Anémone, nous dit Littré, se tire du grec ἄνεμος, ánemos (« vent »), « parce que la fleur s'ouvre au moindre vent » selon Pline. Il faut peut-être rappeler ce détail plinien à tous les auteurs2 qui se sont apparemment gourés en tirant le mot de l'arabe النعمان an-nôman, apocope de شقائق النعمان chaqaïq an-nôman. La remarque de Pline est d'autant plus frappée de bon sens que le vent des Arabes, chamsin (khamsin), sirocco, chergui, sahel, simoun, et j'en oublie, n'ont pas la vertu magique pour ouvrir les pétales de l'anémone.
Muguet, selon le mythe grec, a été créé par Apollon, dieu du djebel Parnasse. Donc, pas la peine d'en chercher l'étymon dans l'arabe مسك musc. Lequel du reste n'a rien d'arabe quoiqu'en disent D'Herbelot et Pihan. Et puis le musc sent bon, s'il vous plait, alors que l'arabe, ne m'en parlez pas !
Crocus, nous dit Larousse, vient du "latin crocus, du grec krokos, safran".
Évidemment, les Grecs ayant à l'appui un joli mythe, il n'y aurait rien à redire sur la pertinence de cette «mythémologie» cousue de fil blanc !
Krokos, selon le mythe grec, était un jeune homme très beau, ami du dieu Hermès. Un jour que les deux jouaient à une partie de lancer du disque, Hermès a tué accidentellement Krokos. Et de la plaie ouverte de ce dernier, trois gouttes de sang coulèrent, tombant entre les pétales d'une fleur qui en devint mauve3, et depuis s'appela Crocos.4
Légitimation homérique
Au VIIIe siècle av. J.-C., Homère compose une épopée en vers, l'Iliade, dans laquelle il raconte, 400 ans après sa fin, la guerre mythique de Troie. C'est à ce texte fondateur que les philologues se réfèrent pour défendre à la fois la grécité de Krokos et de rose. Décrivant l'aurore, fille du matin, Homère lui a donné diverses épithètes devenues lieues communs, l'habillant d'une robe de safran (krokópeplos) et lui donnant tantôt des mains aux doigts de rose (rododaktulos), tantôt des «avant-bras de rose» (rhodópêkhus). Ces images d'un nec plus ultra de la poétique homérique, s'ils baignent d'un halo si chatoyant la robe de l'aurore aussi bien que ses doigts, ne pourraient qu'être hellènes. Mais les philologues n'aiment pas creuser plus profond pour déchausser la racine de Krokos, de peur que l'on révèle chez quel tailleur au juste s'habille la môme du matin. Et de quel rhizome5 ses doigts tirent leur teinte rose.
Le TLF qui cite Larousse reprend telle quelle l'étymologie donnée plus haut. Littré, qui ne propose pas d'entrée pour crocus, nous apprend toutefois que son dérivé crocine "a probablement la même origine que curcuma". Pourquoi le TLF ne met pas à jour ses données ? Et pourquoi Littré omet de rattacher à l'arabe crocique et crocipède qui sont de la même smala que curcuma ? Parce que la «mythémologie» a ses raisons que l'étymologie n'a pas.
Courbette à Littré
Si nous interrogeons Littré sur l'étymologie de «rose», voici ce qu'il nous dit: «Bourg. reuse ; wallon, rôz ; provenç. espagn. et ital. rosa ; du lat. rosa ; anc. persan, vrada, sanscr. vrad, se courber, être flexible.»
Courbons-nous et soyons flexibles pour admettre que le «ward» arabe qui signifie «rose», vieux comme le monde arabe et sa langue, n'est pas arabe. Récuser Littré et son étymologie cousue elle aussi du même fil ne sied qu'aux illettrés, gens de chicane comme les Arabes, qui prétendent à ce prestige du verbe adjugé depuis la nuit des temps aux héritiers du fond gréco-romain.
N'est-il pas pertinent que le «vrad» sanscrit cadre mieux avec le sens et l'encens, «flexibles», de rose ?
Courbette à Müller
Max Müller n'aimait pas entendre que le mot ورد ward soit arabe. Et comme un orientaliste britannique n'a pas manqué de le contrarier à ce propos, en soutenant que le mot est arabe6, Müller l'avait presque sermonné, lui reprochant de prendre le part des sémites contre celui des Aryens !7
Ne peut-on pas dire qu'il avait absolument raison, Müller ? Et d'ailleurs Littré, que j'ai salué ci-haut, lui a donné raison. De même le mythe grec qui nous dit que ῥόδον, rhódon (rose) doit sa naissance à Chloris, qu'Aphrodite lui a donné la beauté, que Dyonisos a déposé entre ses pétales du nectar dont elle tire son parfum.
Rose en latin et langues romanes
L'un des premiers auteurs latins, ou latinistes pour être plus précis, à avoir parlé de la rose s'appelle Dracontius8. Et c'est un Ifriqien9 qui a vécu au Ve siècle, soit un siècle après Saint Augustin.
Six siècles plus tôt, les Romains ont traduit l'encyclopédie agraire de Magon. Et quoique l’œuvre de ce Carthaginois ne nous soit pas parvenue pour nous en assurer, il semble que cet agronome qui a vécu au IIIe siècle av. J.-C. s'est intéressé aussi au jardinage et à la culture des fleurs. Selon Jean Pierre Moet (1721-1806), Varron "dans ses ouvrages sur le jardinage assure que Magon avait lui seul plus de connaissances dans cette partie, que tous les Grecs n'en avaient jamais réuni ensemble."10
Dans son Glossaire des mots espagnols et portugais dérivés de l'arabe datant de 1869, Reinhart Dozy définit comme suit le mot portugais guedre: "(espèce de fleur, sambucus femina, Moraes). Comme la fleur de cette espèce de sureau ressemble à une rose blanche et qu'on l'appelle aussi en latin sambucus rosea, en hollandais rose de Gueldre (voyez Dodonaeus, Cruydt-Boeck, p.1419a), je n'hésite pas à reconnaître dans guedre une transposition de ورد (werd), qui signifie en général fleur et spécialement rose."11
En français, il semble que la première attestation du mot rose date du milieu du 12e siècle. Alors qu'elle était honorée aussi bien des Grecs que des Romains, dans l'ensemble des pays de l'Occident chrétien médiéval, la rose fut longtemps proscrite, presque frappée d’anathème. Selon, Charles Joret (1839-1914), "le dédain dont la reine des fleurs fut tout d'abord l'objet auprès des chrétiens"12 trouve son explication dans l'austérité prêchée par la vertu chrétienne. "Une religion, fondée sur la mortification de la chair, ne pouvait manquer de condamner l'usage que les païens faisaient de la rose; n'était-elle pas d'ailleurs associée aux pratiques d'un culte proscrit, comme aux plaisirs coupables d'une vie condamnée par les nouveaux croyants ?"13
Dans un ouvrage consacré aux fleurs, Mélinda Wilson souligne que la rose fut "introduite en Europe par les Arabes, en Espagne au Xe siècle, et ensuite en Occident par les Croisés..."14
A. Amri
17 mai 2016
=== Notes ===
1- Pierre Rossi, La Cité d’Isis, Histoire vraie des Arabes, Nouvelles Editions Latines, 1976, p.9/10
2- Je cite juste quelques uns:- Heinrich Lewy, Die semitischen Fremdwörter im griechischen, Berlin, Gaertner, 1895, p. 49
- J. Wellhausen, Reste arabischen heidentums, Berlin, G. Reimer, 1897, p. 10
- Mathias Delcor, Études bibliques et orientales de religions comparées, Leiden, 1979, pages 114, 115, 116
- Caussin de Perceval, Essai sur l'histoire des arabes avant l'islamisme, Tome 2, Paris, 1847, pages de 156 à 188
- Leopoldo de Eguilaz, Glosario etimologico de las palabras españoles, Grenade 1886, p. 4
- Enrico Narducci, Saggio di voci italiane derivate dall'arabo, Rome, 1858, p. 27
- Antoine-Paulin Pihan, Glossaire des mots français tirés de l'arabe, du persan et du turc, Paris, 1866, p. 58
3- Du latin malva de même sens, du grec ancien μαλάχη, malakhê, de l'arabe ملوخية mloukhiya. Plus de 80 mots français désignant des couleurs sont empruntés à l'arabe.
4- Presque la même version est reproduite pour Hyacinthe. Du sang de ce jeune homme mort dans les mêmes circonstances, est née la jacinthe.
On nous dit aussi dans le mythe d'Adonis (version grecque) que du sang de ce personnage amalgamé avec une larme d'Aphrodite est née l'anémone.
Dans un article sur ce blog à propos du muguet, je remarquais que "chaque fois que les Grecs nous débitent un mythe, c'est un peu comme la teinture au triste renom des Hézami ! Il y a dessous un maquignonnage certain, une manigance comparable à la teinture des ânes !" (L'article est ici: Un brin de muguet pour toi)
5- Du grec ῥίζωμα, rhízôma: ce qui est enraciné, touffe de racine, racines. Remarquez que l'arabe razim رازم signifie "être fixé à la terre, rester planté dans un lieu, ne pas bouger".
6- The Academy, Janury - June, Volume 5 (London, 1874); p. 488
7- The Academy, Janury - June, Volume 5 (London, 1874); p. 488 . Voir De deux mots il faut choisir le moindre pour le texte traduit illustrant la réaction de Müller.
8- In Carmen de Deo, lib. I, v.437, d'après Charles Joret, voir La Rose dans l'Antiquité et au Moyen Âge : Histoire, légendes et symbolisme, Paris, Émile Bouillon, 1892; p.153
9- Paul Monceaux, Les intellectuels carthaginois (Paris, 1894, réédition Carthaginoises, 2009), p.90
11- Glossaire des mots espagnols et portugais dérivés de l'arabe, Reinhart Pieter Anne Dozy, Willem Herman Engelmann, Leyde, E.J. Brill, 1869, p.281
12- La rose dans l'antiquité et au Moyen Age: histoire, légendes et symbolisme, Charles Joret, Slatkine, Genève, Paris, 1893, p.142
13- Ibid. p.141/142
14- Fleurs comestibles: Du jardin à la table Par Mélinda Wilson, Canada, Fides, 2007, p.194
Au même sujet: