattre en tant que laïque, mais il doit composer aussi avec "l'avant-garde révolutionnaire" islamiste: les LPR (Ligues de protection de la révolution), les cheikhs salafistes tels que Béchir ben Hassen, les fanatiques et les énergumènes du révolutionnisme tels que Abderrahman Souguir l'ex-garde de Ben ALi, à ses yeux les plus capables de mobiliser dans son rang les ardents ennemis de la laïcité.

Reste à savoir si cette stratégie communicative opportuniste s'avère tout aussi payante de l'autre côté du mur. Les électeurs qui, aux récentes législatives, ont déjà sanctionné l'islamisme et les partis laïques ayant composé avec, ceux qui sont assez prévenus pour ne pas mordre dans cet appât  populiste et véreux, ceux qui en ont assez des agissements des LPR et consort, ceux pour qui la Tunisie ne peut plus parier sur Marzouki pour la sortir du terrorisme, du marasme économique et de l'incompétence diplomatique, ceux qui entendent l'emploi de "taghout" comme une complaisance à l'égard des jihadistes criminels, ceux-là, il n'est pas sûr qu'ils puissent pardonner à Marzouki ce dérapage de langue venimeux.

A. Amri
13.11.14

Notes:

1- Reprise par plusieurs philosophes, sociologues et politiques marxistes tels que Rémy Rieffel, François-Bernard Huyghe, Pierre Bourdieu, l'AIE est une notion qui analyse les modes de production capitaliste et leurs reproduction par l'accroissement du capital, ainsi que le rôle de l'Etat et sa collusion avec la classe bourgeoise dans la consécration de ces modes. L'AIE englobe deux composantes: appareils répressifs d’État (police, tribunaux, armée, les différentes administrations, etc.) et les superstructures idéologiques ( institution scolaire, religion, famille, syndicats, culture, etc.)

2- Élu président de la LTDH (Ligue tunisienne des droits de l'homme) au troisième congrès tenu en mars 1989, Moncef Marzouki a été évincé de la présidence au congrès suivant tenu en février 1994. De cette date-là à ce jour, soit depuis 20 ans, Moncef Marzouki n'est plus affilé à la LTDH.
Par conséquent, le candidat à sa propre succession ment dans sa campagne électorale quand il se targue d'être militant de la LTDH et ardent défenseur des droits de l'homme.


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