« Ils gueuleront contre la chanson, et le peuple chantera. Ils
gueuleront contre la musique, et le peuple n'en sera que plus mélomane. Ils
gueuleront contre la comédie, et le peuple n'en sera que plus mordu de spectacles.
Ils gueuleront contre la pensée et les intellectuels, et le peuple en deviendra
livrophage. Ils gueuleront contre les sciences modernes, et les enfants du
peuple demanderont à être instruits dans ces sciences. Ils
n'arrêteront pas de gueuler et l'univers sera assourdi de leurs gueulades. Puis
des hauts-parleurs amplifiant leurs gueulades, des explosions de leurs bombes,
du crépitement de leurs balles. Néanmoins à
la fin, ce sont eux qui subiront les contrecoups de leurs actes. Et ils seront
chèrement rétribués quand tout le monde les aura vomis, rejetés en tout lieu,
en tout lieu pourchassés sans répit. »
Faraj
Fouda (1945-1992)
" سيصرخون ضد الغناء، وسيغني الشعب، سيصرخون ضد
الموسيقي، وسيطرب الشعب، سيصرخون ضد التمثيل، وسيحرص على مشاهدته الشعب، سيصرخون
ضد الفكر والمفكرين، وسيقرأ لهم الشعب، سيصرخون ويصرخون، وسيملؤون الدنيا صراخاً،
وسترتفع أصوات مكبرات صوتهم، وستنفجر قنابلهم، وتتفرقع رصاصاتهم، وسوف يكونون في
النهاية ضحايا كل ما يفعلون، وسوف يدفعون الثمن غالياً حين يحتقرهم الجميع،
ويرفضهم الجميع، ويطاردهم الجميع. "
فرج فودة (1945- 1992)
En guise d’entrée à cet article que je voudrais dédier aux « السيدة واونهديات / Nahdyat es-sayyida Waw », je tiens d’abord à
saluer le talent, la verve poétique et le courage de la respectable dame qui a
composé cette œuvre. Et je voudrais souligner que je n’aurais peut-être pas
connu ni lu Wafa Bouattour sans la controverse assez nourrie dont ses Nahdyat,
depuis leur parution il y a un an et quelques mois, font incessamment l’objet. C’est vous dire,
tout en reconnaissant à cette dame le mérite qui lui revient, incontestable, quel
inestimable service les détracteurs des Nahdyat ont rendu à cet écrit et à son
auteure, en les attaquant sans relâche sur les réseaux sociaux ou sur d'autres
tribunes, non sur la base d'une critique objective et rigoureuse, mais
uniquement sur des fondements moraux, lesquels, du reste, comme on le verra à
travers ce papier, sont en porte-à-faux. Et d’ailleurs, loin d'en vouloir à
ceux qui lui lancent leurs piques, l’auteure n’a pas manqué de remercier du fond
du cœur ses calomniateurs, et cela à travers une intervention sur la chaîne
arabe de la DW (télé allemande),
pour les bienfaits de cette publicité gratuite dont elle a bénéficié
indirectement. C'est
un peu le même service rendu à des auteurs historiques, comme Baudelaire pour
ses « Fleurs du Mal », Flaubert pour sa « Madame Bovary », Maupassant
pour sa nouvelle en vers « Au bord de l'eau », entre autres, par de
sots procès intentés contre des écrits soi-disant immoraux.
Mon papier s’articulera autour de 4 points
essentiels, dont le premier concerne cette bataille, engagée en Tunisie et dans
d’autres zones du monde arabe, en particulier à travers l'internet, contre
cette œuvre poétique osée en deux volumes. Pour mieux en comprendre les raisons et
l’objectif, il me semble nécessaire de mettre cette campagne, ces « gueulades »,
dans le contexte qui a motivé la citation de Faraj Fouda, car -toutes
proportions gardées- la pensée unique qui a tué l'auteur égyptien, il y a 30
ans, est la même qui tire les ficelles de la triste « guerre sainte » menée
depuis deux ans contre Wafa Bouattour. Ceci pour le premier point. Je tenterai
de démontrer ensuite en quoi cette polémique est indécente, en rappelant que si
Wafa Bouattour est incontestablement la première plume féminine à écrire sur la
thématique érotique du « sein », l’érotologie en tant que genre et le
discours sur la sexualité en général ne sont ni importés d’outremer ni
hérétiques dans les traditions culturelles du monde arabo-musulman. On les
trouve ancrés de vieille date autant dans les sources islamiques qu’en
littérature arabe. Sous le troisième volet, j’établirai un lien – dont la
pertinence s’imposera le moment venu- entre la censure frappant cette auteure
et le « كفر koufr » restitué à
son sens originel. Au quatrième volet, je parlerai de la quatrième de
couverture que les détracteurs de Wafa Bouattour jugent indécente et
provocatrice. Enfin, je soulèverai le problème que pose pour la traduction le
titre arabe, lequel n’a pas d’antécédents dans cette langue, étant composé d’un
néologisme né de la plume de Wafa Bouattour.
1- La polémique : pourquoi et qui est derrière ?
Je ne sais pas quand au juste notre amie Wafa a commencé à écrire, mais ses
premières publications, à en juger par sa page facebook, remontent à l’année
2020. Et à peine ces publications s’étaient-elles propagées sur ledit réseau que
les attaques ne s’étaient pas fait attendre. Outre les messages insultants
qu’elle recevait au quotidien et dans lesquels on la traitait de tous les noms,
des alertes signalant sa page à la direction du réseau ont été faites,
dénonçant un contenu scabreux, immoral, des écrits attentant à la pudeur. En
même temps, on a vu s’attribuer à la dame des faux comptes qui relayaient
tantôt sa page officielle, mais instrumentalisés à des fins de publicité
commerciale, tantôt lui imputaient des apocryphes, des écrits imitant sa
facture, mais convertissant son érotisme somme toute plus suggéré qu’explicite
en véritable pornographie, apocryphes apparemment instrumentalisés aux mêmes
fins malhonnêtes : diaboliser la poétesse, faire d’elle -sauf votre
respect, une putain qui se plait et complait à « branler » ses lecteurs
par des écrits coquins, bref une « زنديقة zindiqa » (libertine) des temps modernes. Et comme cette sale bataille était
soutenue, la direction de facebook a dû céder aux alertes, et le compte de la
dame a été suspendu en conséquence pour un certain temps, puis rouvert par la
suite mais avec limitation temporaire de publications. C’est en tout cas ce qui
est permis de comprendre à travers le post que publie l’intéressée en date du
10 novembre 2020 : « Je ne suis pas parvenue à récupérer le
contrôle de mon compte, et je n’ai pas le droit de publier plus d’un post à la
fois. Quand on signale un auteur, c’est de l’absurde achevé ! »
|
« Seinites de Mme W. » : quatrième de couverture |
Qui, au juste, auraient pu signaler Wafa Bouattour et juger ses écrits
malsains, dissolvants ou pornographiques ? Si la question se révèle pertinente,
à mon sens, c’est que j'estime que ce ne sont pas des lecteurs
« moyens », « déshérités » au sens linguistique et culturel
du terme, qui seraient derrière cette campagne acharnée, systématique et pas
près de connaître une fin. Mais ce serait plutôt une partie de ce qu’on appelle
« élite », ou qui s’autoproclament abusivement de cette élite. Ceux
qui ont déjà lu Wafa Bouattour savent que cette plume n’est pas facilement
accessible au commun des lecteurs. Son arabe soutenu, son style châtié, cette
écriture épurée, feraient pâlir d’envie bien d’arabisants qui s’estiment
maîtres dans cette langue. Et la panoplie de procédés dont elle use, le langage
figuré émaillé de métaphores, de jeux de mots divers, de termes puisés dans le
champ lexical de la sensualité qui ne sont pas du tout usités dans l’arabe
courant, de constructions elliptiques, antithétiques, allégoriques,
symboliques, etc., tout cela réuni rendrait plus ou moins opaque, pour le
lecteur moyen, son discours. Mais cette « élite », ou pseudo-élite,
ici incriminée sans être explicitement nommée, qui serait-elle au juste ?
Le bref rappel historique qui
suit nous éclairera à ce propos. A peine une douzaine d’années nous sépare de
la naissance du « Printemps arabe », ou de ce que l’on a appelé ainsi.
Et comme tout un chacun le sait, ce que les Tunisiens et l’ensemble des Arabes
concernés ont cueilli comme primeurs de ce printemps, c’étaient surtout les
actes d’un fascisme ouvertement revendiqué par des salafistes, ou l’aile
radicale de nos islamistes. Presque au lendemain de la fuite de Ben Ali, cela a
commencé d'abord à Tunis la capitale, où il a fallu l'intervention musclée de l'armée pour empêcher une milice jihadiste de mettre le
feu au quartier réservé Abdallah Guech. Peu de temps après, les mêmes jihadistes s'en sont pris à la
synagogue de Tunis qu'ils
voulaient détruire. Puis les
actes de violence se réclamant de la charia islamique s’étaient davantage systématisés, prenant une tournure de plus en plus alarmante.
Au mois de mai 2011, un bar
et une boîte de nuit sont brûlés à Bizerte. A Jendouba, des débits de boissons alcoolisées
clandestins et des restaurants ouverts au mois de ramadan seront pillés et
incendiés à leur tour. Entretemps, l'attaque de Cinémafricart le 26
juin et, deux mois plus tôt, l'agression contre le cinéaste Nouri Bouzid, marquent le début d'un terrorisme
salafiste ciblant les artistes et les intellectuels se réclamant de la laïcité. Le 9 octobre 2011, une attaque
contre les locaux de Nessma TV a été avortée par les forces de l'ordre. Une
autre contre la maison de Nabil Karoui directeur de cette chaîne (fort
heureusement ce directeur et sa famille étaient absents lors de l'attaque)
s'est soldée par l'incendie de la maison et la destruction de deux voitures
garées à l'intérieur. Et comme si les détracteurs de Karoui et de sa chaîne, qu'on voulait corriger ainsi
pour avoir diffusé le film franco-iranien
Persepolis, n'étaient pas assez rétribués, de surcroit une poursuite judiciaire
a été engagée par une légion d'avocats islamistes contre ce directeur et deux employés de Nessma TV pour
«atteinte aux bonnes mœurs et aux valeurs du sacré». Et alors que le tribunal
ne s'est pas encore prononcé à ce sujet, la violence salafiste a continué de plus belle, ciblant d'autres journalistes et intellectuels. Le
23 janvier 2012, Zied Krichen et Hamadi Redissi ont failli se faire lyncher par
une foule de fanatiques, et ce à leur sortie du tribunal qui jugeait Nessma TV
et son directeur. Après avoir essuyé les huées et les insultes, ils se sont fait agresser simultanément par le même
individu qui a asséné à l'un un coup de de poing, à l'autre un coup de tête. Au même
lieu et le jour même, un autre journaliste, Abdelhalim Messaoudi, et deux
avocats, Chokri Belaïd et Saïda Grach, sont agressés à leur tour en marge dudit procès. Dans ce même élan de fanatisme
religieux, on a enregistré aussi des attaques contre des galeries d’art, des actes
de vandalisme ciblant des mausolées soufis, ceux de Sidi Abd al-Azîz al-Mahdawî
et Sidi Bou-Saïd, qui ont vécu entre le 12e et le 13e
siècles. De leur vivant, ces illustres soufis étaient connus, vénérés et cités comme ses propres maîtres par Ibn Arabi (1165-1240),
le pivot de la pensée métaphysique de l’islam, qui, par ailleurs, était était réputé même en Occident depuis le Moyen-Âge sous le titre Dr. Maximus.
On peut multiplier à l’infini
les exemples de ces « hauts faits » revendiqués par les adeptes du
wahhabisme tunisiens, ceux à propos de qui Rached Ghannouchi déclarait en toute
sérénité et non sans fierté ni sans nostalgie qu’ils « lui rappelaient sa
jeunesse ». Mais, à nous qui trouvons lamentable un tel cautionnement du
zèle jihadiste, ces hordes rappellent surtout l’assassinat de Chokri Belaïd
d’abord, de Mohamed Brahmi ensuite, la série d’attentats meurtriers ciblant
l’armée et les forces d’ordre public en Tunisie, puis les crimes de masse
perpétrés en Syrie, en Irak ou ailleurs.
En rappelant ces faits, mon
propos est de dire que l’activisme rétrograde systématique et soutenu sur les
réseaux sociaux, cette autre facette de la bataille islamiste qui continue sans
répit, est l’œuvre d’une « police de mœurs » frériste, une « حِسْبَة hisba » informelle
comme l’appareil sécuritaire d’Ennahdha sur lequel on n’arrête pas d’enquêter,
mais qui est bel et bien réelle, œuvrant en clandestinité et avec l’aval des
dirigeants de la confrérie. Pour rappel, la « حِسْبَة hisba »,
aux origines police de marché semblable à la police municipale de nos jours, a
été instituée comme « police de mœurs » d’abord en Arabie saoudite,
sous l’impulsion du Wahabisme naissant, puis en Egypte sous celle de Hassan al
Banna, fondateur des Frères musulmans. Sous l’Etat autoproclamé de Daesh,
« hisba » signifie dans l’absolu « police ».
Toujours en Egypte, cette police a été dotée d'une milice chargée de
« promouvoir la vertu et prévenir le vice » (الأمر بالمعروف والنهي عن المنكر). Dans le cadre de cette fonction, la milice pouvait enquêter
dans la vie privée des gens, contrôler les pratiques et les observances religieuses,
favoriser la délation contre toute personne suspectée de cynisme irréligieux (استهتار بالدين) ... Ainsi s’autorisait-elle de persécuter, à titre d’exemple,
les femmes qui ne portent pas le hijab, qui s’habillent de manière dénotant de
l’impudicité ou s’affichent publiquement en mixité. De même qu’elle imposait un
contrôle strict aux médias et aux livres, interdisant aux journalistes et
écrivains d’aborder des thèmes moralement subversifs, ou pas conformes à
l’orthodoxie islamiste.
En guise de conclusion à ce
volet, rappelons que, peu de temps avant son assassinat en février 2013, le
martyr Chokri Belaïd a mis en garde contre l’implantation en Tunisie de cette
fameuse hisba, qui déclarait : « Un film, un poème, une
œuvre théâtrale, une chanson, aucun magistrat sur terre n'est compétent pour
statuer là-dessus. La création [artistique et littéraire] s'évalue et se
corrige par les critiques spécialisés dans ces domaines, et non par les
tribunaux. Ces gens qui veulent imposer leur censure comptent nous engager dans
l'ère de la hisba ». En dépit de cet avertissement, il semble
assez probable que, dans le cadre de cette censure
religieuse draconienne dirigée contre tout ce qui s'appelle création artistique
et littéraire, toute œuvre s'écartant des passages cloutés islamistes, Wafa Bouattour est ciblée par cette
institution travaillant à l’ombre, et qui, jusqu’à présent, n’a pas fait
l’objet d’une enquête judiciaire, à ma connaissance.
2- Wafa Bouattour a-t-elle commis une hérésie [بدعة، هرطقة] ?
Pourquoi cette polémique,
quels qu’en soient les meneurs, me semble-t-elle indécente ? Pour trois
bonnes raisons, au moins, dont la première devrait figurer au catéchisme des
messieurs de la hisba !
Ces âmes ayant l’air
sainte-nitouche, allergiques à tout propos sur le sexe, surtout dans la bouche
d’une femme, pourraient-ils nous dire quelle est la référence islamique
incontournable, le personnage le plus cité dans les compilations de hadith,
lorsqu’il est question de la vie amoureuse et sexuelle du Prophète ? N’est-elle
pas Aïcha, « mère des musulmans », la
plus jeune et la plus chouchoutée des épouses du Prophète ? Qui, parmi les musulmanes des temps modernes, pourrait-elle avoir
le cran de cette femme pour parler sans embarras aux hommes, et de la façon la plus explicite, de la sexualité ? Je vais citer
quelques exemples qui vous montreraient, je crois, que les musulmanes et les
musulmans du 7e siècle étaient beaucoup plus en avance que nous sur
la question précise de la sexualité.
Abou Moussa al-Achariأبو موسى الأشعري (602-673) est allé, un jour, voir Aïcha
-c’était après la mort du Prophète, pour la consulter sur la question de
purification censée suivre l’acte sexuel. Mais, au moment de parler, l’homme a
eu de la peine à formuler sa question tellement celle-ci lui paraissait
scabreuse. Et lorsqu’il avoua à la femme que la pudeur l’empêchait de poser sa
question, Aïcha lui dit : « Mais allez-y ! ne vous
embarrassez pas car je suis votre mère ».
Et le compagnon du Prophète lui dit alors : « Que diriez-vous à
propos de l’homme qui entame un rapport sexuel mais se retire avant d’éjaculer ? »
[يَغْشًى ولا
يُنْزِلُ] Et
Aïcha de répondre : « Suivant le Prophète, si les deux
« khitans » [l’extrémité renflée du pénis et le clitoris] se
touchent, force est pour l’homme de faire ses ablutions » [إذا أصاب الختان الختان،
فقد وجب الغسل].
Cette anecdote est attestée dans toutes les compilations du hadith, et
sur la même question, Aïcha a été également consultée, quoique par le biais
d’un tiers, par Ali Ibn Abi Taleb, cousin et gendre du Prophète, et comme
réponse, il reçut ce qui suit : « Si le khitan [l’extrémité du pénis]
dépasse le « khitan » [le clitoris], les ablutions s’imposent »
[إذا جاوز الختان الختان، وجب الغسل]. Il faut remarquer ici que les
ablutions en question consistent en un bain purifiant la totalité du corps.
Autre anecdote non moins
attestée : Alqamah ibn Qays علقمة
بن قيس (décédé
en 681), fondateur de l'école de Koufa, est allé en pèlerinage avec des
compagnons, et l'un d'eux a évoqué la question du jeûneur qui embrasse et
copule [يقبّل ويباشر]. Un autre compagnon, qui avait
jeûné deux ans d'affilée, s'est alors écrié, indigné : « J’ai failli
prendre mon arc pour vous frapper avec. Cessez de parler de ce sujet jusqu'à ce
que Aïcha vienne. » Quand la « mère des musulmans » est venue,
on l'a interrogée à ce sujet. Et que dit-elle alors ? « Le Prophète
embrassait et « pratiquait » [كان رسول الله (ص) يقبّل ويباشر،], mais, de vous tous, il était le plus capable de maîtriser la
jouissance [وكان أملككم إربه] ». Selon les exégètes de
la Tradition, la « مباشرة moubachara » qui signifie littéralement
« copulation », et que j’ai traduite ici par « pratique »,
ne signifie pas, dans ce contexte précis, « pénétration », mais se
restreint à des badinages, des étreintes, des caresses, lesquels ne seraient
pas de nature à faire rompre le jeûne. Sur la même question, Aïcha aurait
recommandé à son frère Abderrahman, alors qu’on était au mois de ramadan,
d’aller embrasser sa femme et de badiner avec [ما يمنعك أن تدنو من أهلك، فتقبّلها وتلاعبها؟]. Et comme ce frère dit : « Je l’embrasse alors que
je jeûne ? », sa sœur lui dit : « oui ».
Toujours sur cette même
question, on a interrogé Aïcha sur ce qui est considéré comme licite pendant le
jeûne entre un homme et sa femme.
« Tout, dit-elle, à l’exception du rapport sexuel. » [كل شيء الا الجماع]. Et l’on peut raconter à l’infini ces anecdotes faisant de
Aïcha une pionnière dans le domaine de l’éducation sexuelle, une éducation sans
le moindre tabou, où toutes les questions sont permises, y compris sur ses intimes
rapports avec le Prophète. A ce propos précis, je recommanderais au lecteur qui
voudrait en savoir plus de consulter le livre de Basant Rashad [بسنت رشاد] : « L’amour et le
sexe dans la vie du Prophète » (الحب
والجنس في حياة النبي).
Le Prophète, à son tour,
n’était ni prude ni avare de ses leçons en la matière. D’autant que les
compilateurs de la tradition lui prêtent une puissance sexuelle quasi
surhumaine, qui affirment qu’il était doté de l’endurance et de la puissance de
trente hommes, voire 40 selon certains ». Et toutes les références à ce sujet mettent en
valeur cette puissance, en nous assurant que le Prophète, de jour ou de nuit, couchait
successivement avec ses onze femmes.
« Coucher » non au
sens de satisfaire exclusivement son propre appétit sexuel, mais au sens d’un
acte d’amour où les deux conjoints s’épanouissent équitablement.
« Abstenez-vous de vous jeter sur la femme comme la bête !
recommandait-il. Commencez toujours par lui « envoyer un messager »
(c’est-à-dire « excitez-la d’abord par des baisers et des caresses. »
De même, il considérait comme forme d’impuissance que l’homme décharge alors
que la femme n’a pas encore atteint l’orgasme. Toujours à propos du Prophète, les
compilateurs de hadith nous apprennent que ceux qui le consultaient pour
s'enquérir d’une question en rapport avec le sexe n’étaient pas que des hommes.
Ainsi, lorsque وَهْبٍ تَمِيمَةَ بِنْتَ Tamima bint Wahb a été
« répudiée par trois » par رفاعة بن قرظة القرظي Rifa'a bin Qurzah Al-Qurazi (l’un des
compagnons du Prophète), cette femme qui devait passer au moins une nuit avec
un « تياس
teyyès » pour pouvoir revenir à
son mari qui voulait la reprendre, a épousé pour la circonstance عَبْد
الرَّحْمَنِ بْنِ الزُّبَيْرِ Abderrahman
Ibn Ezzoubayr, mais sans consommer la « ‘assila عسيلة »,
parce que ce « tayyès », apparemment âgé, « n’a, en guise,
d’organe sexuel, que « quelque chose comme la fibre d’un tissu » . C’est
Tamima qui se plaint ainsi au Prophète afin de l’autoriser à revenir à son premier
mari sans consommer la « ‘assila عسيلة ». Mais le Prophète sourit
et lui dit : « Non ! tant que tu n’as pas goûté à son « ‘assila عسيلة »,
et lui pareillement, tu ne peux pas revenir à Rifa'a Al-Qurazi! » [أتريدين أن ترجعي إلى
رفاعة؟ لا، حتى تذوقي عسيلته ويذوق عسيلتك]. Cette anecdote, c’est encore à Aïcha que les compilateurs de
hadith la doivent !
Et puis Dieu, Allah à travers
le plus sacré de nos références, n’a-t-il pas abordé le sujet du sexe à maintes
reprises ? Citons quelques exemples à ce propos.
D’abord, on dénombre dans le
texte coranique pas moins de 11 termes en rapport avec la sexualité : «النكاح، الزنى، الفاحشة،
الفرج، المني، المباشرة، اللمس، الرفث، البغاء، المعاشرة، البكارة »
traduisibles comme suit : « le coït (ou mariage),
la fornication, la cochonnerie (ou impudicité, indécence), le sexe (au sens
anatomique, renvoyant aussi bien au pénis qu’au vagin, le sperme, la copulation
(ou pratique sexuelle), l’attouchement,
l’obscénité, la prostitution, la cohabitation (ou entente, copinage
et concubinage), la virginité.
D'autre part, le Coran évoque
de manière explicite le sexe comme étant une phase de la création divine :
ولَقَدْ
خَلَقْنَا الْإِنسَانَ مِن سُلَالَةٍ مِّن طِينٍ ثُمَّ جَعَلْنَاهُ نُطْفَةً فِي
قَرَارٍ مَّكِينٍ ثم خَلَقْنَا
النُّطْفَةَ عَلَقَةً فَخَلَقْنَا الْعَلَقَةَ مُضْغَةً : « Nous
avons certes créé l'homme d'un extrait d'argile, puis Nous en fîmes une goutte de sperme
dans un reposoir solide. Ensuite,
Nous avons fait du sperme une adhérence; et de l'adhérence Nous avons créé un
embryon… »
Ce même sperme est évoqué ailleurs pour
rappeler aux mécréants qui l’a créé : أَفَرَأَيْتُمْ مَا تُمْنُونَ، أَأَنْتُمْ تَخْلُقُونَهُ
أَمْ نَحْنُ الْخَالِقُونَ :
« Voyez-vous donc ce que vous éjaculez, est-ce vous qui le créez ou [en]
sommes Nous le Créateur ? »
Dans une autre occurrence, on lit : وَأَنَّهُ خَلَقَ الزَّوْجَيْنِ الذَّكَرَ وَالْأُنثَى مِن
نُّطْفَةٍ إِذَا تُمْنَى
« Et certainement qu’Il
a créé des couples avec des mâles et des femelles. Par une goutte, lorsque le
sperme est éjaculé. »
Par ailleurs, de nombreux versets traitent de
ce qui est licite ou illicite en sexualité, et nous allons clore le premier
chapitre de ce volet par un verset en rapport avec les positions du coït. Du
vivant du Prophète, il y avait une querelle morale opposant certains juifs orthodoxes
aux musulmans qui faisaient l’amour en levrette, cette position sexuelle que
les anglais appellent presque du même nom : doggy style (« position du chien »).
Les juifs considéraient que la levrette, s’il en résulte une conception,
donnerait un enfant bigleux (أَحْوّل).
Et il semble que certains
compagnons du Prophète ont fait de la croyance juive un cas de casuistique (cas de conscience
qui réclame une fatwa). Ayant
« succombé au louche plaisir » de mettre sa femme à quatre
pattes et de la prendre ainsi, Omar Ibn Al-Khattab est allé, le lendemain, se
confesser au Prophète. « J’ai chuté / لقد
هلكت »,
lui dit-il. Et c’est alors que le Prophète reçoit la révélation : « نساؤكم حرث لكم فأتوا
حرثكم أنىٰ شئتم
» (Vos épouses sont pour vous un champ de labour ; allez à votre champ
comme vous le voulez).
L’on sait que si les musulmans sont unanimes pour dire que ce verset nous
autorise à faire l’amour dans toutes les positions qui nous plaisent, certains
estiment que ce verset autoriserait même la sodomie.
Et d’une.
Et de deux : cette
polémique est indécente parce qu’elle suscite, à mon sens, en tout homme
intègre, en tout intellectuel honnête, la même question que pose si
judicieusement le poète tunisien عمر
دغرير Amor Daghrir :
« De quel attentat à la pudeur parlez-vous, alors que vous avez sucé le
même sein dont parle la poétesse ? »
C’est ainsi que s’ouvre un article rédigé récemment par cet intellectuel ulcéré
par les campagnes de dénigrement qui ciblent depuis 2020 Wafa Bouattour.
Comment justifier cette
attitude qui fait du sein, première source nourricière de l’homme et de tous
les mammifères, un objet de rejet, de dénégation, d’impiété filiale, alors
qu’il est censé symboliser d’abord la mère, au vu du rapport philologique entre
« maman », « mamelle », « mammifère » ? Et puis, comme le rappelle encore Amor
Daghrir, la thématique érotique du sein est-elle inédite dans la littérature
arabe ? Combien sont les poètes arabes qui, de النابغة الذبياني Nabighah Al-Dibiani (536-604) à Nizar Kabani
(1923-1998), en passant par عمرو بن كلثوم Amr ibn Kult̠hūm (526-584) et ابو نواس Abou Nawas (747-815), ont honoré le sein à travers des vers
dont beaucoup n’envient rien à la licence de Wafa Bouattour ? Sans aucun
doute, si nombreux puissent être ces poètes, il ne serait pas permis de
présumer que les détracteurs de Wafa Bouattour, ou plutôt leurs suiveurs, le
troupeau, les connaissent, ou même savent tous lire.
Et il y a lieu de supposer que l’auteure des Nahdyat est non seulement dans la
ligne de mire de l’extrémisme religieux (guides et troupeau confondus), mais
elle est aussi dans celle des ignares et des phallocrates. Parce que femme,
enseignante en plus, mère de trois enfants, ces esprits incultes et phallocrates
estimeraient qu’il n’est pas de son droit d’écrire sur le sein.
Certains pourraient remarquer
ici que ce qui est reproché à notre auteure n’est pas tout à fait la thématique
du sein, mais quelque chose de plus scabreux, l’érotologie ! Je dirais
pourquoi la lui reprocher alors que جلال
الدين السيوطي
Jalal Eddine Al-Suyūtī (1445-1505), imam et juriste en matière de théologie,
lui a consacré plus d’une dizaine de livres ?
Puis les Tunisiens n’ont-ils pas été les pionniers de l’érotologie dans le
monde arabo-musulman ?
C’est là un incontestable paradoxe
en rapport avec l’histoire de l’érotologie dans notre société. Alors que Wafa
Bouattour est aujourd’hui censurée par les institutions culturelles officielles
(foires de livres, radio, télévision,
etc.,), et en même temps stigmatisée, montrée du doigt, harcelée, voire
menacée, au 13e siècle -soit il y a presque 800 ans de cela-
l’Université de la Zeytouna donnait au monde le premier érotologue en la
personne de أحمد التيفاشي Ahmad al-Tifachi (1184-1253). Son livre سرور النفس بمدارك الحواس
الخمس « Les
Délices des cœurs par les perceptions des cinq sens » traitait
sans gêne aucune non seulement des relations sexuelles (tous types confondus)
mais aussi des mœurs en rapport, celles des souteneurs, des prostituées, des
sodomites, de la zoophilie… Aujourd’hui, Tifachi qui est né dans la Tunisie
historique (Tifacha était anciennement province tunisienne incluse dans la
région de Gafsa) est traduit en anglais, en français et probablement dans
d’autres langues. Et dans le monde arabo-musulman qui boude et montre de
l’index Wafa Bouattour, cet auteur est honoré par des rééditions annotées, des
études scientifiques et des hommages académiques mettant en exergue ses mérites
de savant et d’avant-gardiste dans le domaine qui est le sien.
Mêmes honneurs, si ce n’est
plus, pour son successeur الشيخ النفزاوي cheikh Nefzaoui, tunisien lui aussi, mort en 1450.
Cet ancien de la Zeytouna a composé son livre الروض العاطر في نزهة الخاطر
« La Prairie parfumée où s'ébattent les plaisirs »,
alors qu’il était juge (cadi). Et non seulement la Tunisie officielle de
l’époque, apparemment en la personne du grand vizir
hafside (محمد عوانه الزاوي Mohamed Awana Ezzaoui), mais en
réalité à la demande même d'Abû Fâris `Abd al-`Azîz al-Mutawakkil, souverain
hafside de Tunis, l’a
encouragé et lui a recommandé d’enrichir son manuscrit par de nouveaux
chapitres, mais cette même Tunisie officielle est nommément citée dans la
préface de ce livre, et le Grand vizir en question y devient principal
destinataire de l’auteur. Et même si Nefzaoui ne le dit pas, il y a lieu de
croire que le souverain hafside cité fut le mécène de l’auteur. De nos jours,
il existe au moins 6 traductions de La Prairie parfumée, dont la
première, en français, remonte à 1877,
et la dernière en allemand à 2002.
L’histoire
et l’historiographie veulent que l’époque qui a vu s’épanouir l’érotologie en
Tunisie et dans le monde arabe appartienne au Moyen-Age, et celle qui censure
et condamne l’érotologie les temps modernes, l’époque du progrès.
Il va
sans dire que les Nahdyat de Mme Waw, à côté des deux œuvres citées, c’est du
poids mouche à côté du poids lourd, s'il est parmis d'emprunter ici le jargon de la boxe. C’est
du soft, et rien que du soft raffiné, éclectique et qui vole
assez haut. Tandis que les œuvres de Tifachi et Nefzaoui, ce sont des scènes
pornographiques explicites, du hard au sens plein du terme. Cependant,
et ce qui semble assez curieux, c’est que ce même monde qui mettait sur le
pinacle Tifachi et Nefzaoui, de nos jours voue au feu Wafa Bouattour, sorcière
que pourchassent avec hargne les inquisiteurs des temps modernes. C’est triste,
lamentable, mais ce sont là les conséquences de cet obscurantisme islamiste et
son corollaire culturel, l’essor d’une « رِدَّة ridda » ou
réaction culturelle qui, dans le monde arabo-musulman, frappe quasiment
l’ensemble des genres littéraires et artistiques, dont la poésie osée qui est
le domaine de Mme Bouattour. Ou tout mot osé pour autant que l’on se souvienne
du tire « المنكوح al-mankouh» (Le baisé),
roman sorti lui aussi il y a juste un an, et dont le titre, et seulement le
titre, a valu de façon injuste, imméritée, à son auteure libanaise نسرين
النقوزي Nesrine Ennakouzi d’être catégorisée « écrivaine
pornographique » ! Or pas un seul acte d’amour dans ce roman
épistolaire ne vient conforter cette vulgaire calomnie que se sont permises ceux
qui n’ont lu du roman que le titre.
3-
Couvrez ces Nahdyat que je ne saurais lire
Comme
tout un chacun le sait, du point de vue islamiste la levée de boucliers qui
s’indigne contre les écrits de Wafa Bouattour voudrait combattre, nous dit-on,
une forme de «زندقة zandaqa » (libertinage)
qui, selon les puritains éternels de l’islam fondamentaliste, s’assimile à du « كُفْر kofr » (renégat, apostasie). En vérité, il ne s’agirait
que d’une grossière tartufferie, la même qui fait dire au Tartuffe de Molière (personnage
qui, comme tout un chacun le sait, incarne l’hypocrisie) : « Couvrez
ce sein que je ne saurais voir ! » Tartufferie, hypocrisie, mais
aussi obscurantisme dans le sens le plus large, puisque, si nous voulons
traduire littéralement la célèbre injonction de Tartuffe, nous allons y déceler
le premier sens du verbe arabe « كفر kafara », qui
signifie non pas renier Dieu, mais tout simplement « couvrir, cacher,
voiler ». « Couvrez ce sein que je ne saurais voir !»,
dans un arabe châtié, pur, coranique même, se traduit comme suit : « اكْفُرِي
هذا النهد الذي لا أستطيع رؤيته ».
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"Kafara" dans Ibn Mandhour
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"Kafara" dans Kazimirski
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Et ce
n’est pas un pur hasard si le français « couvrir », le latin « cooperire »,
l’anglais « to cover », le catalan « cobrir », l’italien « coprire », etc., au
double plan de la forme et du sens sont apparentés à l’arabe « كفر kafara » : en vérité, même si les dictionnaires
occidentaux ne le reconnaissent pas, le latin et les dérivés romans sont issus
de la même racine arabe
qui, au sens dénotatif (c’est-à-dire le premier, l’originel), signifie « ستر/ غطى : voiler, cacher ». D’ailleurs, c’est dans ce sens
qu’il faut interpréter le verset coranique « كَمَثَلِ
غَيْثٍ أَعْجَبَ الْكُفَّارَ نَبَاتُهُ » dont la traduction
est : « la végétation qui en vient émerveille les cultivateurs ».
Il va de soi que ces cultivateurs, dans ce contexte agricole, sont appelés
« كفار kouffar », non pas
parce qu’ils seraient des renégats mais parce qu’ils « couvrent de terre,
grâce au labourage, ce qu’ils sèment ».
Par
conséquent, dans cette bataille d’idiots qui oppose nos puritains à Wafa
Bouattaour, il ne serait pas indécent de poser la question : qui seraient
au juste les véritables « كفار kouffars » ? A
mon sens, ce sont ces faquins
de l’islamisme, mais aussi tous les Tartuffe qui marchent dans leurs sillages,
à commencer par ces organisateurs de foires du livre, ces hypocrites parfaits
qui, de Tunis à Bagdad, en passant par le Caire, et sans doute dans d’autres
capitales et lieux, ont sorti chacun son mouchoir pour le tendre à Wafa
Bouattour, avec cette injonction sèche : « Couvrez ces Nahdyat que je ne
saurais voir dans ma foire aux livres ! »
4-
Nahdyat et la première de couverture
Dans
son roman « Moby Dick » paru en 1851, le romancier, essayiste
et poète américain Herman Melville assure que
« le regard ahuri d'un imbécile est moins supportable que la prunelle
incandescente d'un démon ». Cette sagesse que je traduirais en arabe par «
النظرة الحائرة للأحمق أقل احتمالا من مقلة العين المتوهجة للشيطان», à mon
sens, mérite d’être rappelée à celles et ceux qui, oublieux du sein qui les a
nourris, voudraient cracher sans vergogne sur celui dont se nourrit la poésie
de Wafa Bouattour.
Quand
on lit et entend toutes les insanités écrites ou dites sur les Nahdyat (et
c’est vérifiable en ligne), on peut dire, sans préjuger, que le regard ahuri
des détracteurs de Wafa Bouattour s’est focalisé essentiellement sur la
première de couverture des Nahdyat mais a à peine effleuré le contenu du
livre : à preuve, ces esprits chagrins n’y ont vu que du sexe, de la
pornographie, des écrits immoraux qui rendraient pendable leur auteure. Je
voudrais rappeler ici quelques vérités susceptibles de démonter ces préjugés
hâtivement faits, dont la première est titrée d’une plaidoirie pro domo
(faite par l’auteure elle-même), qui date d’octobre 2021.
A un
journaliste de la BBC arabe qui lui demandait ce qu’elle dirait à ses
détracteurs qui l’accusaient d’être « une plume pornographe », Mme
Bouattour répondait comme suit : « Le terme "نهد nahd /
sein" était pour moi un simple briquet sous la détente de la femme
pudique, un masque linguistique, peut-être érotique au niveau formel, et
pouvant régaler les fantasmes de certains lecteurs qui se dressent ou se
plantent entre les auteurs et leurs écrits. Cependant, à un niveau bien plus
profond, dans une dimension absolue, c'est une valeur figurative et expressive
grâce à quoi j’ai tenté de briser le courant dominant et me reconstituer une
esthétique de l'existence ».
Esthétique :
ceux qui critiquent la conception de la première de couverture semblent tout
ignorer de cette discipline de la philosophie qui s’articule autour des
perceptions sensorielles, de l’essence du beau et des émotions ou réactions
suscitées par le beau. A ce propos, pour autant que l’on veuille laisser de
côté les insanités, les jugements négatifs conçus à travers « le regard
ahuri des imbéciles », force est de reconnaitre que Wafa Bouattour qui,
bien qu’angliciste de formation, maîtrise d’une façon admirable la langue
arabe, maîtrise aussi, et de façon non moins admirable, les stratégies de
communication. La première de couverture de ses Nahdyat illustre bien sa
réussite dans le branding, qui, en
marketing, concerne toutes les actions visant à gérer l'image commerciale d'une
marque, d’un produit. Ses détracteurs lui reprochent, entre autres, d’avoir
illustré cette première de couverture par sa propre photo. Une
« subjectivité » que d’aucuns jugent outrée et déplacée, mais que l’auteure
défend en ces termes : « J'ai décidé de mettre ma photo sur la
première de couverture pour deux raisons. La première, subjective, était de
satisfaire une seigneurie en moi, la vanité de la créatrice et la femelle (sic)
[ou l'éternel féminin]. La seconde, quant à elle, objective, c'était de
produire un choc artistique par lequel je m'écarterais des chemins battus
littéraires, à travers la configuration de l'identité iconographique du livre.
Je voulais, du même coup, régler mon compte avec la poésie classique et les
illusions du sexisme ou gendrisme débile ».
En
vérité, ceux qui trouvent scandaleuse la conception de cette première de
couverture, à mon sens, devraient revenir encore une fois à la langue arabe
(qui est le premier « sein nourricier » des Nahdyat) pour voir
combien la photo de Bouattour est adéquate avec le sens premier, dénotatif, de
la racine des Nahdyat. Je recommanderais ici de consulter Albert Kazimirski
avant de le confronter à Ibn Mandhour. Dans son dictionnaire Arabe-français
sorti en 1860, Kazimirski consacre deux pages à l’article نهد
[n.h.d=nahada]. Et ce qui mérite d’être souligné ici, c’est que ce mot trilitère
(composé de trois consonnes), dans sa forme verbale et son sens dénotatif,
signifie d’abord : « fondre sur quelqu’un, l’attaquer de front ». Saisir ce
sens originel, à mon avis, c’est détenir une première clé permettant de lire de
manière plus attentive, plus dynamique, les نهديات السيدة واو Nahdyat
de Mme Waw.
Les
mêmes détracteurs reprochent encore à l’auteure d’user de la provocation à
travers ces photos. A supposer que cela soit juste, la provocation -est-il
besoin de le rappeler ? est une manière d’interpeller le lecteur virtuel.
Dans la vitrine d’une librairie, c’est la quatrième de couverture qui est
susceptible d’inciter à acquérir le livre ou à s’en abstenir. Si elle a assez
de pouvoir, de vertus apéritives, le lecteur passera forcément à la caisse.
Sinon, il passera son chemin. Et l’on ne peut pas reprocher à une auteure ayant
publié à ses propres frais ses livres d’adopter la meilleure stratégie en
matière de branding. En même temps, la même fin commerciale est au
service de la diffusion. Cette auteure s’est fait publier non pas pour figurer
à la vitrine des libraires, mais sur les rayons de nos bibliothèques, entre nos
mains, sous nos yeux, dans notre culture livresque. C’est l’objectif final de
tout auteur, et chaque auteur doit fourbir au mieux ses armes pour parvenir à
cette fin. Certes, Wafa Bouattour a usé (sans en abuser) de ce pouvoir dévolu à
l’éternel féminin, associé à une force de frappe qui suggère sa puissance, son
ascendant sensuel, mais cela ne dessert en rien le côté esthétique de la
couverture. Celle-ci, à mon humble sens,
constitue en elle-même un poème, et les versets qui figurent en quatrième de
couverture, si provocateurs puissent-ils paraître, relèvent, à mon sens, de la
«مناهدة mounahada »,
un apparenté à « nahd » qui signifie « levée
guerrière ».
« Levée guerrière », parce que les deux tomes des Nahdyat
s’inscrivent, en définitive, dans une bataille engageant l’auteure contre la
bien-pensance sous toutes ses formes, la doxa religieuse, la phallocratie,
l’incurie politique et la laideur qui résulte de toutes ces tares réunies.
5-
« نهديات السيدة واو »:
comment traduirait-on ce titre ?
Les
Nahdyat ne sont pas des poèmes au sens conventionnel du terme, ni des vers qui
obéissent aux mètres (بحور) et aux
rimes(قافية) classiques. Ce sont plutôt des versets, terme
à ne pas entendre au sens religieux car nous risquerions alors de
susciter une triste fatwa qui rappellerait celle frappant Salman Rushdie, mais à comprendre plutôt dans le sens
strict de la versification. On appelle en l’occurrence « verset » la division
d'un texte poétique composée d'une phrase ou d'une suite de phrases formant une
unité rythmique.
Les
arabophones avertis savent que نهديات nahdyat est un nouveau-né
lexical dans la langue arabe. C’est à la plume de Wafa Bouattour qu’il doit son
existence. Et le francophone non moins averti sait aussi que le français
« sein » n’a aucun dérivé. Comment traduire alors un néologisme arabe
en français, sachant que la racine « sein », attestée pour la première fois entre 1121 et 1134 au sens de «
partie du vêtement qui recouvre la poitrine »
est restée à
ce jour, philologiquement parlant, stérile ?
Avant
de nous aventurer à proposer la traduction qui nous semble adéquate, il ne
serait pas oiseux de s’arrêter encore à la racine latine du mot français qui, à
mon sens, va nous révéler encore un incontestable emprunt à l’arabe.
Selon
le TLFi (Trésor de la langue française informatisé), le mot français est dérivé
du latin
sinus qui
signifie « courbure, sinuosité, pli ». Sachant qu’au Moyen-Age, de nombreux termes arabes relatifs à
l’anatomie sont passés en latin et dans les langues romanes : (nuque (نخاع),
hanche (latin anca, arabe أنقاء), échine
(السَّكِنة), raquette (راحة),
saphène (صافن), salvatelle (إسليم), focile (مفاصل), thorax
(grec θωρήσσω, thôrêsso (« armer, renforcer »), et bien avant de l’arabe تُرْسٌ tors
(bouclier), et la liste est encore
longue,
la dérivation du latin « sinis » de l’arabe السِّنُّ
والسِّنْسِنُ والسِّنْسِنَةُ [sin], [sinsin] et [sinsina],
est d’autant plus pertinente que la racine arabe et ses variantes signifient la
même chose أَطراف الضلوع التي في الصدر
(extrémités des côtes de poitrine).
Si je recours à cette régression philologique, c’est tout simplement
pour dire qu’en vertu de cette ascendance philologique que je soutiens, il ne
serait pas interdit de faire dériver un néologisme français à partir de
« sein ». « Seinites de Mme W. » en l’occurrence
s’assortirait bien, à mon sens, de « نهديات السيدة واو Nahdyat Es-sayyida Waw ».
Encore un mot au sujet de l’initialisation traduite : pourquoi
« Mme W. », et pas « Madame Waw » ? Parce que « واو » en arabe est la forme
prononcée de l’initiale de Wafa, sinon de tout autre prénom féminin commençant
par la même lettre (Wassila, Warda, Wifak…). Et je ne crois pas qu’il soit
nécessaire de décrypter le sens que vise l’auteure à travers ce pronom réduit à
une initiale. Je vous disais que cette respectable dame maîtrise admirablement
les stratégies de communication. Ce
« Waw » arabe, « W » en français, autant il dévoile
l’implication de l’auteure dans le titre même de son œuvre, autant il suggère une
feinte plaçant la dame ainsi appelée sous l’anonymat. Mais pourquoi cet
« anonymat » ? Parce qu’il est riche en suggestions, propice aux
jeux de décodage : « Mme W. » serait le « personnage d’une
œuvre à clef » (c’est-à-dire un personnage réel), et les Nahdyat se
liraient alors comme un « journal intime », celui d’une « femme
de l’ombre », « une femme cachée sous un aura de mystère », une
femme dont la révélation d’identité serait « problématique », etc.
Conclusion
A l'initiative
du calligraphe Abderrazak Hammouda, deux évènements culturels seront bientôt
dédiés à Wafa Bouattour. Le premier à Genève, en date du 30 juin courant, de
18h à 21h. Le second à Paris, en date du 6 juillet prochain, au même horaire.
Le public qui aura le bonheur d'y assister rencontrera la poétesse, découvrira
en récitals bilingues des extraits de sa poésie et sera régalé en plus par l’exposition
d'un bon nombre de ses versets reproduits à travers des calligraphies, des œuvres
artistiques d’une beauté achevée sortis du pinceau à lavis de l’artiste
tunisien. Abderrazak Hammouda a l’air de nous dire : que ce qui vient
du Beau à bons droit et endroit lui revienne ! « مَا كانَ مَنْبَعُهُ الجَمالُ، ِليَعُدْ بِالْأَهْلِيٌةِ والمَكانِ
الجَديريْنِ به، للْجَمالِ»
C’est à cette injonction à laquelle obéit l'initiative louable du calligraphe, que j’ai dû céder moi-même, lorsque ce cher ami,
puis l’auteure en personne, m’ont prié de traduire quelques versets des Seinites
de Mme W., qui devraient être lus pour le public francophone des deux évènements évoqués.
A ce public particulièrement, je voudrais dire que j’ai tenté de faire
de mon mieux pour traduire ces extraits sans trahir la source arabe. Quand un
texte passe de l’arabe en français, ou vice versa, il est certain qu’il doit payer
nécessairement une taxe, ses droits de transit à la langue d’accueil. Tout ce
qui est mélodique, équivalences sonores, allitérations ou assonances, risque
d’être en partie ou en totalité sacrifié. D’où la nécessité pour le traducteur
de réécrire parfois un segment de verset, une expression, un mot ou une phrase
dont la traduction littérale trahirait l’effet poétique initialement visé par
l’auteure, et serait une sorte d’injure à la poésie plutôt que de paraître
comme une caution de fidélité. A cela s’ajoute le problème de la polysémie,
l’ambiguïté de certains mots qui semble délibérément choisie par la poétesse à
des fins stylistiques qui rendent multidimensionnel le sens à saisir, et qui
imposent au traducteur de choisir l’acception qui lui semble la mieux adaptée
au contexte qu’il traduit
|
Evènements culturels (Genève et Paris) |
Le mot de la fin, je voudrais le laisser à Wafa Bouattour elle-même,
dont le nom, riche en évocations olfactives aussi bien pour l’arabisant que
pour le francisant que je suis, mérite une régression à laquelle je réserve la
dernière note de cette présentation.
« Merci à mon sein, bambin né des lèvres du poème. A ce géniteur
qui m'a bénie et, au nom de Dieu, m'a jetée dans l'eau baptismale de la langue,
merci. Merci à tous mes amis, tous mes lecteurs confondus, ceux qui pénètrent
dans l'oratoire pour la prière ou pour se masturber. De vous se réunissent pour faire un tout l’argile de l’existence, le sens et le
rêve. »
[شكرا لنهدي المولود من فم الشّعر، شكرا لأب بارَكَني
وبَسْمَلَ وألقى بي في جُبّ اللّغة، شكرا لكلّ أصدقائي القرّاء بلا استثناء
الدّاخل منهم للصّلاة أو الاستمناء، بكم يلتئم طين الوجود والمعنى والحُلم]
A.
Amri
29 juin 2022
« ô errant qui coupe le désert en allant
vers moi pour atteindre le rang des veilleurs
dis à celui que tu rencontreras parmi les exilés
un dit me concernant qui serait d’un bon conseil
sache que tu seras perdu et jeté dans la perplexité
si tu ignores mon message et mon appel
celui dont je continue de réclamer la personne
celui-là je l’ai fréquenté sur la colline verte
dans la ville très-blanche la ville de Tunis
sur un site plein de faveurs et qui séduit
en ce lieu éminent au sol sanctifié
par sa présence la qibla oblique
vers une bande d’exception bien choisie
sur le banc des nobles et des chefs
c’est lui qui les conduit vers les lueurs de la science… »