jeudi 3 février 2022

Le bleu ne fait pas de bruit



« Le bleu ne fait pas de bruit », assure Jean-Michel Maulpoix.

Quoique discret comme on le voit sur ce tableau, le bleu couvre, et presque impudemment, la fleur et la femme. La peau et le pot. Le Beau et la belle. Et le contraste qui naît de cette combinaison du jaune et du bleu, du gazeux et du solide, de l'humide et du sec, du chaud et du froid, a beaucoup d'allure. Cet heureux appareillement fait songer au mariage du ciel et de la terre, la fusion d'Ouranos et de Gaïa en ce qu'elle a de fécond et d'exubérant.
Débauche de bleu: reproduction par Amina Bettaieb

Le bleu qui ceint de son nimbe diffus et voûté un luxuriant bouquet de fleurs a quelque chose de céleste, à la fois mystique et orgiaque, et de terrien, autant matriciel que nourricier. Jaune, ocre, doré, avec la gamme indéfinie de leurs nuances: auréolin, canari, banane, impérial, moutarde, et la palette n'en finit pas, ça et là émaillée de quelques teintes plus chaudes encore, orangées, roses et rouges. La chaleur au centre de l'univers, le soleil explosé, l'énergie qui se déchaîne, la richesse qui s’accumule, l'opulence étalée. Ce bouquet qui déborde du vase comme si, par le zèle de la palette chaude, devient ailé, ces fleurs qui fusent et s'évasent à droite et à gauche,  jusqu'à toucher aux extrêmes bords de la toile, font songer tantôt à un pontifex aux radiations chaotiques, un arc-en-ciel, une couronne de vierge, tantôt à une nuée d’oiseaux décagés. On songe ici à la vie sortant du magma primitif et froid, de quelque œuf orphique éclos au nid chthonien de l'aube bleue.

La femme qui émerge elle-même du même magma se profile comme un élément indissociable du bouquet. Fleur dont juste la tige et les pétales roses permettent d'en discerner, plus vivaces et parfumés, la nature et le gabarit. On peinerait à distinguer qui, des fleurs en pot et de la femme qui s'y mêle, respire et hume l'autre. Le végétal autant que l'humain semblent battre des narines et communier dans l'ivresse des senteurs dont ils sont de part et d'autre incubateurs et buveurs.

"Le bleu ne fait pas de bruit", c'est sûr. Mais le bleu n'en est pas pour autant silencieux. A qui sache l'entendre, il peut verser des versets et des cantiques, dire des sagesses, susurrer des fredons, conter fleurette. L'azur où musardent les muses et les dieux, les  elfes, les sylphes, les efrits, sourd perpétuellement de ces voix mystérieuses qui courtisent les pensées lutines des bardes, harcèlent la troisième oreille des prophètes, illuminent l’œil intérieur des poètes. Le bleu où pâture l'imaginaire des fous, des artistes, des rêveurs n'est pas muet. Il grouille de voix inépuisables que l’éther et le vent modulent, tamisent et amendent, de sorte que ceux qui savent se faire réceptifs aux murmures des cieux les entendent et les transmettent sous divers langages aux mal-entendants que nous sommes.

Ahmed Amri
11. 04. 2021
 
_______________________________
 
Articles similaires
 



dimanche 26 décembre 2021

Bientôt en librairie: Décennie avec le Lion de Damas

J'ai le plaisir d'annoncer à mes amis la prochaine parution de « Décennie avec le Lion de Damas », livre de Bouthaina Chaaban que j'ai traduit; annoté et postfacé.

 


 Ahmed Amri

26. 12. 2021

 

 

 

 

 

mardi 9 novembre 2021

Grinta: d'où vient ce mot italien de plus en plus en vogue dans la bouche des Tunisiens ?

 

« Ventura a rapidement fait de Kamil Glik son capitaine, choix plébiscité par les supporters, qui appréciaient sa grinta, sa rigueur et son humilité. » (R.  N., Glik est une bonne pioche pour Monaco, in France Football, 19. 07. 2016)  

« Chez Patrick, je perçois autre chose, un désamour pour les guerres des mots, peut-être, quelque chose d’émollient. Il parle souvent de ses fils, est tellement nostalgique des moments apaisés, que je me demande si la « grinta » n’a pas disparu. » (Patrick Bruel, Conversation avec Claude Askolovitch, Plon, 2011, n. p.)

« Sur le terrain, les fameux "Galactiques" effectuent des débuts moyens, avec une défaite à Valence, le 26 août, lors de la première journée du championnat d'Espagne (3-1). Leurs adversaires les ont dominés sur l'envie, l'engagement physique, la "grinta" et, surtout, la volonté de se payer ces milliardaires du football. » (Baptiste Blanchet, Zidane : le dieu quivoulait juste être un homme, Paris, 2006, p. 140)

Grinta est un mot italien qui est à peu près synonyme du français niaque ou gnaque dérivé du gascon gnaca qui signifie mordre. L'usage de cet italianisme, de plus en plus en vogue sur les plateaux de la télévision tunisienne comme dans les médias français du reste, après avoir été au début de ce siècle l'apanage des émissions sportives, est désormais à la mode chez les chroniqueurs de tout bord. A la faveur des crises qui paralysent le pays depuis l'avènement de ce que l'on a convenu d'appeler Printemps arabe, tout le monde invoque la grinta qu'il faut insuffler aux Tunisiens, antidote à tous les mots, dont les inestimables vertus sont susceptibles de mettre fin à nos tribulations printanières et remettre le pays sur les bons rails. Dans chaque rubrique, toute analyse politique, économique ou sociale, il y a toujours une place quelconque où vient se caser immanquablement la divine grinta tant recommandée. Et l'italianisme semble si bien assimilé par nos chroniqueurs tunisiens que même sa prononciation a conservé intact son accent originel.

Mais d'où vient au juste ce grinta tant honoré par nos médias ?


La grinta de Mohamed Salah

Avant de dépister son étymologie, passons d'abord en revue quelques éléments de son historique en langue italienne. D'après l'auteur modénois d'Opuscoli religiosi, letterari e morali [1], le mot est d'origine toscane, et cette source le souligne davantage qui le qualifie de "toscanissime". Jusqu'en 1863, son usage semble s'être confiné dans une tranche de la population locale, plutôt mal famée, représentant ce que l'on peut appeler gens du milieu, ou, en argot, le mitan. D'où sa qualification par ce même auteur de "parolaccia di colore oscuro"[2], ce qui signifie à peu près "gros mot de couleur sombre". La même source précise que le mot n'a eu l'honneur ni d'être introduit dans le vocabulaire de la Crusca (association linguistique italienne de type académique) ni même dans l'usage, le bon usage évidemment, toscan. Et si grinta a fini quand même par conquérir sa place en italien, avant de se répandre encore ailleurs, c'est grâce à Pietro Fanfani qui, après l'avoir négligé une première fois, l'a inséré dans son glossaire de mots toscans publié en 1863 [4].

Pour ce qui est de son sens initial, Fanfani précise que le mot est employé dans les acceptions de "ire, colère, hargne, rage", et s'emploie aussi, dans un sens péjoratif, pour signifier "visage"ou "gueule"[5]. Dans son Dictionnaire du dialecte vénitien paru en 1829 Giuseppe Boerio le définit comme suit: "colère, dédain, contrariété" [4]. Et l'auteur fournit quatre dérivés du mot: le premier, grintàda est un substantif de même sens, à valeur hyperbolique -si je ne me trompe pas. Le deuxième, grintadin, est un adjectif qui signifie "être en colère", "s'irriter".  Le troisième est grintarse, et c'est un verbe qui signifie "se mettre en colère, grogner". Quant au dernier, grintoso, c'est encore un adjectif qui signifie  "être irascible", "odieux", et "se dit de ceux qui s'emportent facilement". 


Tels sont les acceptions associées au mot toscan qui a évolué par la suite pour signifier son sens courant, à savoir "la rage de vaincre"," la niaque", "la détermination"...

Mais ce qui nous intéresse ici, c'est surtout l'étymologie du mot.
Le même auteur modénois précise que grinta est un mot étranger, sans toutefois en dire plus, si ce n'est qu'en Illyrie, ce mot, comme grind en Allemagne, équivaut à teigne.


Il va de soi que l'on pourrait être tenté d'apparenter le terme toscan aux homonyme et paronyme cités. Et ce sens cadrerait bien, dirait-on, avec la connotation péjorative de grinta, ou la triste réputation de ses premiers usagers, comme l'évoque la référence modénoise citée. A titre d'exemple, en français, "teigne" signifie au figuré " personne hargneuse, méchante". Mais je suis persuadé que le mot toscan n'a rien à voir avec les noms illyrien et allemand de la teigne. L'origine du mot, j'en suis convaincu, est à chercher plutôt sur la rive sud de la Méditerranée, et plus précisément dans la racine arabe قرن "qarana" et ses dérivés قرين qarin et قرينة qarina, respectivement formes masculine et féminine du prototype italien. Il faut signaler ici que ces deux mots ont été translittérés sous diverses orthographes dans les textes français et occidentaux, et ce depuis le début du XXe siècle: quarineh [4], quarinah [5], karine et karineh [6], qarina [7], karina [8]... 

Mais qu'est-ce au juste une qarina, un qarin ?

Le mot dérive du verbe قَرَنَ qarana qui signifie "unir": ainsi l'expression akd qiran [عَقْدُ قِرَانٍ] s'entend "acte de mariage". Et le qarin [قرين] et la qarina [قرينة] équivalent aux deux conjoints d'une union conjugale. Mais, en même temps, et cela semble enraciné jusque dans la croyance islamique, le qarin et son féminin désignent aussi une sorte de démon qui tient constamment compagnie aussi bien à l'homme qu'à la femme dès leur naissance. La femme a son démon qui ne la quitte jamais, de même l'homme sa démone inséparable. A ce propos, le fait que le Coran mentionne qarin dans pas moins de quatre sourates [9] est assez éloquent. Ajoutez à cela un hadith qui explicite davantage ces occurrences coraniques : "Il n'est personne d'entre vous qui ne soit placé sous la tutelle d'un qarin des djinns" [ما منكم من أحد إلا وقد وكل به قرينه من الجن] [10]. Une autre version du même hadith dit: "Il n'est personne d'entre vous qui ne soit placé sous la tutelle d'un qarin des djinns et d'un qarin des anges." [ما منْكم من أحدٍ إلَّا وقد وُكِّلَ بِهِ قرينُهُ منَ الملائِكةِ وقرينُهُ منَ الجنِّ] [11].

Il va de soi que, dans la croyance populaire du musulman, ce compagnon ou cette compagne de vie occultes, sauf prévention grâce au pouvoir des amulettes ou du sang d'une bête sacrifiée, peuvent être constamment redoutés, compte tenu de la puissance de leur emprise quand ils veulent faire du mal. Et ce mal se manifeste surtout à travers des accès de colère aux conséquences incalculables. Aussi dit-on souvent d'une personne qui s'emporte et vocifère des jurons ou des obscénités inaccoutumées qu'elle est sous l'emprise de son qarin ou de sa qarina.

Mais, me dira-t-on, comment expliquer cette évolution phonétique qui a fait de l'arabe qarina le toscan grinta ?

En Tunisie, et sans doute dans d'autres pays maghrébins, l'initiale du mot qui est un "ق qaf" se prononce dans le sud comme le "ج jim" en Egypte, ou le "g" du français "garçon". Et pour se moquer d'un homme qui est en proie à la colère, et quelquefois pour lui donner une excuse, on dit tout bonnement: قرينته ناضت عليه nadhit 'alih grinta(h) [c'est sa démone qui le monte]. Par conséquent, le mot toscan n'est ni plus ni moins que la forme tronquée, ou elliptique (le Tunisien pouvant dire aussi tout simplement grinta(h) par économie verbale) de cette expression tunisienne.

En guise de conclusion, rappelons sans commentaires ce que deux auteurs français du 19e siècle disaient à propos de l'idiome de Florence (celle-ci se trouve au coeur de la Toscane):

« Je vole au théâtre du Hhohhomero, c'est ainsi qu'on prononce le mot cocomero. Je suis furieusement choqué de cette langue florentine si vantée. Au premier moment, j'ai cru entendre de l'arabe, et l'on ne peut parler vite ». (Stendhal) [12]

« En revenant sur nos pas pour gagner la porte Pinti, nous nous sommes engagés dans des petites ruelles, à moitié désertes, qui toutes aboutissent dans la campagne, au pied d'une colline coupée de cultures, et où nous ne pouvons trouver d'issue. Nous nous adressons à des paysans vêtus aussi proprement que le sont des comparses d'opéra-comique; ils nous répondent dans un langage plutôt arabe qu'italien ». (Frédéric Bourgeois de Mercey) [13]

 

Ahmed Amri
30. 07. 2021

 

Notes:

1- Série 2, Tome V, Modène, 1865, p. 62.

2- Ibid

3- Ibid.

4- Pietro Fanfani, Vocabolario dell'uso toscano, V. 1, Florense, 1863, p. 461.

5- Ibid.

4- Antonin Jaussen et Raphaël Savignac, Mission archéologiqueen Arabie (mars-mai 1907, E. Leroux, 1909, p. 471.

5- Antonin Jaussen, Coutumes palestiniennes, V. 1, Geuthner, 1927, p. 35.

6- Winifred Susan Blackman: The Karin and Karineh, in  The Journal of the Royal Anthropological Institute of Great Britain and Ireland, Vol. 56 (1926), pp. 163-169. 

7-  Anne Marie Moulin, Islam et révolutions médicales : Le labyrinthe du corps, Karthala, 2013, p. 36.

8- Fawzia Assaad, Ahlam et les éboueurs du Caire: roman, Hèbe, 2004 et , p. 150.

9- Wikipedia (anglais), Qareen.; Wikipédia (arabe) قرين

10- موسوعة الدرر السنية

11- Ibid.

12-  Rome, Naples et Florence en 1817, T. 1, Paris, 1817, p. 29.

13- La Toscane et le midi de l'Italie, Paris, 1859, p. 252. 

 

Articles similaires:

Aux racines du mot tabac

Chômer, holocauste, cautère, calme, caustique: le grec n'a été que le passeur de l'étymologie arabe commune de ces mots 

Esclave: c'est à l'arabe es-saqlab que le français doit son mot

Robe: le mot dérive de l'arabe, et non d'un étymon germanique

Opportunité: l'étymologie populaire et la véritable origine du mot

Complot:d'où vient ce mot dont l'origine suscite des interrogations ?

Crime dérive de l'arabe jarimade sens identique

C'est l'arbi qui a fait son petit à la langue de Voltaire

Espion: mot qui dérive de l'arabe ech-cheyifa de sens identique, via l'ancien françaisespie et l'espagnol espia

Marathon, téléthon: la racine que le fenouilhellène ne saurait couvrir

Accise, assise, excision: mots français,racines arabes        

Gêne, gêner: deux dérivés arabes, et nonfranciques

Des secrets philologiques de secret, secrétaireet secrétaire d'Etat

Etymologie: quelle en est l'étymologie ?      

Espèces, chèque, carte, aval, crédit: d'où viennent ces mots ?             

Escroc, c'est le es-sariq arabe romanisé     

Escorte: voyage du mot de l'arabe ausiculo-arabe puis à l'italien, au français et à l'anglais      

Rendre et dérivés ne sont pas de souche latine      

Cabaret: racine arabe et nomenclature orientale       

Quand "scène" et dérivés seront-ils relogés dans leur sakéna arabe ?

D'où viennent l'occitan "caça" et ses dérivés français ?       

Faut-il en schlaguer le dico français ?      

"Refuser": un verbe qui refuse l'incertitude de Littré et l'ingéniosité de Diez       

Le dromadaire: il blatère grec ou arbi ?     

Dégage, dégagisme.. et les mystes de laphilologie        

De deux mots il faut choisir le moindre       

Mythémologie: hanche et racines arabes à lapelle       

Un brin de muguet pour toi

في كلام منسوب للدكتورة نوال السعداوي



 

 

 

Quand les médias crachent sur Aaron Bushnell (Par Olivier Mukuna)

Visant à médiatiser son refus d'être « complice d'un génocide » et son soutien à une « Palestine libre », l'immolation d'Aar...