Sans être indifférent à ce que peut représenter pour les musulmans londoniens cet évènement, c'est surtout le message civique que l'électorat (de la capitale britannique) a transmis en l'occurrence qui m'intéresse. Et ce message devrait intéresser, à mon sens, d'autres Arabes et l'ensemble des musulmans. Non pour les calcul d'intérêts, économiques ou idéologiques, et les dividendes que certains espèrent en tirer. Mais pour la beauté de la leçon démocratique, l'emblème progressiste que je vais réécrire à ma façon afin d'en expliciter tout le sens..
Être maire de Londres est une dignité qui fait de Sadiq Khanlui la tête des « directions stratégiques » pour les transports, les offices de police et de protection civile (London Fire and Emergency Planning Authority), les services planifiant le logement, et désigne l'homme comme premier responsable du budget annuel de l'Autorité du Grand Londres.
Plus intéressant encore: cette dignité l'habilite à figurer comme aspirant légitime à la primature dans les années à venir. En son temps, le Français Chirac a conquis la présidence depuis son bureau de maire à Paris.
Il va sans dire que Sadiq le musulman, aux yeux de plus d'un
Sadiq Khan |
Il va sans dire aussi que le plus orthodoxe de ces néo-puritains serait persuadé que l'élection de Sadiq n'est pas «canonique». En somme pas halal. Et parce que haram, il y aurait à redouter que les pires calamités s'abattent, le long du mandat de «Zadig», sur Londres, la Grande-Bretagne et l'Occident chrétien. A cause des coquins qui ont fait d'un mahométan le maire d'une cité chrétienne.
Quand j'ai appris la nouvelle, je me suis dit, un peu candidement: "serait-il possible qu'un jour, triomphant du puritanisme nôtre, une démocratie arabe puisse faire d'un kafir (entendez un chrétien ou un juif), non pas le maire d'une capitale arabe, non pas le préfet ou sous-préfet d'une wilaya arabe, mais seulement un omda ? En serions-nous un jour capables ?
Et comme l'utopie de cette éventualité m'a contraint à rabaisser de sept crans le possible à explorer, je me suis dit:" serait-il loisible au moins que nous puissions un jour, sans terreur de prêches nous mettant en garde contre le kufr, ni homélies nous rappelant l'atroce supplice du tombeau, ni sermons soufflant sur notre visage les ardents feux de la géhenne, ni l'abominable anathème d'intelligence avec le sionisme pur et le sionisme chrétien, élire un sympathique kafir de chez nous, certifié issu de spermatozoïde et d'ovocyte «sang pour sang» arabes ? En serions-nous capables dans un proche, moyen, sinon lointain avenir ?
C'est alors que je me suis rappelé les élections constitutionnelles tunisiennes de 2011. Et la campagne de prévention contre le kufr, menée tambour battant, par les timbaliers des Frères pour éloigner non seulement leurs ouailles, mais toutes les ouailles du Prophète, des listes "coquines et athées". Les listes ainsi qualifiées par nos saints puritains étaient celles des "rouges", puis de toute la gamme à gauche, enfin de tout ce qui n'était ni islamiste ni nahdhaoui.
Je me suis rappelé, entre autres, une liste qui s'est présentée dans une circonscription du sud, pour laquelle j'avais (et j'ai encore) beaucoup de sympathie, présidée par une militante de ces femmes "mesurables à l'aune d'une dame et demi" (dixit Ouled Ahmed), et qui comptait, outre les rouges, comble du kufr ! un noir. Le CV de la militante, ses combats le long des années de braise, la mise sous les écrous de son compagnon, ni son bébé qui lui aussi avait indirectement eu son lot de misères sous Ben Ali n'ont pu assurer aux "intouchables-inéligibles-kafirs" l’Épître du pardon.
Je me suis rappelé tant d'autres listes de gauche, dont les candidats sont connus pour la même probité, le patriotisme même, la même pérennité du combat, lesquelles listes ont perdu ces élections de 2011. Non pas seulement à cause de l'émiettement de la masse électorale (il y avait près d'une centaine de formations en lice) mais surtout à causse de la terreur, la peur bleue, greffée dans la cervelle d'un grand nombre de citoyens, sous la houlette des islamistes. On a vu dans de nombreuses régions des affiches et des banderoles invitant l'électeur à s'assurer son ticket d'accès, et de première classe, au paradis ! En votant islamiste, cela va de soi.
Combien d'électeurs, à un moment tentés de "compromettre" le repos assuré dans leurs futures tombes, ont vu surgir, à l'abri du rideau assurant le secret du vote, Mounkar et Nakîr ! Surgis comme d'une tombe virtuelle, tempêtant, rouspétant et distribuant des soufflets au suppôt de Satan ! suppôt qui, hamdoullah, en a immédiatement recouvré la raison. Et sauvé in extremis sa place au paradis, parmi le gratin des Élus, ayant à sa droite le Prophète, et à sa gauche le Cheikh Émir des Croyants.
Pour conclure, en fin de compte j'ai dû tapoter sur la joue de l'utopie, en la consolant du mieux que je pusse, lui récitant le poème ci-dessous de Ahmed Matar:
Version arabe du poème ci-dessous traduit |
Hier j'ai contacté l'espoir
"Est-il possible, lui dis-je,
que l'exquis parfum sorte
du hareng salé et de l'ail ?"
- Oui, qu'il a dit.
- Est-il possible
que dans un foyer
trempé de pluie
le feu puisse s'allumer ?
- Oui-da! qu'il a dit.
- Est-il possible
que de la coloquinte
on distille du miel ?
-Assurément! qu'il a dit.
- Est-il possible
de mettre la terre
dans les anneaux de Saturne ?
- Oui, qu'il a dit.
Oui-da! assurément !
car tout est probable !
- Alors, dis-je, un jour
nos potentats arabes
rougiront de honte."
L'espoir me dit alors:
"si cela se produit
viens cracher à ma figure !"
Ahmed Matar (poète irakien)
Traduction A. Amri
A. Amri
09.05.2016
Version arabe sur ce lien.
Finkielkraut trouvant indigeste la victoire de Sadiq Khan
Réaction aux propos de Finkielkraut: Finkielkraut : nouvelle sortie de route, par Guillaume Weill Raynal sur Mediapart.