« Nous échapperons à la mort un peu comme par miracle. Nous chercherons nos parents mais en vain. Et deux temps après, nous apprendrons qu'ils ont perdu la vie en faisant tranquillement leur prière de l'aube. Tout est devenu si noir. Je n'arrivais pas à réaliser ce qui venait de se produire. Imaginer une vie sans mes parents, ce n'était pas possible. Je n'arrivais pas à croire que nous venions de perdre, mes frères et moi, ce que nous avions de plus cher à nos yeux et de plus précieux au monde. J'avais l'impression que la terre s'est arrêtée de tourner, que tout s'est écroulé autour de moi...» Kenza Isnasni, le 7 mai 2003.
C'était aux toutes premières lueurs de
l'aube. A quatre heures précises du matin. Un peu comme l'horaire rituel des exécutions.
Ce matin-là, Kenza Isnasni, tu dormais encore, ainsi que tes trois petits frères, tous des cadets. Votre aîné, le quatrième, était absent.
Vous
étiez loin d'imaginer quel cauchemar vous réservait le réveil. Loin de
soupçonner dans la paisible pénombre l'implacable hache de l'heure fatidique. Les
scénarios macabres, les bourreaux et leur rigueur conventionnelle, les
exécutions à l'aube, jusque-là n'étaient pour vous que des mises en
scène qu'on voit au cinéma et à la télé. Des fictions dont l'horreur, le
piquant et les rebondissements vous amusaient, quand ils agrémentaient de temps à autre vos
soirées de famille.
Comme pour ceux qu'on vient chercher à l'heure fatidique. Au couloir de la mort. Le temps
conventionnel qu'observent, ponctuels, les
maitres des hautes œuvres.
Tu
devais être ailleurs dans ces lueurs éhontées de l'aube. Rêvant
peut-être. Évoluant à pas feutrés dans un décor de féérie. Douceurs et
bleus de songe. Peut-être traversant dans la nonchalance d'un voyageur
enchanté des contrées lointaines, au delà des mers. Aux bras de ton
papa tantôt, tantôt à ceux de ta maman. Dans l’éden d'un âge candide, éblouie, mais
insouciante. Tandis que les bras prévenants se relayaient pour t'assurer
une traversée douillette. Peut-être ne rêvais-tu que du temps qu'il
ferait en ce mardi 7 mai. Entrevoyant une belle journée ensoleillée qui
donne au ciel belge plus d'éclat et de gaieté. Un temps qui rappelle ce
beau pays hantant ta mémoire. Et davantage celle de tes parents. Un pays
chaud. Et toujours aux carrefours des chemins vers lesquels convergent les
rayons de l'univers affectif. La terre des ancêtres. Le nid qu'on avait
quitté pour partir vers l'eldorado rêvé. Sans jamais l'oublier. Pays où terre et ciel embaument
constamment d'un parfum de menthe et de thym sauvage.
Un
mardi pas maussade, plutôt radieux. Une journée de beau temps dans la
région bruxelloise. Pour une jeune fille de ton âge, n'ayant que dix-neuf ans, cela
aurait été assez féérique et presque le comble de tes souhaits. Tu
devais respirer la promesse d'un tel bonheur. Et comme un petit enfant
douillettement abandonné aux douces caresses de son univers onirique,
tu devais sourire aux anges.
Jusque-là tu étais loin, Kenza Isnasni, très loin encore de l'âge adulte.
Tant
que tu avais les paupières closes, l'heure était toujours indue pour
faire tes premiers pas dans le nouvel âge. Ton véritable âge ingrat, peut-on dire. Ce qui se tramait si près de toi, l'horreur allant
confisquer, dans les prochaines minutes et sans préavis, un bonheur immaculé âgé de dix-neuf ans.
Kenza,
j'ai beau chercher, beau m'interroger sur ce qui peut détraquer le
cerveau d'un homme pour le conduire là où Hendrik Vyt était arrivé. Je n'arrive pas à percer ce mystère. J'ai beau chercher, beau m'interroger, je ne comprends pas qu'on puisse
haïr à tel point, à tel point s'aliéner pour perdre le moindre repère de
son appartenance à l'humanité. Et commettre ce que l'animal même est
incapable de faire. Car l'animal ne tue pas son congénère. Ni ne tue au
reste, si ce n'est dans le strict respect de la nature, de l'instinct de survie qui l'y contraint.
J'ai beau chercher, beau
m'interroger sur ce qui motive cette folie meurtrière, je suis
incapable d'en rationaliser le moindre fondement.
Kenza Isnasni sur la scène de la tragédie, deux ans après
Ce 7 mai planté dans ta chair et ta mémoire comme une écharde, l'un de vos voisins a promené son chien comme il le faisait chaque matin. Après son tour de ronde, comme il n'avait pas ses clés, il a fracassé à coups de pied la porte de l'immeuble. Puis, armé d'une carabine, celle de votre appartement. Il s'est introduit dans la première chambre ouverte. Ton papa et ta maman y étaient, absorbés dans la prière de l'aube. Un premier coup de feu a retenti.
C'est alors que tu as sursauté dans ton lit, Kenza. Les yeux grand ouverts. Et le cœur serré. Pendant qu'un cri, celui de ta mère, s'éteignait, à peine commencé, sous les coups de feu qui se succédaient. Et que d'autres cris, ceux de tes frères, relayaient le cri éteint. Ce
qui a pu te sembler pour une fraction de seconde comme un rêve a immédiatement
pris les proportions d'un cauchemar. Tu ne te trompais pas, Kenza. C'était bien un
cauchemar abominable. Le plus sinistre qui soit. Et qui ne faisait que commencer.
Trois ou quatre coups de feu ont suivi. Le temps de bondir vers la chambre de tes parents pour comprendre, ceux-ci gisaient déjà côte à côte dans une mare de sang. Le tueur se tournait vers toi. Tu as eu juste le temps de voir ses yeux. Avec la haine qui y flambait, atroce et insatiable. Et pendant que tes frères et toi hurliez en tentant de fuir dans tous les sens, la haine mettait le feu à la maison et n'arrêtait pas de vous tirer comme des lapins. Tes frères Yassine et Walid, grièvement blessés, ont échappé par miracle aux balles de grâce. Sans ta maman qui a fait de son corps un bouclier pour les protéger, le carnage ne les aurait pas épargnés.
Cela s'est passé le 7 mai 2002, Kenza.
Parce que la haine est aveugle, que le racisme y baigne sa rétine chaque jour, que l'horizon de cette rétine est monochrome, l'homme et voisin de palier, petite sœur, s'est transformé en tueur, bête immonde, vous ravissant, à tes frangins et à toi, les chers êtres à qui vous devez le jour.
A la mémoire des miens
Ahmed Amri
07.05.2016
Liens externes:
Kenza Isnasni: «Le 7 mai 2002, mes parents ont été tués par un individu nourri par le discours de la haine»