Mout traistrent tuit fort nuét et male;
As herberges chascuns se chome,
Onc n'i prist uns la nuét bon some,
Ne n'i mangiérent ne n'i burent,
Ne soz bons dras la nuét ne jurent. (Le roman de Thèbes) [1]
On ne compte plus les jeunes qui, à l’exemple du tunisien Bouazizi, se sont immolés par le feu, un peu partout dans le monde, durant la dernière décennie. Le message que tous ces jeunes semblent nous avoir transmis par cet acte de désespoir suprême, c’est que le chômage a quelque chose d’infernal. Et par conséquent, si paradoxal que cela puisse paraître, le recours de tant de jeunes à l’auto immolation par le feu serait en quelque sorte une quête de délivrance de l’enfer.
Dans de nombreux pays anciennement colonisés par la France, les emprunts lexicaux « chômeur » et « chômage » sont d’usage assez courant. C’est le cas des pays maghrébins où ces mots français sont fréquemment employés dans l’arabe vernaculaire. Et il n’est pas rare d’entendre un Tunisien, un Algérien ou un Marocain dire: [اللي ما تكواش بنار الشوماج ما ينجمش يعرف معنى جهنم] (Quiconque ne s’est pas fait cautériser par le feu du chômage ne peut entendre le sens exact de la Géhenne. »
Fait curieux, cette connexion entre le feu et le chômage ne se borne pas ni aux exemples tragiques des actes suicidaires évoqués, ni à la rhétorique populaire des Maghrébins. Beaucoup ne le savent pas : philologiquement parlant, « cautère » et « chômage » sont nés de la même matrice étymologique. De même que nombreux autres mots latino-romans. Et ce que l'on sait encore moins, c'est que cette matrice commune se rattache à la langue arabe.
Chômage et feu dans les médias |
Chômer, holocauste, cautère, calme et caustique, respectivement attestés pour la première fois en français en 1150 [2], 1200 [3], fin du 13e siècle[4], 1418 [5], et 1370-1478 [6], semblent dériver tous par la voie du grec καίω, kaíô (« brûler »). Mais, quelle que soit la voie de transfert et contrairement à l'idée communément admise, ce radical n'est pas grec. C'est tout simplement le dérivé hellénisé du verbe arabe كوى kaoua (à l'aorite يَكْوِي yekoui; déverbal كَيٌّ key, adjectif مكوي mekoui), qui signifie à la fois brûler et cautériser [7].
كوى kaoua se prononce en arabe comme on prononce en français caoua [ka.wa]. Outre les sens de brûler et cautériser, en arabe littéraire il peut signifier aussi, comme synonme de شوى chaoua, griller. Le Coran emploie ce mot dans un contexte associé à la Géhenne, qui, mettant en garde celles et ceux qui thésaurisent l'or et l'argent au lieu de les investir dans de bonnes actions, leur annonce que ces métaux précieux seront un jour l'instrument de leur cautérisation dans l'Enfer:
« Ô vous qui croyez ! Beaucoup de rabbins et de moines dévorent les biens des gens illégalement et [leur] obstruent le sentier d'Allah. A ceux qui thésaurisent l'or et l'argent et ne les dépensent pas dans le sentier d'Allah, annonce un châtiment douloureux, le jour où (ces trésors) seront portés à l'incandescence dans le feu de l'Enfer et qu'ils en seront cautérisés, front, flancs et dos : voici ce que vous avez thésaurisé pour vous-mêmes. Goûtez de ce que vous thésaurisiez. » (Coran, versts 34 et 35 de la Sourate at-Tawba (Le Repentir)) [8].
كوى kaoua et dérivés dans Marcel |
كوى kaoua et dérivés dans Dozy |
كوى kaoua et dérivés dans Kazirimski | |
كوى kaoua et dérivés dans Golius |
كوى kaoua et dérivés dans Freytag |
Rappelons que le verbe chômer, tel qu'il apparaît initialement dans le Roman de Thèbes (cité en exergue), voulait dire "rester immobile". En termes plus précis, cette immobilité signifiait suspendre délibérément tout travail à cause de la chaleur. Le verbe s'est introduit en français soit à partir du latin caumare, soit à partir de l'occitan caumar, tous deux de sens identique. En 1273, chômer (ou plus précisément se chômer, car le verbe s'employait à la forme pronominale) a donné chômage [15], alors que son dérivé chômeur n'est entré en usage qu'à partir de 1876 [16].
Sans doute serait-il utile d'ajouter que "chômeur" et "chômage" s'emploient fréquemment dans l'arabe vernaculaire maghrébin.
Holocauste est un mot-valise composé de ὅλος, hólos (entier) et καυστός kaoustos (brûlé), du même radical hellénisé καίω, kaíô (brûler) et son étymon arabe كوى kaoua. Il convient de souligner que le premier composant de ce mot, "ὅλος, hólos" (qui a donné holisme en français) est également un dérivé arabe tiré de كُلٌّ kol qui signifie tout, totalité.
Cautère a été introduit en français par la voie du latin cauter. Et quoique le TLFi le rattache à la même racine, ce n'est pas au grec que le latin doit son mot, puisque celui-ci y a été attesté pour la première fois sous la plume de l'auteur ifriquien Tertullien. Le mot a donné le verbe cautériser et le substantif cautérisation, tous deux attestés pour la première fois en 1314.
Calme s'est introduit en français à partit du même mot grec καίω, kaíô (« brûler »), par la voie de l'occitan caumar ou d'une autre langue ibérique, au sens de « cessation complète de vent ». A la 2e moitié du 15e siècle, il a donné le verbe "calmer", puis "accalmie" en 1783, "calmir" en 1787, et postérieurement "encalminer" et "calmage".
Caustique, à la fois substantif et adjectif, a donné causticité (critique mordante) en 1738 et, postérieurement, l'adverbe caustiquement. En tant que terme de physique depuis 1798, il signifie une "Courbe sur laquelle concourent les rayons successivement réfléchis ou rompus par une surface". Dans ce sens restreint, caustique a engendré 3 néologismes: catacaustique, diacaustique, péricaustique.
Ahmed Amri
06. 04. 2021
Notes:
1- Le roman de Thèbes, T. 1, Ed° Paul Constans, Paris, 1890, p. 240.
2- TLFi, étymologie de "chômer".
3- TLFi, étymologie de "holocauste".
4- TLFi, étymologie de "cautère".
5- TLFi, étymologie de "calme".
6- TLFi, étymologie de "caustique".
7- زيدان عبد الفتاح قعدان، المعجم الإسلامي. الجزء الثالث، المنهل، ص. 1925
8- Coran en français At-Tawba [Le Repentir], versets 34 et 35)
9- Coran en arabe At-Tawba [Le Repentir], versets 34 et 35)
10- Jacob Golius, Lexicon Arabico-Latinum, Ed° Leyde, 1653, p. 2083.
11- Georg Wilhelm Freytag, Lexicon Arabico-Latinum, Tome 4, Ed° Hallis Saxonum, p. 73.
12- Jean Joseph Marcel, Dictionnaire français-arabe des dialectes vulgaires d'Alger, d'Égypte, de Tunis et de Maroc, Paris, 1869, p. 118
13- Reinhart Pieter Anne Dozy, Supplément aux dictionnaires Arabes, V. 2, Leyde, 1881, p. 503.
14- Albert de Biberstein-Kazimirski, Dictionnaire arabe-français, T. 2, Beyrouth, 1860, p. 946.
15- TLFi, étymologie de "chômage".
16- TLFi, étymologie de "chômeur".
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في كلام منسوب للدكتورة نوال السعداوي
4 commentaires:
Bonjour Ahmed ! Heureux de retrouver ton blog et ton érudition ! J'espère que tout va bien pour toi et tes proches. Bien amicalement. Denis Marulaz alias Hombre de Nada.
Bonjour Ahmed ! Heureux de retrouver ton blog et ton érudition ! J'espère que tout va bien pour toi et tes proches. Bien amicalement. Denis Marulaz alias Hombre de Nada.
Bonjour Ahmed ! Heureux de retrouver ton blog et ton érudition ! J'espère que tout va bien pour toi et tes proches. Bien amicalement. Denis Marulaz alias Hombre de Nada.
C'est toujours un immense plaisir pour moi que de te croiser sur ce blog. Tout va bien pour mes proches et moi, et j'espère qu'il en va de même pour les tiens et toi cher Deniz.
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