Autour des dunes anqiennes
L'arabe est réputé pour sa richesse lexicale. Et il y a lieu de dire sans nuance qu'aucune
langue ne peut l'égaler à ce niveau précis. Quelques chiffres assez éloquents en témoignent: Lissan
al-Arab, dictionnaire médiéval vieux de plus de 7 siècles, compte 9273
racines. Le site numérique Al-Baheth qui regroupe les ressources de 5 dictionnaires dont le Lissan
comprend plus de 4 millions de mots. Et il ne s'agit que de l'arabe
littéraire. Avec 450 millions de locuteurs (chiffre datant de 2010), on
peut imaginer ce que l'ensemble des dialectes arabes et leurs parlers
régionaux dans chaque pays pourraient totaliser comme supplément
lexical1. Dès lors, on ne s'étonnera pas de trouver dans cette langue 50
synonymes du
mot épée, 70 du mot chien, pareil pour pierre, 77 pour amour, 200 pour serpent,
500 pour lion, 1000 pour chameau. Et quelque chose comme 4400 pour désigner le malheur !
En arabe, une table change de nom selon qu'elle est servie ou
desservie. Un verre vide n'a pas le même nom qu'un verre rempli. Femme,
du singulier au pluriel, change totalement de nom et de racine.
Et si dans cette langue les parties anatomiques pour la
plupart ne
comptent qu'un nombre restreint de synonymes, il en est quelques unes,
les intimes surtout, qui figurent parmi les plus polyonymes, ce qui du reste semble commun à toutes les langues.
D'ailleurs, le français en a emprunté au moins quatre, plus ou moins
courants dans le registre vulgaire2. Et ces mots pourraient bien figurer aussi dans les autres langues romanes.
En ce qui concerne la hanche, nous ne lui connaissons pas d'autres noms à part anqa, wark et khasséra. Mais d'autres mots comme rakb, ajoz et ajiza3,
de nos jours désignant surtout le postérieur, exprimaient autrefois
aussi la hanche. Et il doit y avoir d'autres mots dans l'arabe dialectal
et ses variantes régionales dans chaque pays.
A ce propos précis, il faut remarquer que le mot français hanche, dans le parler maghrébin médical ou commun,
est davantage usité que
les autres mots4, ceux-ci moins populaires, presque réservés pour la langue soutenue ou littéraire. Remarquons aussi que anqa, wark et khasséra se déclinent au duel comme au pluriel.
Chez les anciens auteurs, anqa (pluriel de naqa [نقا]), de niqyo [نِقْيُ moelle], semble avoir désigné d'abord, par métonymie, tout os riche en moelle. C'est le premier sens que nous en donne Ibn Sidah5 [ ابن سيده ] dans Al-Moukassas [المخصص ], son glossaire anatomique (livre I, p. 164). Ensuite, le mot a désigné aussi bien les jambes que les bras, avant d'acquérir le sens exact d'os coxaux. Ibn Sidah nous apprend aussi que le mot a un troisième sens: "terrain sablonneux, accidenté par des monticules de
sable". Les affinités sonores du mot avec naqaâ, qui signifie pureté, de même que les associations d'images liées à "moelle/moelleux",
ainsi que le sens de dune ou barkhane, pourraient
expliquer la prédilection de certains auteurs, poètes surtout, pour ce
mot, plutôt que ses synonymes. L'expression que citent de nombreux dictionnaires arabes: "kuthban al-anqa" (dunes de al-anqa)
est, en vérité, la consécration d'un pléonasme métaphorique, devenu
expression idiomatique, qui désigne les rondeurs postérieures de la
femme, ou ses larges hanches6.
Ajoutons une dernière remarque pour clore ce volet sémantique du mot: sans doute parce que anqa est plus littéraire que ses synonymes, sa fréquence d'usage le place en dernière position par rapport à ses synonymes.
Avicenne et la consécration canonique du mot
En 1187, peu de temps avant sa mort, Gérard de Crémone finit de traduire le Canon d'Avicenne. Sur un total de 87 titres pour la plupart scientifiques7 que le Crémonais a translatés de l'arabe en latin,
le Canon est assurément son chef-d’œuvre de drogman. De même qu'il est le
monument inégalé des traités de médecine médiévaux. L'œuvre du toubib persan, imprimée quinze fois entre le XIIIe et le XVIe siècle, n'a pas tardé d'éclipser le Pantegni. Et dans toutes les écoles de médecine européennes, elle est devenue pour de nombreuses générations la référence phare.
Au point que cette consécration n'a pas manqué de faire des jaloux parmi les prétendants à la succession, qui s'estimaient lésés par l'ascendant chronique
d'Avicenne. Le
24 juin 1527 à Bâle, pour la fête de la Saint Jean, Paracelse a brûlé
en public le Canon. Acte dont la portée symbolique n'est pas sans
rappeler ce qui se passe de nos jours, aux USA ou en Europe, dans
certaines manifestations identitaires8. Paracelse se voulait, en quelque sorte, "déicide". Mais l'on conviendra que ce n'est pas d'un tel bûcher livresque que les dieux peuvent mourir.
Le mot qui nous intéresse ici, un siècle après sa latinisation par Constantin l'Africain, réapparait en maintes occurrences
dans la version latine du Canon. Toutefois, à en juger par le texte
arabe d'Avicenne, il ne semble pas que Gérard de Crémone ait translittéré
par ancha son homonyme arabe. Sauf à supposer que cet homonyme ait pu figurer dans la copie de Tolède qu'il a traduite9. Nous évoquions plus haut deux synonymes arabes: khasséra et warq. Ce sont plutôt ces mots que Gérard de Crémone aurait rendus en latin par ancha,
sous ses diverses formes déclinées. Et pour ce faire, deux possibilités: soit le traducteur a juste
réinvesti le mot latinisé un siècle plus tôt, et depuis vulgarisé autant
par les copies du Pantegni que par l'école de médecine de
Salerne. Soit il s'est servi, pour ce mot comme pour d'autres
translittérés, du glossaire anatomique d'Ibn Sidah. La première hypothèse semble plus plausible, d'autant que
Joseph Hyrtl, qui a recensé plus de 150 arabismes anatomiques transmis
au latin10, juge que le mot traduit par Gérard de Crémone est al-wark, et non al-khasséra.
Quoiqu'il en soit, le site Al-Warraq nous apprend que, dans son Canon, Avicenne a utilisé khasséra dans 14 occurrences, le duel khassératayn dans 5, wark dans 31, et le duel warkeyn dans 14. Les marques de déclinaison du mot dans la traduction latine: anchae11 (nominatif pluriel), et ancharum (génitif pluriel), peuvent corroborer une traduction adaptée au duel warkeyn ou khassératayn, sans exclure cette même adaptation à l'éventuel anqa (lui-même pluriel en arabe), figurant dans la copie de Tolède évoquée.
Comme dit précédemment, le Pantegni a été éclipsé par le Canon. Surtout dans les écoles de médecine et les milieux érudits. A ce propos précis, ancha est assez révélateur. Grâce à la version latine du Canon, le mot semble avoir réacquis son vieux caractère de barbarisme. L'emprunt que Constantin l'Africain tentait de dissimuler, en 1070, sous une apparence hellène, pour beaucoup, a dû paraître inédit. Ancha se faisait davantage attribuer à la nomenclature d'Avicenne qu'au langage anatomique arabe. Dans les notes12, les glossaires annexés à certains traités médiévaux de médecine, et même dans les dictionnaires scientifiques des 18e13 et 19e14, on constate que le mot est souvent associé à l'auteur du Canon. Soit défini
comme terme propre au médecin. Soit comme terme arabe employé par ce médecin. C'est à croire que, depuis la traduction du
Canon, les lexicographes et philologues ne se souviennent plus de
Constantin l'Africain, ou que le Pantegni (livre 2, chapitre 8)15 n'a jamais mentionné ancha.
Fuyons le Canon, la paperasse de l'Africain et la terre, et allons voir loin ailleurs la sœur céleste de ancha !
A. Amri
06.03.2016
==== Notes ====
1- Dans ce supplément virtuel, il faut prendre en compte aussi la part qui incombe au milliard et demi (le chiffre exact en date de 2011 est de 1 619 314 000) de musulmans dont une inestimable portion est plus ou moins arabophone.
2- Le plus populaire se décline en trois variantes, et désigne le pénis:
Le deuxième désigne les testicules:
Le troisième désigne le derrière de la femme:
- Dans
L'argus des mots (
L'Archipel,
1997) p.224, Pierre Merle, citant Germaine Aziz, nous en dit: «
Tarma a été rapporté par les rapatriés d'Algérie
(«Ces femmes étaient souvent grosses avec de petits pieds, apparemment
heureuses d'être grassouillettes et même grasses car les hommes aimaient
les gros tarmas»)».
Verge semble un emprunt structural et sémantique (calque de l'arabe qadhib قضيب ) mais pourrait bien provenir aussi de farj': vrj=frj [ فرج] qui désigne, en arabe, aussi bien le sexe de l'homme que celui de la femme.
3- Voir Ibn Sidah,
Al-Moukhassa, art. ar-rakb الركب , al-ajoz العجز, wassat al-insan وسط الإنسان .
4-
Cette remarque vaut aussi pour d'autres mots français d'origine arabe
tels que: jupe, chemisette, rame, mousseline, satin, pyjama (persan),
tabouret, divan, sirop, raquette, pistache, magasin, chiffon... C'est
dire que la tempête que certains puristes arabes soulèvent de temps à
autre au sujet de la "pollution linguistique" de l'arabe par le
français n'est pas toujours fondée sur des données justes. Un corpus de
l'ensemble des francismes en arabe, revu et corrigé, conduira à
constater que, pour un nombre considérable de mots, l'arabe maghrébin ne
fait que réintégrer des mots issus de ses propres racines.
5- Il
ne sera pas inutile de rappeler ici que ce lexicographe, Arabe de
l'Espagne musulmane, fut contemporain de Constantin l'Africain. Né à
Murcie en 1007 et mort à Dénia en 1066, Ibn Sidah a dû se faire
connaitre à travers ses deux dictionnaires, Al-Moukassas et Al-Mouhkem, surtout par
les traducteurs de Tolède, dont Gérard de Crémone qui sera évoqué sous peu. Mort peu de temps après Avicenne, et plus
d'un siècle avant la traduction du Canon en latin, il nous parait impensable que l’école tolédane de traduction, ou ce qui s'appelle comme tel, ait pu connaître le médecin persan, et pas le
lexicographe espagnol.
6-
Ce que l'arabe désigne par warkeyn ou khassérateyn (en blanc sur l'image ci-contre) et le latin par anchae et ancharum ce sont les os illiaques (
Os Coxae)
qui se trouvent de part et d'autre du sacrum (en rouge sur l'image).
Les arabisants peuvent consulter en ligne le Qanoun d'Ibn Sina et voir
les pages correspondantes à l'anatomie du sacrum (al-ajoz العجز) sur ces
liens: p.
57 et
58.
Charles Burnett, The Coherence of the Arabic-Latin Translation Program in Toledo in the Twelfth Century, Science in Context, 14, 2001, pp. 249-288 et pp. 275-281
8- L'analogie avec l'acte du pasteur américain qui a brûlé par deux fois le Coran à Floride et celui, du même ordre, de ses émules allemands du mouvement PEGIDA ne
se défend pas seulement par la date choisie par Paracelse pour son
bûcher, mais par toutes les connotations liées au mot Canon. Celui-ci était pour la médecine ce que sont la Torah, la Bible et le Coran pour leurs croyants respectifs.
9- Les ajouts (gloses), et quelquefois modifications de mots, étaient des "amendements" assez fréquents
chez les copistes médiévaux. Pour un livre écrit d'abord en Perse, il
faut imaginer un premier passage à Bagdad, un deuxième au Caire, un
troisième en Ifriqia (Kairouan ou Tunis), et d'autres escales au Maghreb avant d'arriver en Espagne. A chacune de ces stations, le manuscrit est recopié et parfois enrichi de quelques enluminures et tagué du nom d'un copiste.
12- Guillaume de Salicet,
Chirurgica (écrit vers 1275), Toulouse, 1889
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