Rabiâ ibn Ameur Attamimi, alias Meskin ad-Drami, est un poète arabe mort en 709. Il n'est pas assez connu, et surtout beaucoup moins que son « Dis à la Belle vêtue de khimar noir ». Alors que ce poème écrit vers la fin du VIIe est célèbre dans tout le monde arabe, que des millions -pas nécessairement lettrés- devraient savoir par cœur l'essentiel de sa version chantée1, son auteur, lui, est pour le moins méconnu. Surtout loin de la sphère des littéraires.
Né à Koufa en Irak, Rabiâ ibn Ameur Attamimi a vécu sous le califat des Omeyyades. Il faut remarquer qu'en son temps non plus, le poète ne fut pas assez connu sous son véritable nom. Il était souvent désigné par un surnom, un sobriquet pas assez flatteur: Meskin ad-Drami.
Pourquoi ce sobriquet ? Selon Al-Asmai2, le poète est tombé amoureux de l'une de ses cousines, et quand il a demandé la main de celle-ci à ses parents, la fille a dit non. Elle le trouvait très noiraud et peu argenté. Dès que cette sèche éconduite se fut répandue, Rabiâ ibn Ameur Attamimi s'appela malgré lui Meskin ad-Drami: le « mesquin » des Drami3. Il dut porter ce surnom comme une nouvelle flétrissure. Et cela ne l'a pas laissé indifférent, qui le fit réagir en maintes circonstances par des vers bien tournés, vers où l'amertume le dispute à la fierté, voire la révolte.4
« Dis à la Belle vêtue de khimar noir » est le chant de cygne, à
mon sens, de Meskin ad-Drami. Quand le poète a composé ce poème devenu vite célèbre, cela faisait longtemps qu'il s'était retiré du monde, ayant quitté la cour de l'émir d'Azerbaïdjan5 pour se faire anachorète et ne s'intéressant plus à la poésie. L'un de ses amis, qui était commerçant de tissus, le fit toutefois renouer avec la poésie pour une raison fort singulière. Le marchand, en mauvaise passe, songeait à mettre la clé sous la porte en raison de la mévente qui frappait sa marchandise. Il avait un stock considérable de voiles noirs, importés d'Irak, et il ne réussissait pas à en vendre un seul, les femmes du pays les boudant pour des voiles à couleurs chaudes qu'il n'avait pas.
Meskin ad-Drami a alors ôté sa burda d'ermite et pris son calame. Il a composé pour le secours de son ami un poème à vocation publicitaire avant la lettre, et l'a confié à un chanteur, un de ces achougs6 de l'Azerbaïdjan dont l'art survit à ce jour, qui se chargea de le mettre en musique, avant d'en faire une large diffusion par le biais de sa voix ambulante. A travers des vers écrits à la 2e personne, Meskin ad-Drami donne l'impression d'interpeller une femme réelle qui l'a soumis à l'imparable magie de sa fitna, et dévoyé le chaste ermite qu'il était. Et quand on cherche où réside au juste ce pouvoir redoutable et fatidique, on s'aperçoit que le poète l'attribue implicitement au voile noir. Celui-ci n'est plus une simple pièce vestimentaire qui couvre la tête; il devient le signe distinctif d'un port qui charme, d'une coquetterie qui désarme, et n'épargne même pas ceux qui se vouent à Dieu ! Bref, on voit que le poète arabe, au 7e siècle, savait parfaitement fourbir les armes aujourd'hui en vogue chez les publicitaires.
Selon Kitab Al-Aghani7, quand ce poème s'est répandu, la légende qu'il véhiculait faisant croire que Meskin ad-Drami a apostasié l'ermitage pour l'amour de « la Belle au khimar noir » a vite produit l'effet escompté. En peu de temps, le marchand d'Azerbaïdjan est devenu la qibla des « femmes à la page ». Il a liquidé toute la marchandise invendue. Et il a commandé à ses fournisseurs en Irak une nouvelle cargaison. Tandis que le voile noir, du jour au lendemain, est devenu le fétiche de toute femme, toute femme soucieuse de se faire voir et valoir.
Dis à la Beauté vêtue d'un khimar noir
Qu'as-tu fait d'un ermite en dévotion confit ?
Il retroussait pour la prière ses habits
Quand à la porte de la mosquée il t'a vue
Tu lui as subtilisé certitude et foi
Le livrant à la déroute désemparé
Belle, redonne-lui sa prière et son jeûne
Ne le tue pas pour l'amour de Jésus et de Mohamed
Sabah Fakhri interprétant le poème
Traduction A.Amri
Né à Koufa en Irak, Rabiâ ibn Ameur Attamimi a vécu sous le califat des Omeyyades. Il faut remarquer qu'en son temps non plus, le poète ne fut pas assez connu sous son véritable nom. Il était souvent désigné par un surnom, un sobriquet pas assez flatteur: Meskin ad-Drami.
Pourquoi ce sobriquet ? Selon Al-Asmai2, le poète est tombé amoureux de l'une de ses cousines, et quand il a demandé la main de celle-ci à ses parents, la fille a dit non. Elle le trouvait très noiraud et peu argenté. Dès que cette sèche éconduite se fut répandue, Rabiâ ibn Ameur Attamimi s'appela malgré lui Meskin ad-Drami: le « mesquin » des Drami3. Il dut porter ce surnom comme une nouvelle flétrissure. Et cela ne l'a pas laissé indifférent, qui le fit réagir en maintes circonstances par des vers bien tournés, vers où l'amertume le dispute à la fierté, voire la révolte.4
« Dis à la Belle vêtue de khimar noir » est le chant de cygne, à
mon sens, de Meskin ad-Drami. Quand le poète a composé ce poème devenu vite célèbre, cela faisait longtemps qu'il s'était retiré du monde, ayant quitté la cour de l'émir d'Azerbaïdjan5 pour se faire anachorète et ne s'intéressant plus à la poésie. L'un de ses amis, qui était commerçant de tissus, le fit toutefois renouer avec la poésie pour une raison fort singulière. Le marchand, en mauvaise passe, songeait à mettre la clé sous la porte en raison de la mévente qui frappait sa marchandise. Il avait un stock considérable de voiles noirs, importés d'Irak, et il ne réussissait pas à en vendre un seul, les femmes du pays les boudant pour des voiles à couleurs chaudes qu'il n'avait pas.
Meskin ad-Drami a alors ôté sa burda d'ermite et pris son calame. Il a composé pour le secours de son ami un poème à vocation publicitaire avant la lettre, et l'a confié à un chanteur, un de ces achougs6 de l'Azerbaïdjan dont l'art survit à ce jour, qui se chargea de le mettre en musique, avant d'en faire une large diffusion par le biais de sa voix ambulante. A travers des vers écrits à la 2e personne, Meskin ad-Drami donne l'impression d'interpeller une femme réelle qui l'a soumis à l'imparable magie de sa fitna, et dévoyé le chaste ermite qu'il était. Et quand on cherche où réside au juste ce pouvoir redoutable et fatidique, on s'aperçoit que le poète l'attribue implicitement au voile noir. Celui-ci n'est plus une simple pièce vestimentaire qui couvre la tête; il devient le signe distinctif d'un port qui charme, d'une coquetterie qui désarme, et n'épargne même pas ceux qui se vouent à Dieu ! Bref, on voit que le poète arabe, au 7e siècle, savait parfaitement fourbir les armes aujourd'hui en vogue chez les publicitaires.
Selon Kitab Al-Aghani7, quand ce poème s'est répandu, la légende qu'il véhiculait faisant croire que Meskin ad-Drami a apostasié l'ermitage pour l'amour de « la Belle au khimar noir » a vite produit l'effet escompté. En peu de temps, le marchand d'Azerbaïdjan est devenu la qibla des « femmes à la page ». Il a liquidé toute la marchandise invendue. Et il a commandé à ses fournisseurs en Irak une nouvelle cargaison. Tandis que le voile noir, du jour au lendemain, est devenu le fétiche de toute femme, toute femme soucieuse de se faire voir et valoir.
Dis à la Beauté vêtue d'un khimar noir
Qu'as-tu fait d'un ermite en dévotion confit ?
Il retroussait pour la prière ses habits
Quand à la porte de la mosquée il t'a vue
Tu lui as subtilisé certitude et foi
Le livrant à la déroute désemparé
Belle, redonne-lui sa prière et son jeûne
Ne le tue pas pour l'amour de Jésus et de Mohamed
Sabah Fakhri interprétant le poème
Traduction A.Amri
08.06.16
=== Notes ===
1- Composée de 8 vers, 4 en arabe; le vers arabe classique étant constitué de deux hémistiches égaux, la traduction de ceux-ci donne 8 vers en français.
2- Meskin ad-Drami, Mustapha Chikh Mustapha.
3- Drami est le nom de sa tribu.
4- Quelques exemples traduits par moi-même:
Je suis Meskin pour celui qui m'a méconnu
Celui qui me connait reconnait l'éloquent
أنا مسكين لمن أنكرني
ولمن يعرفني جدّ نطق
- Que je sois surnommé Meskin ne m'ôte pas l'honneur
d'être de haute naissance et bouclier des miens
إن أدع مسكينا فإني ابن معشر
من الناس أحمي عنهم وأذودُ
- Je fus appelé Meskin, quelle impertinence !
Quoique je veuille bien être mesquin * d'Allah
سميت مسكينا وكانت لجاجة
وإني لمسكين إلى الله راغب
(* - Mesquin, emprunté à l'arabe مسكين meskin [pauvre], est à prendre ici au sens déconnoté de pauvre, démuni, humble. Mesquin d'Allah est ici synonyme de pauvre de Dieu, faqir d'Allah.
5- Ayant participé à la révolte qui a soulevé Koufa contre Al-Mokhtar Athaqafi, quand ce dernier a réussi à mater le soulèvement, Meskin ad-Drami a pris la fuite et rejoint la cour de Mohamed ben Omar ben Ottard ad-Drami, émir d'Azerbaïdjan.
6- Les achougs, en Turquie, en Russie, en Azerbaïdjan, sont ce que furent les troubadours en Occident chrétien médiéval.
7- Volume 20, p.227, cité par Chikh Mustapha Chikh.
Au même sujet sur ce blog:
=== Notes ===
1- Composée de 8 vers, 4 en arabe; le vers arabe classique étant constitué de deux hémistiches égaux, la traduction de ceux-ci donne 8 vers en français.
2- Meskin ad-Drami, Mustapha Chikh Mustapha.
3- Drami est le nom de sa tribu.
4- Quelques exemples traduits par moi-même:
Je suis Meskin pour celui qui m'a méconnu
Celui qui me connait reconnait l'éloquent
أنا مسكين لمن أنكرني
ولمن يعرفني جدّ نطق
- Que je sois surnommé Meskin ne m'ôte pas l'honneur
d'être de haute naissance et bouclier des miens
إن أدع مسكينا فإني ابن معشر
من الناس أحمي عنهم وأذودُ
- Je fus appelé Meskin, quelle impertinence !
Quoique je veuille bien être mesquin * d'Allah
سميت مسكينا وكانت لجاجة
وإني لمسكين إلى الله راغب
(* - Mesquin, emprunté à l'arabe مسكين meskin [pauvre], est à prendre ici au sens déconnoté de pauvre, démuni, humble. Mesquin d'Allah est ici synonyme de pauvre de Dieu, faqir d'Allah.
5- Ayant participé à la révolte qui a soulevé Koufa contre Al-Mokhtar Athaqafi, quand ce dernier a réussi à mater le soulèvement, Meskin ad-Drami a pris la fuite et rejoint la cour de Mohamed ben Omar ben Ottard ad-Drami, émir d'Azerbaïdjan.
6- Les achougs, en Turquie, en Russie, en Azerbaïdjan, sont ce que furent les troubadours en Occident chrétien médiéval.
7- Volume 20, p.227, cité par Chikh Mustapha Chikh.
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