dimanche 20 mars 2016

Constantin Afer: fugitif ou captif de bonne guerre? - III


                                             1 2 3 4

En vérité, même si la formulation varie d'un auteur à l'autre, même si l'euphémisme des deux premiers voile ce que nous paraphrasons par incompétence pédagogique, les trois auteurs ont traduit chacun à sa façon le supposé que véhicule la rhétorique de Pierre Diacre. Et l'idée bien-pensante que ces plumes ont ainsi formulée, contrairement à ce qu’on pourrait le croire, ne jaillit pas directement de leur cru. Elle sourdait déjà dans les textes latins de Léo d’Ostie et Pierre Diacre. Et davantage en-amont, aux sources-mêmes de la culture romaine depuis les vieilles guerres puniques. L'histoire, à commencer par celle que nous transmet le témoignage de Pline, nous rappelle avec quel dédain déconcertant le sénat romain a traité les bibliothèques puniques après la destruction totale de Carthage. De tous les livres qui, après dix jours d’incendies, de saccage et de pillage, n’ont pu être consumés par le feu, un seul titre fut jugé digne d'être conservé, traduit et
Hannibal
transféré à Rome. Des milliers d'ouvrages selon toute vraisemblance, des trésors de savoir dont personne aujourd’hui ne peut estimer la valeur et le volume, ont été offerts aux alliés de circonstance, les princes numides. La Rome victorieuse qui a rasé en entier Carthage, encore grisée de sa victoire mais pas tout à fait guérie du démon punique, ne pouvait autoriser que celui-ci renaquît de quelque façon de ses cendres. Transmettre à la postérité romaine les bibliothèques non brûlées de Carthage, c’était non seulement reconnaître à l’ennemi annihilé un génie, une culture, une civilisation, mais compromettre d’une certaine façon la conjuration du démon qu'on voulait parfaite. Ce que la doxa sénatoriale romaine ne pouvait admettre. Malgré l’exception honorant Magon.     
                    
Et parce que la survie, ne fût-ce que pour quelques siècles, du génie agronomique de Carthage23 à travers le fameux Traité d'agriculture de Magon, nous a révélé ce que l’humanité a perdu avec Carthage et ses bibliothèques, il n’est pas rare de voir de temps en temps un Romain, ou son spectre, se rebiffer contre l’apostasie qui prête à l’Afrique un génie ! De nos jours encore, une certaine intelligentsia occidentale imbue de sa filiation avec la romanité ne pardonne pas à Antoine de Rivarol (1753-1801) l’irresponsable hypothèse qu’il se plaisait à formuler et développer en son temps. « Si  Carthage avait triomphé de Rome…». Même Victor Hugo malgré son 19e siècle libéral, républicain, laïc, humanitaire, et malgré le regret qu’il ne cachait pas, évoquant le triste « monde perdu », semble donner plus de raison à l’implacable Rome qu’aux «esprits qui aiment à sonder les abîmes»24, allusion à ce provocateur défunt au moment où lui-même n’était pas encore né. Contre la bien-pensante intelligentsia de son temps et le bon sens occidental, Rivarol soutenait que « si Carthage avait triomphé de Rome, l’Europe aurait été éclairée huit ou neuf cents ans plus tôt»25. A peine deux siècles plus tard, cette pensée sulfureuse qu’on croyait dissipée dans les nuages de l’oubli émergeait de nouveau, sous la plume d’Anatole France. Et quoique attribuée à l’un de ses personnages, diluée dans un registre romanesque, la phrase sonnait comme une apostasie: « le jour le plus funeste de l'histoire » est « le jour de la bataille de Poitiers, quand, en 732, la science, l'art et la civilisation arabes reculèrent devant la barbarie franque »26                        
  
Si l’intellectuel du 19e, à travers un auteur comme Figuier, interprète de la sorte le raccourci narratif évoqué, que dire alors du lecteur moyen qui ignore l'histoire et, partageant une bonne part des convictions communes et des préjugés transmis de père en fils, n'a pas l'armature suffisante pour passer au crible ce qu'il lit ?
 

Mais rien qu’à évoquer l’Afrique comme dans le fragment cité, Figuier lui-même avait-il assez de connaissances historiques pour ne pas se laisser piéger par ce nom ? Et Malgaigne savait-il à son tour à quoi rime le double complément de lieu « né à Carthage, en Afrique » ?      
                      
Il est certain que ni l’un ni l’autre ne savaient que l’Afrique27 était à Carthage ce que l'Hexagone est à la France. Sans cette bourde révélatrice de leur défaut de cuirasse, l’un aurait évité cette construction tautologique qui consiste à redire Carthage par Afrique, et l’autre n’aurait pas cherché à éviter ce qui devait lui paraitre comme attelage, au sens rhétorique du terme, s’il coordonnait Carthage et Asie. D'où la phrase : « il quitta l’Afrique, et se rendit en Asie ».

Dans les textes latins de Pierre Diacre, de Léo d’Ostie, ou de Matthaeus Ferrarius, relatifs à la vie de Constantin l’Africain, comme dans les récits des voyageurs et géographes arabes du Moyen-âge, l’Afrique [Ifriqia] désignait l'actuelle Tunisie, dont les frontières s'étendaient vers le sud comme vers l'ouest sur une bonne partie du Maghreb. Dans les textes plus anciens (Pline, Tite-live, etc.),  c’est toujours Carthage, ou ce qui s’appelait, depuis la fin des guerres puniques, la province d’Afrique annexée à l’empire romain. Mais jamais encore le continent africain qui, tout en étant polyonyme, devait attendre le 16e pour se faire découvrir par une poignée (et le terme est bien pesé!) de l'élite éclairée européenne28. Et s’adjuger par la suite le nom jusque-là exclusif à l’Ifriqia. Par conséquent, c’est dans les limites géographiques de ce territoire-là, tantôt restreint à la Tunisie médiévale tantôt étendu au Maghreb actuel, qu’il faut entendre le sens exact du surnom l’Africain [Africanus], donné à plusieurs personnages historiques29 dont notre Constantin. Par ailleurs, quand Pierre Diacre ou d’autres auteurs médiévaux parlent de Carthage ou de Babylone dans un contexte comme celui qui nous intéresse ici, il ne faut pas se méprendre non plus sur le sens exact de ces mots. Carthage désignait Tunis, et Babylone30 Bagdad.
Cela dit, le fond des griefs à faire au biographe de Constantin l’Africain, et davantage aux historiens qui ne se donnent pas la peine de relire l'histoire, ne porte pas sur des détails de cet ordre. Ce sont plutôt ces raccourcis qui, du premier auteur aux lecteurs-auteurs (en l'occurrence Figuier ou tout autre auteur imitant sa démarche), ricochent et produisent un sens auquel le blanc initial, certes, se prête, mais ne s'y prête qu'à la faveur d'une lecture hâtive et complaisante, d'un parti pris idéologique et civilisationnel, d'un mensonge historique qui se perpétue depuis la nuit des temps.

Nous avons démontré à travers l'exemple précédent comment un mot aussi anodin que Afrique, employé dans un contexte qui n'est pas le sienpeut être révélateur d'une certaine méconnaissance de l'histoire. Mais nous n'avons presque rien dit sur l'étendue réelle de cette méconnaissance. Si le nom de Carthage pouvait éclipser encore, au 11e siècle, celui de Tunis, au 19e comme au 11e, à notre sens, on devrait se souvenir également de quelques Carthaginois dont les noms, à ce jour, ne se prêtent pas facilement à l’oubli.






Pages   1 2 3 4




Ahmed Amri
20 mars 2016 


==== Notes =====

23- Ce génie a fait la prospérité de Carthage mais aussi son malheur. L'argument de la figue sur quoi se serait appuyé Caton pour décider le sénat romain à soutenir son Delenda Est Carthago (il faut détruire Carthage) n'a rien de caricatural ou de bizarre comme le pensent certains historiens dont Pline. Lisons ce que Diodore de Sicile raconte, rapporté par Stéphane Gsell: "A la fin du IVe siècle, quand les soldats d'Agathocle, ayant débarqué à l'extrémité du Cap-Bon, se dirigeant vers Carthage, un spectacle digne d'admiration se déroula sous leurs yeux: belles demeures appartenant à la noblesse punique, vignobles, olivettes, vergers, prairies pleines de moutons, de bœufs, de chevaux..." .(Stéphane Gsell, Afrique du Nord, Vol. 4 (Paris, 1913-1929), p.5) Carthage détruite, l'Afrique est devenue grenier de Rome. Et ce grenier, comme la verdure qui , plus tard depuis la conquête musulmane, a valu à la Tunisie le surnom de Khadra (Verte), sont d'abord le produit d'une mise en valeur carthaginoise de l'Ifriqia.

24- Œuvres complètes de Victor Hugo, Vol.I, Paris, 1845; p.642

25-  La citation est reconstituée d'après ce qui est rapporté par plusieurs auteurs dont Michel Angelo Lanci (Dissertazione su i versi di Nembrotte e di Pluto nella Divina commedia di Dante, Rome, 1819; p.21) et Joseph-Alphonse Esménard, La Navigation, Paris, 1805; p.52.

26- Anatole France, La Vie en fleur, 1922; p. 230

27- Africa, en punique aussi bien qu'en arabe, dérive de la même racine trilitère frk (séparer). Par conséquent lorsque les Arabes s'attribuent l'étymologie, ils n'ont pas tort. Lorsque les philologues occidentaux attribuent l'origine du mot aux Phéniciens, ils n'ont pas tort non plus. Une colonie de Tyr séparée, le sens du mot s'y prête de par la racine sémitique évoquée. Mais là où la philologie ne voit que du grec ou du latin, elle se goure forcément, ou elle tente de gourer.


28- Longtemps, très longtemps, l'Afrique a été à la fois polyonyme et de géométrie variable. Elle s'est appelée Eskhatie, Koryphe, Hespérie, Orllygie, Ammonide, Ethiopie, Cyrène, Ophiuse, Libye, Kephénie, Aérie. Nous devons cette longue liste à Etienne de Byzance, qui la doit à son tour à Alexandre Polyhistor (D'Avezac, Esquisse générale de l'Afrique et Afrique ancienne, Paris, 1844). Le dernier nom que dut porter le continent avant d'être désigné par Afrique fut Cafrerie. Ce dernier, d'abord employé par les Arabes pour désigner les contrées des Cafres (kouffars كفار), c'est-à-dire infidèles, qu'on distinguait de l'Ifriqia déjà musulmane, a été repris plus tard par les Européens pour désigner les contrées noires. Du portugais, le terme est passé au français, puis aux autres langues romanes.  De la première attestation du mot Afrique sous la plume du poète romain Ennius (2 siècles avant notre ère) à l'encyclopédie grecque Souda qui date de la fin du IXe, la seule Afrique reconnue sous ce nom est Carthage, ou ce que les Arabes appelaient depuis la conquête de la Berbérie Ifriqia.
Ce n'est que depuis la Cosmographia de Affrica, publiée à Venise sous le titre Description de l'Afrique, de Léon l'Africain, que le sens du mot Afrique commence à s'élargir pour désigner d'abord l'Afrique du Nord, et ensuite cette partie plus l'Afrique subsaharienne.  

29- A titre indicatif, quelques exemples: Julius Africanus, Paetius Africanus, Sextus Africanus, Victor Africanus, Léon Africanus...


30-
Si Carthage a pu renaître dans l'Afrique romaine, avec la conquête arabe c'est Tunis qui devient la métropole puis la capitale de l'Ifriqia. Quant à Babylone, dès les premiers siècles de notre ère elle n'était plus que des ruines. Et c'est Bagdad qui deviendrait la capitale de la Mésopotamie et de l'empire abbasside. 


3 commentaires:

temps a dit…

Bonjour,
Rome antique à détruit toute logique en utilisant la quantité et les vis des hommes contre les savoir et la qualité. Il n'est jamais rien sortie de bon du désert, même si comme Rome c'est fait une place au monde. Il est plus facile de manipuler des attardés utilisant des langues unidirectionnelles que des hommes évolués utilisant le Celte.
Cordialement

Ahmed Amri a dit…

A propos du celte, il y a sûrement beaucoup de connexions avec l'arabe qui méritent d'être (re)découvertes.
Cordialement

As Told by Myeesha a dit…

Greaat post thanks

Quand les médias crachent sur Aaron Bushnell (Par Olivier Mukuna)

Visant à médiatiser son refus d'être « complice d'un génocide » et son soutien à une « Palestine libre », l'immolation d'Aar...